01/04/2025
Anxiété et angoisse
(Photo- Nice, la Promenade vers l'aéroport)
En novembre 2020, en pleine épidémie de Covid, CEFRO publiait une note sur les possibles stratégies pour gérer l’incertitude et pour faire face aux nombreuses théories du complot. Deux ans plus tard, la guerre en Ukraine éclatait, la Russie continuant son projet d’expansion commencé en 2014. Le monde s’est vu confronté à un nouveau défi: le conflit armé sur le continent européen a mobilisé les alliances mais a également divisé. L’élection du président Trump pour un second mandat en novembre 2024 a marqué un retournement complet de la situation politique mondiale. L’allié américain d’hier est devenu l’adversaire d’une Europe sidérée, après 80 ans. Nous sommes donc confrontés à une incertitude politique qui génère un stress profond, une anticipation négative générale, un sentiment de danger, d’insécurité et de menace. Notre sentiment d’impuissance est décuplé. Le problème avec l’anxiété politique provoquée par les événements actuels est qu’elle n’est pas qu’une simple crise qui crée une rupture avec l’état antérieur ou un équilibre moins satisfaisant. Non, elle renverse complètement l’ordre des valeurs que nous estimions solides depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’anxiété sociale, caractérisée par la peur persistante des situations sociales souvent liée à la crainte d’être jugé ou rejeté par les autres, et des comportements d’évitement, l’antidote serait l’action, se mobiliser pour agir et sortir de la spirale de l’évitement. Dans l’anxiété politique, ce serait le fait d’aller voter (dans nos sociétés démocratiques). Oui, mais voilà, cela n’est plus une garantie.
D'après le journaliste américain Robert D.Kaplan, réputé pour ses analyses géopolitiques, l’instabilité du monde va s’accroître, tout comme à Weimar dans les années 1930, et il craint que la situation ne devienne incontrôlable. "La Russie post-Poutine sera sans doute la première grande puissance à s’effondrer" (L’Express). "Ainsi, au lieu d’une Allemagne fragmentée en Länder interconnectés où une crise dans l’un pouvait rapidement se propager aux autres, nous vivons aujourd'hui dans un monde où chaque pays est lié aux autres de manière si profonde qu’une crise en un seul endroit peut déclencher un effet domino aux conséquences presque universelles", écrit l’auteur. Robert Kaplan rappelle toutefois: "aucun analyste ne peut prévoir avec certitude la situation d’un pays dans plusieurs décennies. Ce qu’un journaliste ou un analyste peut faire, c’est rendre le lecteur moins surpris par ce qui va arriver dans une région donnée sur un horizon de moyen terme".
Fromm dit que la nature de toutes les expériences humaines est inférée dans un système symbolique. L’effort de l’homme consiste à réaliser l’unité en lui-même, unité de pensée, unité d’action et, le plus difficile, l’unité entre la pensée et l’action. C’est cette force qui détermine ses actes (Abélard la nommait intention et la psychanalyse désir) qui va l’exprimer profondément. Le pouvoir de la réflexion est un processus personnel basé sur notre capacité de discernement, mais également sur notre vécu, sur nos expériences. Dans L’Art d’avoir toujours raison, Schopenhauer conclut que ce monde n’est pas peuplé de pensants véritables, car "l’homme est en réalité un pauvre animal semblable aux autres, dont les forces sont calculées en vue du maintien de son existence. Aussi doit-il tenir constamment ouvertes ses oreilles, qui lui annoncent d’elles-mêmes, la nuit comme le jour, l’approche de l’ennemi."
Que pouvons-nous faire quand les choses semblent échapper à notre contrôle ? Il est difficile de vivre dans l’incertitude. Les êtres humains ont besoin d’information sur le futur de la même façon qu’ils ont besoin de nourriture et d’autres récompenses de base. Notre cerveau perçoit l’ambiguïté comme une menace, et il essaie de nous protéger: nous ne sommes plus capables de nous concentrer sur autre chose que sur la construction d’une certitude. Les études montrent que l’incertitude de l’emploi, par exemple, a un impact plus important sur notre santé que la perte de l’emploi. Les fondamentalistes religieux opposent à l’anxiété des règles et des vérités sans ambiguïté. Les théories du complot nous fournissent des explications simples pour des phénomènes complexes.
Mais souvent, peut-être toujours, il est plus efficace de ne pas chercher à créer de la certitude. Bien que notre évolution ait façonné notre cerveau pour résister à l’incertitude, en réalité nous ne savons jamais de quoi l’avenir sera fait. Il faut apprendre à vivre avec l’ambiguïté. "L’incertitude, c’est la seule certitude qui existe", écrit le mathématicien John Allen Paulos. Savoir vivre avec l’insécurité est la seule sécurité. Voici sept stratégies pour gérer l’incertitude : n’opposons pas de résistance (accepter) ; investissons en nous-mêmes ; trouvons des moyens sains pour nous réconforter ; ne croyons pas tout ce que nous pensons ; soyons attentifs ; arrêtons d’attendre quelqu'un pour nous secourir ; trouvons du sens au milieu du chaos.
L’anxiété politique liée à l’incertitude et à l’insécurité nous envoie à quelque chose de plus profond, nos angoisses de mort. Comment faire pour ne pas se laisser dévorer ? Dans un enregistrement sur RTL, Charles Pépin, philosophe et romancier français, partage quelques réflexions sur le sujet.
"Il ne faut pas fuir ces angoisses en pensant qu’ainsi on va s’en débarrasser et il faut surtout éviter de tomber dans le divertissement pascalien. Celui-ci, c’est la manière de fuir la pensée de la mort en se perdant dans les mondanités, l’agitation superficielle, ou même les guerres…Toute action destinée à éviter de penser à la mort qui nous attend, c’est-à-dire à notre humaine condition. Mais ce divertissement est inefficace, car tôt ou tard on sera rattrapé par la pensée de ce que l’on a voulu fuir. C’est un effet boomerang, et l’angoisse est alors plus épaisse encore. On voit aussi les limites du volontarisme ("quand on veut, on peut"). Il ne suffit pas de vouloir ne plus penser à la mort pour le pouvoir. On ne se laisse pas dévorer par l’angoisse, mais on ne nourrit pas non plus l’illusion de s’en débarrasser complètement. Comme dit Pascal, "nous sommes embarqués dans cette existence", et à la fin de cette existence il y a la mort. Et la mort, nous ne savons pas ce que c’est. Nous assistons parfois à la mort des autres, mais la mort des autres ne nous dit rien de notre propre mort. Philosopher, c’est apprendre à mourir, se préparer à mourir, disent tous les philosophes, de Socrate à Montaigne, en passant par les Stoïciens. Mais comment se préparer à quelque chose dont on ignore la véritable nature ? A quoi faut-il se préparer ? Peut-être au fait que nous ne serons pas prêts le jour où la mort viendra. Peut-être que le sage est celui qui est prêt à bien vivre le fait qu’il ne sera pas prêt. Peut-être que la vraie sagesse est de se préparer dans la vie comme dans la mort au fait qu’il y aura toujours une relative impréparation, et qu’il faudra faire avec. Est-ce que cela est censé nous rassurer ?
Oui, finalement, parce que cela revient à dire que notre angoisse de mort est normale. L’idée n’est pas de s’en débarrasser, mais simplement qu’elle ne nous paralyse pas. Apprendre à vivre avec la pensée de la mort. On peut donner des rendez-vous réguliers à cette pensée de la mort, comme nous invitaient les Stoïciens, la fréquenter le plus souvent possible de manière à nous habituer à l’idée comme pour en "user" le caractère angoissant. Grâce aux neurosciences, on sait aujourd'hui que lorsqu'on s’habitue à l’idée on la voit autrement, en créant de nouveaux chemins neuronaux à force de revenir, de nouvelles connexions neuronales dans notre cerveau. Par exemple, au lieu de voir l’idée de la mort simplement négativement, on la voit comme ce qui donne son sel à la vie et comme un mystère qui est finalement plus électrisant qu’angoissant.
Cela marchera toujours mieux que d’éviter d’y penser. Mais si toutefois cela ne suffit pas, alors pensons à la vie. Qu’est-ce qui est important dans ma vie ? Qu’est-ce que je dois avoir fait avant de mourir ? Car si la mort nous angoisse tant, c’est parce qu’elle menace de venir trop tôt et de nous empêcher de faire ce que nous avons à faire. Eh bien, empressons-nous de le faire. Et cette action-là ne sera pas un divertissement pascalien, parce qu’en elle nous l’accomplirons avec l’idée de la mort en tête. Nous vivrons, comme l’écrit Montaigne, "à propos", et la conscience de notre mort nous rendra non pas plus angoissés, mais plus lucides, plus responsables, plus vivants."
N.B. Pour lire ou relire d'autres notes, il suffit d'entrer des mots-clés dans la case Rechercher, colonne à gauche.
01/03/2025
My Gemini
(Photo- Des primevères réelles)
On peut maintenant installer une IA sur son Smartphone également. Mon Sony m’a notifié que l’application Gemini était disponible pour le système Androïd, alors, je l’ai téléchargée et je l’ai même testée. Je lui ai demandé de m’apporter deux-trois réponses, et ensuite de produire un contenu (il figure à la fin de la note). Bien entendu, il faut apprendre à donner une instruction et fournir des données à une IA afin que celle-ci puisse générer du contenu, un texte, une image, une vidéo. Autrement dit, il faut apprendre à prompter. Je vais donc résumer ce qu’a donné ma recherche sur le sujet.
16:54 Publié dans Blog, Compétences émotionnelles/Emotional Intelligence, Ingénierie/Engineering, Management/Marketing, Public ciblé/Targets, Science, Web | Tags : ia, gemini, llm open-source, contenu | Lien permanent | Commentaires (0)
01/02/2025
L'Imposture
(Photo- "Illusions perdues" et "Splendeurs et misères des courtisanes", deux piliers de la Comédie humaine de Balzac)
Une simple recherche nous dirige vers cette définition de l’imposture: action de tromper par de fausses apparences et des allégations mensongères, dans sa conduite, dans ses mœurs, notamment en usurpant une qualité, un titre, une identité ou en présentant une œuvre pour ce qu’elle n’est pas. Se faire passer pour ce qu’on n’est pas par une parole, un acte ou une manœuvre qui vise à tromper une personne afin d’en tirer profit. Au sens figuré, illusion: l’imposture des sens. Le terme est souvent utilisé pour désigner des doctrines destinées à séduire les hommes, mais également pour désigner certains ouvrages fabriqués dans une intention de fraude et donnés comme l’œuvre de quelque auteur connu. Du latin classique imponere (le terme veut dire porter une charge, imposer un tribut, et il a pris une connotation de tromperie) et du bas latin impostura. Synonymes : fausseté, duplicité, tromperie, mensonge.
Certains individus font preuve d’un comportement étonnant en recourant à l’imposture parfois tout au long de leur vie, sans qu’une motivation tangible puisse être discernée. Le ressort psychologique de l’imposture se trouve bien évidemment dans la structure du sujet et il est lié à l’identité et au mensonge, les deux impliqués dans le phénomène. Rappelons les définitions qu'en donne le Dictionnaire de psychologie:
« Relative à la conception que chaque société élabore de l’identité humaine, ethnique et culturelle, l’identité personnelle résulte de l’expérience propre à un sujet de se sentir exister et reconnu par autrui en tant qu’être singulier mais identique, dans sa réalité physique, psychique et sociale. L’identité personnelle est une construction dynamique de l’unité de la conscience de soi au travers de relations intersubjectives, des communications langagières et des expériences sociales. C’est un processus actif, affectif et cognitif, de représentation de soi dans son entourage associé à un sentiment subjectif de sa permanence. Ce qui permet de percevoir sa vie comme une expérience qui a une continuité et une unité et d’agir en conséquence. L’identité personnelle prend part dans une lignée. L’identité sociale résulte d’un processus de positionnement dans l’environnement: la participation à des groupes ou à des institutions. Elle peut être octroyée ou revendiquée en fonction des modalités d’affirmation de soi et du désir d’accomplissement. Sa construction et ses caractéristiques sont donc relatives, interactives et fonctionnelles. »
« Le mensonge est l’objet d’une conduite généralement verbale produisant des assertions contraires à ce qui est réputé vrai. Pour les moralistes, le mensonge implique l’intention de tromper. Il s’agit donc d’une conduite extrêmement complexe, qui suppose chez le locuteur un développement du langage suffisant pour entraîner la croyance de l’auditeur, l’élaboration des concepts de vérité et d’erreur, la mise en place de stratégies sociales à long terme. Le mensonge peut cependant être mis en œuvre « en catastrophe » pour résoudre à très court terme une situation conflictuelle insoutenable ». Néanmoins, il faut noter que « la conduite du mensonge implique la reconnaissance du secret, de la subjectivité et de la dissociation entre la conduite représentée et la conduite exprimée ou agie. Le mensonge en ce sens exprime le plus haut niveau de la prise de conscience. »
La psychopathologie de l’imposture a intéressé depuis longtemps les spécialistes du comportement humain, tel qu’il apparaît dans le monde réel ou dans des récits, des témoignages, des histoires. La littérature et la philosophie fournissent de nombreux exemples. Le fonctionnement psychique de l’imposteur qui met en scène une tromperie à usage collectif, qui sait tirer profit du semblant sur lequel se construit son discours même, avait déjà suscité l’attention de Freud et des premiers analystes. L’imposteur est celui qui abuse de l’apparence et impose l’image qui va rendre la victime de l’imposture fatalement solidaire de son acteur. L’imposture trouve toujours preneur, ce qui fait que l’on assiste à une double tromperie. Escroquerie, faux-self, simulation, et surtout discours habile, convaincant. Le comble de la manipulation est atteint dans les escroqueries, car la communication élaborée par quelqu'un peut « construire » pour un autre une situation différente de celle dans laquelle il se trouvait au début de cette situation de communication. Le principe à la base de l’escroquerie est que, pour changer le comportement des autres, il faut construire, pour eux, des situations dans lesquelles ce que l’on veut leur faire faire ou faire croire prend un sens positif.
Lorsque les destinataires séduits se réveillent, ils ne savent pas s’ils ont été piégés par l’imposteur, en tant qu’acteur, ou par son discours. Cela s’explique aussi par le désir social, qui aime un beau trucage, l’énergie des belles paroles. On peut donc parler d’une rhétorique de l’imposture. Et où serait la rhétorique de l’imposture plus présente sinon en religion et en politique ?
En examinant l’imposture sous un angle psychanalytique, l’article de revue L’imposture héroïque. L’art du semblant, paru dans Cliniques méditerranéennes (2010) rappelle que Freud voit chez le héros un genre d’imposture, car c’est le héros qui tue, or il s’agit du meurtre collectif originaire. L’article envoie aussi au Traité des trois imposteurs, c’est-à-dire les fondateurs des trois religions révélées. Il s’agit d’un texte qui a connu un succès extraordinaire tout au long du XVIII e siècle, et qui avait été recopié à la main de nombreuses fois. Selon le mystérieux auteur du texte, toutes les religions sont des fables entretenues par des imposteurs de mèche avec le pouvoir politique pour tyranniser le peuple. Le texte date de la fin du XVIIe siècle et il s’inspire des archives de Spinoza conservées aux Pays-Bas après la mort du philosophe (d’ailleurs, aujourd'hui il est édité sous la catégorie L’Esprit de Spinoza).
Le Traité commence ainsi :
« Quoiqu'il importe à tous les hommes de connaître la vérité, il y en a très peu cependant qui jouissent de cet avantage: les uns sont incapables de la rechercher par eux-mêmes, les autres ne veulent pas s’en donner la peine. Il ne faut donc pas s’étonner si le monde est rempli d’opinions vaines et ridicules; rien n’est plus capable de leur donner cours que l’ignorance; c’est là l’unique force des fausses idées que l’on a de la Divinité, de l’Ame, des Esprits et de presque tous les autres objets qui composent la Religion. (…) Ce qui rend le mal sans remède, c’est qu’après avoir établi les fausses idées qu’on a de Dieu, on n’oublie rien pour engager le peuple à les croire, sans lui permettre de les examiner; au contraire on lui donne de l’aversion pour les Philosophes ou les véritables Savants, de peur que la raison qu’ils enseignent ne lui fasse connaître les erreurs où il est plongé. Les partisans de ces absurdités ont si bien réussi, qu’il est dangereux de les combattre. (…) Si le peuple pouvait comprendre en quel abyme l’ignorance le jette, il secouerait bientôt le joug de ces indignes conducteurs, car il est impossible de laisser agir la raison sans qu’elle découvre la vérité. (…) On n’a besoin que d’un peu de bon sens pour juger que Dieu n’est ni colère ni jaloux; que la justice et la miséricorde sont de faux titres qu’on lui attribue; et que ce que les Prophètes et les Apôtres en ont dit, ne nous apprend ni sa nature ni son essence. »
(Paul Henry Thiry, Baron d’Holbach (1723-1789), Traité des trois imposteurs)
Ce texte, qui était méconnu du grand public, montre qu’il existait bien avant l’Europe des Lumières un puissant courant libertaire (qui allait aboutir à la Révolution française). Il redevient actuel à notre époque, en ce XXIe siècle où les plus hautes performances technologiques coexistent avec le prosélytisme religieux et l’enfermement communautaire, avec les conflits religieux et leurs attentats.
A propos de l’extraordinaire siècle des Lumières, voici un livre qui vient de paraître (Après Dieu) et qui nous fait redécouvrir l’esprit de Voltaire au travers d’un dialogue imaginaire que l’auteur, Richard Malka, défenseur de la liberté d’expression et du journal Charlie Hebdo, porte au Panthéon avec François-Marie Arouet. L’auteur le dédie « A tous ceux qui ont été tués au nom de Dieu. Pour un juron, une prière oubliée, un adultère, une apostasie ou un rire. A mes amis surtout. Ils riaient beaucoup, ne priaient jamais, étaient peu fidèles, totalement apostats et ils riaient avec ferveur. »
Quelques extraits de ce livre qui me semble offrir aussi une bonne description de la religion comme imposture sociale pourront être lus dans ce document PDF.
Ressources
Dictionnaire de psychologie
Dictionnaire Larousse
Cliniques méditerranéennes, 2010/81
La manipulation dans l’escroquerie (dans l’ouvrage Influencer, persuader, motiver, Alex Mucchielli, Editions Armand Colin, 2009)
Richard Malka, Après Dieu, Editions Stock, 2025
Et aussi les Archives CEFRO sur la conscience
http://www.cefro.pro/archive/2022/09/26/l-emprise-psychol...
http://www.cefro.pro/archive/2015/05/31/la-pensee-positiv...
http://www.cefro.pro/archive/2019/11/28/notre-part-d-ombr...
08:29 Publié dans Archives, Compétences émotionnelles/Emotional Intelligence, Conseil/Consultancy, Littérature, Livre, Philosophie/Psychologie, Public ciblé/Targets, Science | Tags : imposture, imposteur, livre, psychologie, religion | Lien permanent | Commentaires (2)
01/01/2025
De la lecture
(Photo- Poinsettia à la fenêtre)
Bonne Année 2025!
Dans une vidéo, le biologiste Richard Dawkins explique que nous ne sommes pas les descendants des chimpanzés, mais que nous et les chimpanzés, nous avons un ancêtre commun, un singe hominoïde qui vivait il y a six millions d’années. Cet ancêtre commun a produit deux branches, une a produit les humains et une autre les chimpanzés, celle-ci donnant ensuite une autre branche qui a produit les bonobos et les chimpanzés ordinaires. Nous sommes tous cousins et faisons partie de la même famille des hominidés. Si les chimpanzés sont nos parents les plus proches, les orangs-outangs sont nos parents les plus éloignés génétiquement. En 2011 a été séquencé le génome des orangs-outangs, et il fait apparaître une similarité de 97% avec le génome humain, soit moins que l’homme vis-à-vis des chimpanzés. Dans son premier livre, Le gène égoïste, publié en 1976, Richard Dawkins, un critique du créationnisme et du dessein intelligent et un athée déclaré, rectifie ce qu’il considère comme une incompréhension du darwinisme et soutient que la sélection naturelle se produit au niveau génétique plutôt qu’au niveau de l’espèce ou de l’individu.
Dans les années 1970, les sciences cognitives se sont intéressées à la théorie de l’esprit, terme emprunté à l’éthologie et désignant l’aptitude qui permet à un individu d’attribuer des états mentaux inobservables directement (désir, intention, conviction…) à soi-même ou à d’autres individus. Il s’agit d’une capacité inférentielle par nature, parce que les états affectifs ou cognitifs d’autres personnes ne sont pas connus directement, mais ils sont déduits sur la base de leurs expressions émotionnelles, de leurs attitudes ou de leur connaissance supposée de la réalité. L’ensemble des processus cognitifs (perception, mémorisation, raisonnement, émotion) impliqués dans les interactions sociales chez l’humain mais aussi chez les autres animaux sociaux, en particulier les primates, désigne la cognition sociale. La théorie de l’esprit est centrale dans la cognition sociale humaine et joue un rôle primordial dans les interactions sociales - communication, empathie, collaboration, enseignement, compétition, etc. Ce sont les éthologues David Premack et Guy Woodruff qui ont introduit l’expression théorie de l’esprit en 1978 dans une étude visant à déterminer si les chimpanzés étaient dotés d’une capacité d’attribuer des états mentaux à d’autres individus. Depuis, différentes branches de la psychologie s’y sont intéressées, la psychologie du développement, la neuropsychologie dans des populations spécifiques (personnes du spectre autistique ou schizophrène) et chez l’adulte typique, afin de décrire les mécanismes et les bases neurales de cette aptitude.
Quand on revoit ces quelques données, et quand on sait que dans la famille des grands singes les humains sont les seuls à avoir développé une civilisation, on réfléchit forcément au rôle du langage articulé dans les interactions au cours de notre longue évolution. L’homme est un être de parole, dit une formulation psychanalytique. Selon les linguistes (Hagège), l’humain semble prédisposé biologiquement à devenir un homme de parole qui deviendra éventuellement mais pas nécessairement un homme de l’écrit. Rappelons-nous, d’ailleurs, que les premiers récits, les mythes, se sont transmis oralement.
Dans l’étude De l’oral à l’écrit (La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2005), on peut lire que la langue orale apparaît plus naturelle que la langue écrite, en tant que mode d’expression, et cela pour plusieurs raisons : la première est l’universalité de la parole (toutes les sociétés communiquent oralement alors que nombreuses sont celles qui n’ont pas de système de référence écrit) ; la deuxième renvoie à la primauté de la parole à la fois au niveau phylogénétique et au niveau ontogénétique. La langue orale est le mode fondateur de nos communications alors que le système d’écriture en est un moyen d’expression dérivé. La troisième raison concerne les aspects développementaux : le processus d’acquisition du langage oral est naturel et quasi irrépressible tandis que le langage écrit est le fruit d’un apprentissage scolaire spécifique. Enfin, la dernière souligne la prédisposition biologique spécifique pour la parole, ce qui ne semble pas être le cas pour l’écrit. L’écrit utilise certaines de ces ressources, mais il en engage d’autres, non destinées à des fins langagières.
Dans son essai intitulé De la lecture, l’écrivaine américaine Siri Hustvedt rappelle que le langage écrit est advenu tardivement dans l’histoire de notre évolution, longtemps après la parole, et que, comme toutes les activités apprises, la maîtrise de l’écriture modifie notre cerveau. Des études ont révélé que, chez les individus qui ont acquis la pratique de l’écriture, le traitement des phonèmes est différent de celui des individus analphabètes. Leur faculté de comprendre la parole comme une série de segments isolés est renforcée. La lecture est perception sous forme de traduction, dans le sens que les caractères d’un alphabet deviennent dans l’esprit des significations vivantes. On peut affirmer que la lecture est une expérience humaine particulière de collaboration avec les mots d’une autre personne, l’écrivain, et que les livres sont littéralement animés par ceux qui les lisent. Lire est une action incarnée.
"Le texte de Madame Bovary peut être fixé à jamais en français, mais le texte est mort et dépourvu de sens tant qu’il n’est pas absorbé par un être humain vivant et respirant. La lecture se passe dans le temps humain, dans le temps du corps, des battements du cœur, de la respiration, des mouvements de nos yeux et de nos doigts tournant les pages, mais nous ne prêtons à rien de tout cela une attention particulière. Quand je lis, je mets en branle ma capacité de discours intérieur. J’adopte les mots écrits de l’écrivain qui devient, pour un temps, mon propre narrateur interne, la voix dans ma tête. Cette nouvelle voix a ses rythmes et ses pauses à elle, que je devine et adopte en lisant. Le texte se trouve à la fois au-dehors et au-dedans de moi. Si ma lecture est critique, mes propres mots interviendront. J’interrogerai, je douterai, je m’étonnerai, mais je ne peux maintenir en même temps ces deux attitudes. Soit je lis le livre, soit je fais une pause pour y réfléchir. La lecture est intersubjective : l’écrivain est absent, mais ses mots deviennent des éléments de mon dialogue intérieur. "
Les lectures dont nous nous souvenons ont le même sort que nos souvenirs, lesquels, on le sait aujourd'hui, ne sont ni des photographies ni des films documentaires. Nous recadrons nos souvenirs en les évoquant, nous les modifions, nous les enrichissons. Nous ne les récupérons jamais sous leur forme originale. C’est pareil pour les livres que nous avons lus. Ils ne sont pas faits uniquement de mots, ils ont laissé en nous des images, des sentiments, ou d’autres mots. Qu’est-ce qui se passe lors de la relecture ? Deux expériences de lecture, même d’un même texte, ne sont jamais identiques, et cela parce que le texte est le même, mais nous pas.
"Il est vital d’être ouvert au livre qu’on lit, et être ouvert, ce n’est pas seulement être prêt à se laisser modifier par ce qu’on lit. (…) Nombreux sont ceux qui lisent pour renforcer leurs opinions personnelles. Ils ne lisent que dans leurs propres domaines. (…) Jusqu'à un certain point, cela tient à la nature même de la perception. D'expériences répétées naît une attente, qui configure la façon dont nous percevons le monde, livres compris."
L’auteur envoie à plusieurs travaux réalisés ces dernières années au sujet de l’aveuglement au changement. Nous abordons les livres d’un certain genre littéraire donné avec des idées préconçues de ce que sera l’œuvre, par exemple, les prix littéraires prédisposent le lecteur à penser du bien de ce qu’il est en train de lire.
"Il arrive aussi, toutefois, que je reconnaisse l’intelligence d’un écrivain ou la fluidité et l’élégance de son style, mais que je ne ressente pas grand-chose de plus. De tels livres semblent s’évaporer presque immédiatement après les avoir lus, sans doute parce que la mémoire est consolidée par l’émotion. Les expériences d’émotion intense s’attardent dans l’esprit ; les tièdes, non. (…) La lecture n’est pas une activité purement cognitive consistant à déchiffrer des signes ; c’est l’entrée dans une danse de significations dont les résonances vont bien au-delà de ce qui n’est qu’intellectuel. (…) Plus je lis, et plus je change. Plus mes lectures sont variées, et plus j’acquiers la capacité de percevoir le monde de multiples points de vue. (…) La lecture est une écoute créatrice qui modifie le lecteur."
Référence
Siri HUSTVEDT, Vivre, penser, regarder, Actes Sud, 2013 (Living, Thinking, Looking, Sceptre Londres, Henry Holt and Company, LLC, New York, 2012)
10:39 Publié dans Blog, Compétences émotionnelles/Emotional Intelligence, Littérature, Livre, Philosophie/Psychologie, Science | Tags : évolution, langage oral et écrit, lecture | Lien permanent | Commentaires (1)