Parole et émotion
28/07/2014
La conscience du pouvoir magique de la parole, qu'elle soit bonne ou mauvaise, est déjà profondément ancrée dans l'univers médiéval, construit sur l'antinomie vertu/péché. Très tôt, le système des péchés a été organisé et hiérarchisé en péchés capitaux ou mortels et péchés mineurs ou de seconde zone. Il faut observer que les enfants de chacun des sept péchés capitaux (l'orgueil, l'envie, la colère, la tristesse, l'avarice, la gourmandise, le vice) sont les péchés de la langue, c'est-à-dire les mauvaises paroles produites par le coeur et par l'esprit des pécheurs, et véhiculées à travers la dangereuse porte de la bouche, par la langue. L'univers de la communication verbale dans la société de l'Occident médiéval exigeait une discipline de la parole, et c'est le système scolastique qui a posé les bases d'une casuistique de la parole. Un traité inédit, conservé à Oxford, De lingua, du XIIIe, situe le péché de langue à l'intérieur du péché de gourmandise, défini comme l'ensemble de deux grands domaines, celui du goût et celui de la parole. Il n'y a pas de grand théologien de l'époque qui ne parle dans son système du "peccatum oris", du fait qu'il y a opposition entre parole bonne et parole mauvaise, comme entre vice et vertu. "La grâce de parole" est un thème qui préoccupe beaucoup les esprits de l'époque, et tous sont d'accord que ses fruits sont des vertus telles la capacité et l'habileté à bien parler, la ferveur, le discernement.. On peut remarquer que les actes verbaux ne font que traduire des valeurs éthiques, harmonieuses ou désordonnées.
Un véritable pas en avant pour la pensée de l'époque est de considérer que seule une enquête sur l'intention qui déclenche ces péchés peut faire ressortir leur culpabilité. Cette idée de finalité dans la fonction édifiante de la parole constitue un progrès, en tant que facteur de réflexion morale au sujet de la parole: il importe de délimiter le dire juste du dire fautif (il existe un ouvrage intéressant de Carla Cassagrande et Silvana Vecchio, Les Péchés de la langue, avec une préface de Jacques Le Goff).
Quelques siècles plus tard, Spinoza, dans son étude des passions (la haine/l'amour, la tristesse/la joie, l'estime/le mépris, l'espérance/la crainte, la reconnaissance/l'ingratitude, l'honneur/ la honte, le remords, la raillerie, le regret..) insiste sur le fait que "tout ce que nous faisons doit servir à l'avancement et à l'amélioration".
La recherche scientifique moderne ne cesse de mettre en évidence le lien entre le langage et les émotions, positives ou négatives.
Bon nombre de thérapies et de méthodes sont fondées là-dessus, la nouveauté étant que le fonctionnement du cerveau (le rôle des neurotransmetteurs, le mécanisme de la peur, la part de génétique/environnement dans certains désordres psychiques ou de comportement, etc.) n'est plus tout à fait une inconnue. Néanmoins, l'émotion, bien que remise à l'ordre du jour et examinée scientifiquement, ne finit pas de nous surprendre par son pouvoir. L'article The Most Depressing Descovery About the Brain, Ever fait référence à une expérience menée pour observer l'impact de la passion politique sur la lucidité des gens. Selon cette étude, être le partisan fervent d'une opinion va saper les habiletés de notre raisonnement de base. Tous les outils dont nous disposons pour prendre les bonnes décisions (l'éducation, l'information, l'évidence scientifique, la réflexion, les compétences technologiques) ne servent finalement pas à grand-chose. Dans l'espace public, ce n'est pas le manque d'information qui va déterminer la mauvaise décision/opinion. Les gens croient invariablement ce qu'ils veulent croire, malgré des faits. La croyance l'emporte toujours sur l'évidence. Le pouvoir de l'émotion sur la raison n'est pas un bug dans le fonctionnement humain, mais une caractéristique.
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