(Re)Lectures sur la volonté
02/12/2015
Dans la pensée de Bernard de Clairvaux (Saint Bernard) la volonté occupe une place importante. Considérée comme l’expression du "socratisme chrétien", cette pensée d’une extrême finesse psychologique fait partie d’un tableau où la connaissance de Dieu et la connaissance de soi sont inextricablement liées. La connaissance qui n’est pas en vue du salut n’est que curiosité. Or, si le nosce te ipsum (connais-toi toi-même) engendre tous les degrés d’humilité, la curiosité engendre tous les degrés d’orgueil. "Il est des clercs qui étudient par pur amour de la science : c’est une curiosité honteuse...D'autres encore étudient et vendent ensuite leur savoir pour de l’argent ou des honneurs : c’est un trafic honteux. Mais il en est aussi qui étudient pour édifier leur prochain : et c’est une œuvre de charité ; d’autres enfin pour s’édifier eux-mêmes : et c’est prudence…". Dieu a créé l’homme pour l’associer à sa béatitude, et toute l’histoire de l’homme commence avec cette libre décision. Mais pour être heureux, il faut jouir : pour jouir, il faut une volonté ; la volonté ne jouit qu’en s’emparant de son objet par un acte de consentement, et consentir, c’est être libre. C’est pourquoi, en créant l’homme en vue de l’associer à sa béatitude, Dieu l’a créé doué d’une volonté libre, et c’est principalement en raison de sa liberté que l’homme est une noble créature, faite à l’image de Dieu, capable de vivre en société avec lui (le sens de la théologie de Bernard de Clairvaux est que l’homme est par son libre arbitre fait à l’image de Dieu, puisque c’est la seule analogie divine qu’il ne puisse perdre sans cesser par là-même d’exister). Ce don de liberté fait par le Créateur à sa créature est un don complexe, car il implique trois libertés :
la dignité humaine par excellence est le libre arbitre, qui se décompose en deux éléments - le consentement arbitraire et le pouvoir d’arbitrer. Un être volontaire peut accepter ou refuser, dire oui ou non parce qu’il est doué de liberté. C’est cette liberté naturelle, inhérente à l’essence même de vouloir, que l’on nomme liberté de nécessité –libertas a necessitate, et qui est propre à la créature raisonnable, en quelque état qu’elle soit. "La liberté subsiste donc, même là où la pensée est en esclavage, aussi pleine chez les méchants que chez les bons, mais chez ces derniers plus soumise à l’ordre… ". La conscience ne s’éteint jamais dans l’homme, dans le sens qu’il est toujours capable de porter un jugement sur ses décisions. Mais consentir et juger son consentement n’est pas tout, car on peut juger le mal et choisir pourtant de le faire. Au jugement s’ajoute un "choix" et cet acte de choisir (eligere) est lui-même le résultat d’une délibération (consilium). Or, en conséquence du péché originel, nous ne sommes pas capables de choisir le bien ou d’éviter le mal, même si notre raison nous en juge capables. Il faut dire que, si le liberum arbitrium ne nous manque jamais, nous pouvons manquer, sans cesser d’être hommes, du liberum consilium. Et à supposer même que, sachant ce qui est bien, nous choisissons de le faire, nous pourrons encore manquer de force pour l’accomplir (le posse).
Pour C. G. Jung la nature humaine mène un combat cruel et sans fin entre le moi, qui est structure et limitation, et l’instinct, qui est protéiforme et sans limites, les deux étant à égalité de puissance. Il considère que l’homme peut s’estimer heureux de n’être conscient que de l’un des deux instincts fondamentaux qui sont selon lui, l’Eros et la volonté de puissance, mais si cela se produit, l’homme éprouve le conflit de Faust : "Goethe nous a montré, dans la première partie de son Faust, ce que signifie l’acceptation de l’instinct, et dans la seconde partie, ce que signifie l’acceptation du moi et de ses inquiétants arrière-plans". En marquant sa distance par rapport aux théories freudiennes qui reposent sur un procédé de réduction causale (décomposer les rêves ou les fantasmes en leurs constituants, réminiscences et motivations instinctuelles et impulsives), Jung affirme que saine ou malade, l’âme humaine ne peut être expliquée de façon valable par des méthodes uniquement réductives. "Assurément, l’Eros s’y trouve partout et toujours ; assurément aussi, l’instinct de puissance imprègne l’âme, dans ce qu’elle a de plus bas comme dans ce qu’elle a de plus haut ; mais l’âme n’est pas faite uniquement de l’un ou de l’autre ni même, si l’on veut, des deux à la fois ; elle est aussi ce qu’elle a élaboré et ce qu’elle élaborera à partir de ces deux instincts de base. Un être humain n’est encore qu’à moitié compris quand on sait d’où proviennent tous les éléments qui le composent. Les théories et les hypothèses ne traitent pas des valeurs d’un être, mais de ses non-valeurs qui se font fâcheusement sentir.(...) Une valeur est une possibilité grâce à laquelle de l’énergie peut se manifester et parvenir à son épanouissement", mais une non-valeur est aussi une possibilité par laquelle de l’énergie peut fuser, seulement ce serait une manifestation inutile et nuisible d’énergie. "L’énergie en elle-même n’est ni bonne, ni mauvaise, ni utile, ni nuisible, elle est indifférente, car tout dépend de la forme qu’elle revêtira. La forme donne à l’énergie sa qualité."
Jung dit que notre volonté est une fonction dirigée par notre réflexion dont elle dépend. Notre réflexion doit être rationnelle, c’est-à-dire conforme à la raison. Or, on ne pourra jamais démontrer que la vie et la destinée sont conformes à notre raison humaine, c’est-à-dire qu’elles sont rationnelles. Elles sont irrationnelles, c’est-à-dire elles ont leurs fondements, par-delà la raison humaine. "L’irrationalité des événements se montre dans le prétendu hasard", que nous rencontrons partout, même si nous ne pouvons accepter qu’un processus ne soit motivé par l’enchaînement de ses causes. "La vie, dans sa plénitude, tantôt obéit à des lois et tantôt leur échappe ; tantôt elle est rationnelle, tantôt elle est irrationnelle. C’est pourquoi la ratio et la volonté qui table sur elle n’ont de valeur et d’efficience que dans un périmètre limité. Plus la démarche choisie rationnellement prend de l’expansion, plus nous pouvons être sûrs que nous excluons des possibilités irrationnelles de vie, qui ont cependant tout autant droit d’être vécues. Il fut certes, de la plus haute opportunité pour l’homme d’être, de façon tout à fait générale, en état d’imprimer une direction à sa vie. On peut prétendre à bon droit que l’acquisition du raisonnable a été la plus grande conquête de l’humanité. Mais rien ne dit qu’il doive nécessairement continuer à en être ainsi, ou, qu’en fait, cela continuera ainsi. La terrible catastrophe de la première guerre mondiale a porté un coup terrible aux défenseurs, même les plus optimistes, de la culture rationnelle."
Ce qui s’applique à la psychologie de l’humanité s’applique à la psychologie de chacun. Jung écrit Psychologie de l'inconscient en 1913, et il va revenir plusieurs fois sur le texte, en faisant référence à la Première guerre mondiale qu'il considère comme "l’entrechoc des intentions rationnelles de la civilisation organisée", la volonté étant l’exclusion du hasard, la manifestation du pouvoir sur le destin. "L’œuvre civilisatrice est une sublimation d’énergies libres opportunément voulue et concertée". Ceci est vrai également au cœur de l’individu et dans le cadre d’une personnalité. Et si la conception d’une organisation commune de la civilisation a subi une cruelle mise au point du fait de la guerre, "l’être individuel lui aussi doit souvent, au cours de son existence, apprendre à ses dépens que les énergies prétendues « disponibles » ne permettent pas qu’on dispose d’elles". Il remarque qu’il n’est pas dans notre pouvoir de dériver à notre choix une énergie "disponible" sur quelque objet rationnellement choisi. "Il faut se rendre à l’évidence : la plupart du temps l’énergie réputée disponible ne se laisse pas diriger arbitrairement dans une voie préconçue ; elle suit sa propre pente, tracée même avant que nous ne l’ayons tout à fait dégagée de sa forme inutilisable". L’énergie psychique étant une force, "de caractère difficile et capricieux", c’est elle qui choisit les conditions. "Quelles que soient les quantités d’énergies latentes, elles demeureront inutilisables tant qu’on ne réussira pas à établir une pente d’écoulement." Néanmoins, les efforts volontaires les plus persévérants ne mènent pas toujours aux réalisations souhaitées. "Le sentier de l’existence ne continue que là où s’offre spontanément une pente aux énergies de la vie". Or, "il n’est d’énergie que là où existe une tension entre des contraires ; c’est pourquoi, pour la déceler, il faut chercher et trouver ce qui en face de l’attitude consciente constitue le contraire et l’opposé". Si logiquement, le contraire de l’Eros c’est la crainte, la phobie (Phobos), psychologiquement, le contraire de l’amour est la volonté de puissance. "Là où règne l’amour, la volonté de domination est absente, et là où la puissance prime, l’amour fait défaut ; l’amour et la volonté de puissance sont l’ombre l’un de l’autre : pour l’individu qui se voue à l’amour, la volonté de puissance est la compensation inconsciente ; pour quiconque aspire à la puissance, ce sera inversement l’Eros. L’ombre apparaît comme une constituante inférieure de la personnalité, et, en tant que telle, elle sera refoulée par les violentes résistances qu’elle suscite. Or, les contenus psychiques refoulés doivent devenir conscients afin que se crée entre les contraires une tension, sans laquelle cesserait la perpétuation du mouvement vital… Ce n’est que du heurt des contrastes que jaillit la flamme de la vie. (…) Car la psyché est un système à régulation autonome ; et il ne saurait y avoir d’équilibre, ni de système d’autorégulation, sans forces contraires capables de se contrebalancer.(...) Normal est l’individu qui dans toutes les circonstances de la vie- pourvu qu’elles lui accordent le minimum nécessaire à la vie même – peut continuer à exister. Mais bon nombre d’individus n’y parviennent pas ; cela montre qu’il n’y pas tellement de gens normaux."
On doit à Jung la notion d’inconscient collectif : les images originelles, les figurations ancestrales qui se transmettent en tant que possibilités de la représentation humaine, et qui constituent les formes les plus générales et les plus reculées dont dispose l’humanité. Il y a donc deux couches dans l’inconscient, un inconscient personnel, fait de souvenirs oubliés, de souvenirs refoulés –intentionnellement oubliés- de représentations pénibles, de sensations subliminales, de perceptions sensorielles trop faibles, de contenus pas suffisamment mûrs pour franchir le seuil de la conscience, et un inconscient impersonnel ou supra-individuel (collectif). Ainsi, l’idée d’une force correspondant à une représentation de l’âme, de l’esprit, de Dieu, du destin, ou bien à une représentation de santé, de force physique, de fertilité, de magie, de puissance, de considération, etc., est inscrite depuis des temps immémoriaux dans le cerveau humain, et donc "elle se trouve disponible notre inconscient". "Ces images primordiales ne contiennent pas seulement tout ce qu’il y a de plus beau et de plus grand au sein de ce que l’humanité a jamais pensé, senti ou éprouvé, mais aussi toutes les pires infamies et les plus infernales inventions dont les hommes ont pu être capables. En raison de leur énergie spécifique, ces images (qui se comportent comme des centres autonomes chargés d’énergie) exercent une influence fascinatrice qui, s’emparant de la conscience du sujet, est capable de l’altérer profondément." On peut le constater lors de cas de conversion religieuse, d’influences suggestives, dans certaines formes de schizophrénie. L’irrationnel est tout ce qui ne coïncide pas avec la raison, mais il a également une fonction psychologique, à savoir l’inconscient collectif, alors que la raison est essentiellement liée à la conscience. "La notion de Dieu répond à une fonction psychologique absolument nécessaire, de nature irrationnelle, qui n’a rien de commun avec la notion de l’existence de Dieu".
"Le vieil Héraclite, qui vraiment était un grand sage, a découvert la plus merveilleuses de toutes les lois psychologiques, à savoir la fonction régulatrice des contraires ; il l’a appelée énantiodromie, la course en sens opposé, ce par quoi il entendait que toute chose un jour se précipite dans son contraire. (...) En fait, on n’a pas le droit de s’identifier avec la raison elle-même ; car l’homme n’est pas seulement raisonnable ; il ne peut pas l’être et ne le sera jamais. (...) La loi cruelle de l’énantiodromie n’épargnera que celui qui sait se distinguer, se différencier de l’inconscient, et cela non pas par le refoulement, dont le seul résultat est que les choses refoulées s’emparent du sujet à son insu et comme par-derrière, mais en regardant l’inconscient bien en face, comme quelque chose de nettement distinct du moi. (…) Il faut que le patient apprenne à distinguer ce qu’est le moi et ce qu’est le non-moi, c’est-à-dire la psyché collective. (…) La distinction entre le moi et le non-moi psychologique présuppose que l’être soit fermement établi dans les fonctions de son moi, c’est-à-dire qu’il accomplisse son devoir à l’égard de la vie, afin d’être à tous les points de vue un membre valable de la société humaine. Tout ce qu’il néglige à cet égard tombe dans l’inconscient et fortifie la position de celui-ci, de sorte que l’homme court le risque d’être englouti par lui." Jung considère qu’il faut de l’aide pour le sujet à trouver sa raison d’être, celle qui va rendre possible la continuation de la vie ; pour un homme jeune, ce qui peut l’aider à lever tous les obstacles qui empêchent l’ascension et l’épanouissement, pour un homme vieillissant favoriser tout ce qui peut fournir un appui au cours de la descente.
"Tout ce qui est humain est relatif, en tant que reposant sur des contrastes intérieurs ; car tous les phénomènes sont de nature énergétique. Or, sans un contraste, sans une tension préexistante, il ne saurait y avoir d’énergie. Il faut toujours que préexiste la tension entre le haut et le bas, le chaud et le froid, etc., pour que prenne naissance et se déroule ce processus de compensation qui constitue précisément l’énergie. Tout ce qui est vivant est énergie, et par conséquent repose sur la tension des contraires. (…) Il ne s’agit pas de viser à une conversion radicale, prenant le contre-pied de tout l’état de choses antérieur, mais à une conservation des valeurs anciennes auxquelles viennent s’ajouter la prise en considération de leurs contraires. Cette attitude entraîne naturellement conflits et désaccords avec soi-même. Il est compréhensible que l’homme y répugne, aussi bien au point de vue philosophique qu’au point de vue moral." Souvent, on assiste à "un raidissement sur les positions anciennes, à une crispation convulsive grâce à laquelle le sujet essaie de se tirer d’affaire", mais ce n’est là que la crainte qu’inspire au sujet le problème des contraires (par exemple chez les hommes vieillissants…). "Le dialogue, la confrontation avec l’inconscient est un processus ressenti, selon les cas, comme un déroulement que le sujet subit, ou comme un travail qu’il accomplit ; il a reçu le nom de fonction transcendante ; car il s’agit d’une fonction qui, tel un pont appuyé sur des piliers, se fonde sur des données dont les unes sont réelles, les autres imaginaires, ou encore dont les unes sont rationnelles, les autres irrationnelles, et qui surmonte ainsi le ravin béant, la discontinuité séparant le conscient de l’inconscient. Cette fonction transcendante constitue un processus naturel ; c’est une manifestation de l’énergie libérée hors de la tension polaire entre les contraires, et elle se matérialise en une suite de phénomènes imaginatifs qui surgissent spontanément dans des rêves et des visions. (…) Le malheur de nombreux malades, en effet, consiste dans l’impossibilité où ils sont de trouver des moyens ou des voies qui leur permettraient d’assimiler les événements dont ils sont le théâtre".
En se référant à la méthode de Freud, Jung observe que celle-ci s’épuise au moment où les symboles oniriques ne se laissent plus réduire à des réminiscences ou à des volitions personnelles, c’est-à-dire dès que surgissent des images de l’inconscient collectif. Il serait insensé de vouloir ramener ces thèmes collectifs à des événements personnels, et non seulement ce serait insensé mais ce serait directement nuisible. "L’analyse" dans la mesure où elle n’est que dissection, doit être nécessairement suivie d’une synthèse, et il existe des matériaux psychiques dont la signification, dans une perspective strictement "analytique" est à peu près nulle, alors qu’ils sont d’une grande plénitude de sens si au lieu de chercher à les décomposer, on les confirme dans leurs particularités et si on élargit même, grâce à tous les moyens conscients dont nous disposons, leurs allusions significatives : c’est la notion d’amplification. Car les images et les symboles de l’inconscient ne révèlent leur valeur qu’en tant qu’on les soumet à un traitement synthétique. Après que l’analyse a disséqué les matériaux imaginatifs symboliques en leurs composantes, le procédé synthétique doit aider à intégrer l’ensemble en une expression générale et compréhensible."
Références:
Saint Bernard, De gratia et libero arbitrio; Sermon 36 sur le Cantique, dans Textes de Saint Bernard, Abélard,...Le mémorial des siècles. Etienne Gilson, La Théologie mystique de Saint Bernard.
C. G. Jung, Psychologie de l'inconscient.
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