"Les idéologies portatives"
07/02/2016
« Tout ce que le philosophe peut faire, c’est détruire les idoles. Et cela ne signifie pas en forger de nouvelles. » C’est avec cette citation de Wittgenstein que s’ouvre l’essai intitulé Le bluff éthique, Editions Flammarion, 2008, de Frédéric Schiffter. L’auteur se propose de démystifier « les blablas » éthiques, celles qui, tout comme les blablas métaphysiques offrent aux hommes des recettes « vagues, sibyllines, ronflantes, lénifiantes, et, parfois, suffisamment bien tournées pour les bluffer, les impressionner en leur laissant le sentiment d’entrevoir quelque chose de fondamental quant à leur prétendu être » (….), celles qui leur promettent parfois « une humanité digne, heureuse, authentique, à laquelle, moyennant un « travail » sur eux-mêmes, ils auraient le droit et le devoir d’accéder ». « Nul, parmi les humains, ne croit que l’un d’entre eux, fût-il le plus avisé, détient le savoir de la vie meilleure, heureuse, joyeuse, ou plus humaine, et les règles qu’il conviendrait de se prescrire pour y atteindre, mais nul ne veut l’admettre.(…) Or, c’est bien parce que la science objective et raisonnable de la vie heureuse n’existe pas, que circulent les croyances éthiques soutenues avec plus ou moins de force persuasive par des discours verbeux auxquels les humains, toujours déçus, aiment à donner valeur de savoir mais sans jamais y croire. Cette mauvaise foi éthique ou, si l’on préfère, cette impossibilité de croire en quelque chose qui conduirait à une vie supérieure, s’explique par le fait que les humains suivent, « entre le naître et le mourir », dixit Montaigne, un parcours semé d’impondérables. Sachant, donc, pour en vivre l’expérience à chaque instant, que rien ne leur est assuré, tôt ou tard, que le néant, nulle proposition éthique ne les convainc bien longtemps. Selon les circonstances ou les périodes de leur existence, la vertu aristotélicienne peut les séduire autant que le souverain bien épicurien, l’impassibilité stoïcienne, le détachement bouddhiste, l’engagement sartrien, l’altruisme levinassien, l’humanitarisme bénévole. S’accrochent-ils pour un temps, même avec ferveur, à l’un de ces projets ou de ces idéaux, ils peuvent très facilement s’en déprendre ou les renier pour un épouser un autre. Les fins éthiques, ni plus ni moins que les autres croyances, ne supposent en rien la fidélité de leurs adeptes. » Si les humains peuvent comprendre intellectuellement que le bonheur, la justice, la vertu, etc.., ne sont que des fictions verbales (des « jeux de langage » comme dit Wittgenstein), il leur est impossible psychologiquement de supprimer en eux le désir d’y croire, et cela parce qu’ils sont également enclins à la crainte comme à l’espérance, les deux ressorts affectifs de l’éthique. En d’autres mots, il faudrait qu’ils n’aient plus la certitude effrayante de mourir. « Vivant ici ou là, sous tel ou tel climat, dans telles ou telles formes sociales changeantes, à telle ou telle époque, à la surface d’une planète fragile flottant dans une région perdue de l’espace infini en perpétuelle mutation, et, enfin, destinés, comme tout ce qui les entoure, à mourir, les humains savent bien qu’ils ne vivent pas dans un monde, que la somme de leurs passions ne fait pas l’Homme et que nul logos divin ou cosmique n’ordonna, n’ordonne et n’ordonnera jamais le réel. Seulement, ce savoir intuitif, charnel même, que Miguel de Unamuno appelait « le sentiment tragique de la vie », est une douleur. Refoulé chez le plus grand nombre, il génère un pessimisme malheureux consistant à déplorer que le monde soit « mal fait » -toujours inadéquat à ce qu’on attend-, contraire à un pessimisme heureux, cultivé, quant à lui, par un petit nombre, consistant à s’arranger de l’évidence que, n’étant « ni fait ni à faire », le « monde » n’a pas vocation à satisfaire les désirs humains. Or, c’est du pessimisme malheureux, du sentiment que le monde est mal fait, que surgit le désir optimiste de l’améliorer, de le modifier, de le transformer soit dans l’ensemble, soit dans le détail, à commencer par les humains (…) Les humains ressentent-ils le dérisoire de leur présence au sein d’un univers où les étoiles meurent comme des mouches ? Font-ils l’expérience du chaos, du choc des passions, de l’incompatibilité des névroses, de leur goût du carnage, du temps qui les ravage, de leurs plaisirs vite épuisés, de l’ennui, de l’esseulement, de l’incommunicabilité de leurs désirs, de la dépression, de l’échec, de l’usure, de la maladie, de la déchéance, de la mort qui les guette en embuscade ? C’est bien sûr à cet insoutenable sentiment du rien que disent remédier les notions lénifiantes de "monde ", de "nature ", d’ "être", d’ "harmonie", de "spiritualité", d’ "amour", de "liberté", de "vertu", d’ "amitié", de "justice", de "paix", de "raison", de "bonne volonté", de "bonheur", de "béatitude", de "réalisation de soi", de "sagesse", d’ "altruisme" , d’ "engagement", etc. ».
Et c’est dans ce réel « hasardeux, temporel et mortel », qui réduit à chaque instant « le monde » à néant et ne laisse survivre dans la conscience des humains que le mot, la vision de ce monde, et l’espérance, que vient s’affirmer l’action éthique comme « une promesse de bonheur qui n’engage que les malheureux qui y croient ». « Pour être crédibles, les discours éthiques, malgré leurs nuances doctrinales, travestissent le tragique » et le nomment « le Mal », ce qui permet aux hommes d’imaginer qu’ils peuvent et qu’ils doivent lui résister, le combattre et le vaincre. « Le Mal rassure –raison pourquoi il s’impose comme la version kitsch du tragique ». Il existe un marché des raisons de vivre - observe l’auteur-, un marché sur lequel se font concurrence les sectes new age, l’homéopathie, la consommation bio, l’authenticité, la résilience, l’initiation, la méditation, le travail sur soi, les livres de sciences ésotériques et de spiritualités bouddhistes, zen ou tibétaine, l’engagement au service de l’Homme ou de la Nature. Ce seraient « des idéologies portatives, à usage personnel, nommées « éthiques », « reprises de sagesses antiques, mixées et compilées en livres ou en manuels de recettes magiques pour une vie heureuse, réussie, joyeuse et responsable ». « Vivre c’est perdre », l’être humain ne fait qu’accumuler des pertes dans sa vie, et ne peut se tourner ni vers l’avenir, ni vers le passé pour échapper au vide qui constitue son quotidien. La chronologie de l’inéluctable est marquée à chaque instant dans le processus de démolition qui accompagne son existence. Il reste le divertissement -rappelle l’auteur, en citant Pascal: « Sans le divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse ». Pour observer ensuite que lorsque le divertissement –« l’amusement, le jeu, le sport, le travail, la débauche, le vice, la philosophie et ses « exercices spirituels » s’avère un analgésique trop léger pour atténuer chez l’humain la maladie du temps, quand il ne suffit pas à le soulager du trouble du passé et de l’inquiétude de l’avenir, reste, plus efficacement, l’abrutissement que lui procure le pharmakon de l’alcool ou celui de la drogue –et, plus radical encore, le suicide ».
Je dirais que chaque humain fait du mieux qu’il peut, en fonction du désir qui l’habite, et que si « les idéologies portatives à usage personnel » peuvent l’aider à traverser l’existence, à s’en accommoder sans se suicider, alors, tant mieux. Il n’est pas exclu qu’il y trouve une sorte de satisfaction, de réconfort capable de transfigurer l’instant présent, en rendant supportable le sentiment du tragique et de l’inéluctable. En lisant cet essai, d'ailleurs agréable pour sa lucidité et pour ses incursions dans la pensée des stoïciens, de Montaigne, de Gracian, de Hobbes, de Sartre, je me disais, qu’après tout, son auteur faisait autrement ce qu'il reprochait aux vendeurs d'éthiques, aux « spécialistes du stress, de la dépression, de la médecine douce, de la résilience », à ceux qui se « taillent un franc succès commercial ». Sa « niche » critique devrait lui permettre de mener une existence confortable et de se consacrer aussi à sa passion, le surf, sur la côte atlantique, à Biarritz.. Mais il y a surtout dans cet essai, qui a eu l’effet peut-être paradoxal de me revigorer, une excellente observation que je partage totalement. L’auteur la formule dans les deux dernières pages: il s’agit des buts antinomiques que suivent l’éthique et l’art. L’une évoque ce qui devrait être en déniant et en condamnant ce qui est, pendant que l’autre expose ou surexpose ce qui est en restant indifférent à l’égard de ce qui devrait être. « Quand, par exemple, Platon fait dire à Socrate que la mort n’est que le passage de la vie « dans le corps » à la vie « sans le corps » ; ou quand Epicure assure à Ménécée que la mort n’est rien ; ou encore quand Spinoza déclare que la sagesse est méditation de la vie et non de la mort, il apparaît clairement que ces philosophes, au fond, partagent la même éthique : à vouloir exclure la mort « du champ de vision » des humains, ils visent, en toute démagogie -et, bien sûr, en vain- à amoindrir leur terreur et leur désespoir : « N’ayez crainte, leur bonimentent-ils, mourir n’est qu’une formalité et, d’ailleurs, il suffit d’apprendre ». A rebours, quand Flaubert, Proust, Céline, parmi d’autres stylistes du désastre, décrivent les destinées de leurs héros détruits par des épreuves personnelles ou historiques, rien de plus évident que leur littérature n’a d’autre intention, des plus impopulaires, que de désespérer les humains : « Quoi que vous fassiez, leur rappelle-t-elle, la réalité dans laquelle vous vous débattez sera toujours inacceptable ». Les lecteurs des artistes, des peintres du tragique ont un sens de l’humour que n’ont pas les lecteurs des dénonciateurs du Mal, ce qui expliquerait que « les romances éthiques plaisent davantage à la foule que les chefs-d’œuvre littéraires ». Je me rappelle une affirmation attribuée à Einstein, à propos de la créativité qui ne serait autre chose que de l'intelligence qui s'amuse. Je suis convaincue que la littérature, l’art le plus syncrétique, nous offre la possibilité, à travers des narrations identiques à nos propres existences, d’éprouver le plaisir d’un moment de lucidité retrouvée. C’est ce que Schopenhauer appelle « joyeuse révélation », ce moment où l’idée d’ordinaire refoulée que la vie ne nous donne la moindre satisfaction, et qu’elle nous humilie, surgit dans le champ de la conscience.
Un article publié sur un site de The New York Times s’interroge sur le bénéfice de la littérature à l’époque des curricula pauvres, de l’essor de l’Internet et de la culture du lien hypertexte. La grande littérature élargit l’imagination et affine nos sensibilités morales et sociales, la valeur civilisatrice de la fiction littéraire semble une évidence. Lire de la grande littérature nous améliore moralement. Le plus souvent, nous ignorons qui nous sommes réellement, nous attribuons nos échecs aux circonstances, et ceux des autres à leur mauvais caractère, bien que nous ne puissions pas nous considérer toujours une exception à la règle (si règle il y a) selon laquelle les gens font des mauvaises actions parce qu’ils sont simplement mauvais. Nous ne savons pas toujours pourquoi nous faisons ce choix et pas un autre, et nous ne sommes pas capables de reconnaître ces changements subtils qui s’opèrent dans les circonstances et qui nous font basculer d’un choix à l’autre. Est-ce que votre ami généreux et sociable qui lit Proust se comporte ainsi parce qu’il le lit ? Ou bien, les gens brillants, compétents socialement, empathiques sont plus susceptibles que d’autres d’éprouver du plaisir aux représentations complexes de l’interaction humaine que nous trouvons dans la littérature ? Nul ne saurait affirmer que fréquenter la littérature protège contre la tentation morale ou modifie le mal parmi nous. C’est sur le territoire de la recherche psychologique qu’il faut avancer. Nous savons que si vous donnez aux gens à lire l’histoire d’un meurtre d’enfant, ils vont éprouver -à court terme- des sentiments plus négatifs concernant le monde. Cela montre que les fictions appuient sur nos « boutons », mais cela ne montre pas qu’elles nous modifient émotionnellement. En tous les cas, la littérature nous aide à être plus prêts à devenir des experts moraux. Nous savons que, dans la vie réelle, l’expertise morale échoue et elle est relative aussi. L’exposition à la littérature en soi fait une différence positive auprès des personnes que nous finissons par être.
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