Cerveau et comportement
01/10/2018
(Photo- La vitrine)
L’émotion, la cognition et le comportement forment le triangle d’or des neurosciences sciences cognitives, qui se proposent d’expliquer la personne humaine par la connaissance du cerveau. Mais nous savons que déjà la philosophie, l’art, la littérature ont porté, au fil des siècles, une réflexion constante sur l’homme en tant que corps, âme, esprit, être de parole et de relation.
Spinoza : « L’âme est un certain mode déterminé du penser et ainsi ne peut être une cause libre, autrement dit, ne peut avoir une faculté absolue de vouloir ou de non vouloir ; mais elle doit être déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause, laquelle est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, etc. »
E.M. Cioran : « N’importe quel malade pense plus qu’un penseur. La maladie est disjonction, donc réflexion. Elle nous coupe toujours de quelque chose et quelquefois de tout. Même un idiot qui éprouve une sensation violente de douleur dépasse l’idiotie ; il est conscient de sa sensation et se met en dehors d’elle, et peut-être en dehors de lui-même, du moment qu’il sent que c’est lui qui souffre. Semblablement, il doit y avoir, parmi les bêtes, des degrés de conscience, suivant l’intensité de l’affection dont elles pâtissent. »
« Penser, c’est courir après l’insécurité, c’est se frapper pour des riens grandioses, s’enfermer dans des abstractions avec une avidité de martyr, c’est chercher la complication comme d’autres l’effondrement ou le gain. Le penseur est par définition âpre au tourment. »
« Depuis toujours je me suis débattu avec l’unique intention de cesser de me débattre. Résultat : zéro. Heureux ceux qui ignorent que mûrir c’est assister à l’aggravation de ses incohérences et que c’est là le seul progrès dont il devrait être permis de se vanter. »
Les sciences du comportement humain ne cessent de prendre de l’ampleur depuis le début des années 1990, sous la forme des sciences cognitives, qui s’inscrivent dans un idéal social majeur : celui de l’individu capable de convertir ses handicaps en atouts en exploitant son « potentiel caché ». Un défaut vu et connu devient une qualité potentielle. « La psychologie ne peut dire aux gens comment ils devraient vivre - écrit Bandura -, elle peut cependant leur fournir les moyens d’effectuer un changement personnel et social ». Le but des neurosciences cognitives est de voir comment le biologique, le psychologique et le social agissent de concert sur les circuits neuronaux, et comment trouver une forme de vie acceptable.
En passant, dans leur évolution, d’approches standardisées à des programmes individualisés et flexibles, les neurosciences cognitives permettent de nos jours le développement d’une science du comportement qui prend en compte la singularité individuelle. Nous sommes entrés dans un monde où l’amélioration de soi réussie fait de nous des personnes plus fortes et plus capables de coopérer avec autrui, de travailler pour un bien commun. Agir sur l’individu et sur la relation permet l’augmentation de la valeur de la personne, l’élargissement de soi. Le nouvel individualisme est que chacun devienne son propre psychologue, qu’il puisse arriver ainsi au bien-être par la compréhension de soi, donc par l’intelligence appliquée à soi-même. Ce changement est amorcé dans les années 1950, quand le monde de la psychothérapie se composait de pratiques diverses, comme la psychanalyse, les méthodes proposées par des post-freudiens (Eric Fromm), ou la psychologie humaniste de C. Rogers ou de A. Maslow, préoccupés par le sujet sain et le développement de son potentiel. Il existe des thérapies offrant des services de conseil, de guidance ou de support quelconque dans les universités ou les entreprises, pour des personnes qui ne sont pas des cas psychopathologiques. Ces thérapies ne sont pas seulement destinées aux malades névrosés, elles peuvent être employées pour accroître les possibilités de chacun, dans son travail, ses études, sa vie amoureuse ou familiale. C’est ainsi que la psychologie évolue en se démocratisant, en permettant à l’homme ordinaire de devenir l’expert de lui-même, car le savoir est disponible et l’expertise n’a qu’à passer dans les mains de chacun.
En 1977, Albert Bandura présente sa « Théorie de l’auto-efficacité » fondée sur l’affirmation que les procédures psychologiques, quelles que soient leurs formes, servent de moyens de création et de renforcement de l’efficacité personnelle. C’est la perception de l’efficacité personnelle qui entraîne, chez le sujet, les changements comportementaux, il faut aider le sujet à s’aider lui-même, à être l’agent de son propre changement. Il s’agit de produire un cercle vertueux où le sentiment de compétence contribue à motiver le sujet, état qui renforce à son tour le sentiment de compétence. Les individus eux-mêmes ont entre leurs mains à la fois la liberté accrue de choisir et l’autocontrôle. Une nouvelle dynamique se met en place, une dynamique positive de motivation-compétence qui rend l’individu capable de s’accomplir avec des libertés élargies de choisir. La créativité, l’initiative individuelle, le choix sont valorisés, car ils placent l’accent sur la capacité d’agir de l’individu et sur les comportements créatifs et innovants. Un individualisme de capacité voit le jour, la figure de l’individu créateur de valeurs connaît une extension considérable.
Toute vie devrait avoir la possibilité d’accéder à une individualité positive. Les découvertes en neurosciences vont dans ce sens : chaque cerveau, comme chaque être humain, est unique, l’un et l’autre sont marqués par un développement qui est l’expérience même de l’individu. Avec l’imagerie cérébrale, on franchit une autre étape, on entre dans l’ère de la biologie qui construit un pont entre le cerveau et l’esprit. Les technologies d’imagerie cérébrale, les sciences du cerveau et les sciences cognitives vont aboutir au lancement du projet américain Human Brain Project des années 1990. La conscience, les émotions, le jugement, la mémoire deviennent des objets de recherche dans les laboratoires. Dans les années 1990, parler d’émotions n’était encore affaire que de philosophes, d’artistes et de littéraires. Mais des spécialistes du cerveau s’en mêlent. Entre autres, l’Américain Joseph Le Doux, professeur de neurophysiologie à l’université de New York, établit une nouvelle hypothèse à partir de travaux menés sur le circuit de la peur chez les rats. Il montre qu’une partie des stimuli arrivant à notre cerveau via les organes sensoriels n’est pas immédiatement traitée dans le cortex préfrontal, siège de nos pensées rationnelles, mais dans une structure profonde et très ancienne : l’amygdale. Joseph Le Doux affirme alors que nous possédons un circuit des émotions, rapide, et un circuit du raisonnement, plus lent. Nous aurions donc deux routes cérébrales, l’une basse, rapide, émotionnelle, l’autre haute, lente, rationnelle, explique Daniel Goleman, psychologue clinicien américain, dans son ouvrage « L’Intelligence relationnelle ». La route basse emprunte des circuits neuraux qui traversent le tronc cérébral, l’amygdale et d’autres structures automatiques à l’importance majeure tels que le cortex cingulaire antérieur et le cortex orbitofrontal.
Le neuroscientifique Antonio Damasio va faire une découverte majeure : ces deux voies sont indispensables à notre bon fonctionnement. Dans son ouvrage « L’Erreur de Descartes. La raison des émotions » (1995), il explique que Descartes se trompait quand il séparait le corps et l’esprit, et que Spinoza avait raison. L’être humain est guidé par les émotions, mais il faut les connaître, et c'est le rôle de la Raison. Spinoza, considéré par Hegel comme le philosophe par excellence (« L’alternative est : Spinoza ou pas de philosophie »), est plus contemporain que jamais. Damasio explique le rôle majeur des émotions dans nos prises de décision, et pourquoi une décision rationnelle est une décision impossible.
L’initiative américaine lancée en 2013 de construire, sur le modèle du décryptage du génome humain, une cartographie approfondie de l’activité cérébrale, associe des équipes de neurosciences et de nanotechnologies (Brain Activity Map Project). A l’aide de cette cartographie et de la base de données, il faudra voir comment les différences entre les individus, et donc entre les façons dont leurs cerveaux respectifs sont câblés, sont reliées à leurs comportements, à leurs pensées, à leurs émotions, à leurs sentiments, à leurs expériences. Dans un article bilan sur la génétique appliquée à la psychiatrie, le directeur de l’Institut américain de santé mentale (NIMH –National Institute Of Mental Health), Steven Hyman, observait que « …à mesure que l’individu mûrit et acquiert de l’expérience dans la vie, les manifestations de n’importe quel trait comportemental, y compris la maladie mentale, reflètent les déroulements de l’individualité de cette personne et de l’histoire unique de sa vie ». La distance entre le biologique, le psychologique et le social est en train d’être comblée, une véritable science du comportement prenant en compte la singularité individuelle, une science personnalisante se dessine. Le cerveau est vu comme un système remarquablement plastique, qui fait que l’organisme crée en permanence une organisation et un ordre nouveaux qui répondent à la modification spécifique de ses dispositions et de ses besoins. Dans cette perspective, les concepts de « santé » et de « maladie » ne semblent plus tellement reliés à une « norme » rigidement définie. La recherche biologique montre que le cerveau et l’organisme disposent toujours de ressources pour que l’individu puisse trouver une solution créative à ses problèmes. L’individu est capable de surmonter la diminution causée par le mal, grâce à une création (une formule propre) qui correspond à ses besoins, et cela parce que le cerveau possède une remarquable souplesse de fonctionnement (connaissance distribuée, plasticité synaptique).
Les résultats des recherches montrent des variations concomitantes entre les circuits cérébraux et les pensées ou les émotions. Grâce à sa plasticité synaptique, le cerveau possède des capacités illimitées de modifications internes. On sait de nos jours que la méditation peut aider à recâbler notre cerveau, pour former des comportements nouveaux, et cette pratique prouve partout ses bénéfices (voir Rick Hanson). Les nombreuses thérapies cognitives-comportementales deviendront plus sensibles aux variations individuelles dans la physiologie et les gènes, plus orientées vers l’individualisation des résultats, et la science du comportement pourra alors mobiliser des acteurs de la clinique comme du social. La philosophie générale des neurosciences à ce jour consiste à corréler mécanismes cérébraux, comportements, pensées ou émotions. L’enjeu scientifique et l’enjeu moral ou social sont indissociables de la thérapie, de l’individu concret, et les trois aspects, biologique, psychologique et sociologique s’entremêlent au point de confondre la plasticité cérébrale et la plasticité au sens de l’éducabilité de l’individu ou de ses capacités à changer. Les thérapies, qu’elles soient psychodynamiques faisant appel à l’interprétation, ou cognitives-comportementales faisant appel à des pratiques d’entraînement, toutes partagent à présent un support social généralisé, basé sur des rituels de réparation pour refaire son être moral. Si ces rituels caractérisent toute société humaine (l’anthropologie les appelle des rites propitiatoires), dans les sociétés individualistes ils consistent à faire du mal une partie de soi en le socialisant, en le convertissant par un atout.
Prenons l’exemple de la thérapie narrative, l’une des thérapies brèves. Son but est de guider les patients vers un renouveau identitaire et l’enrichissement de leurs possibilités. La vie est considérée du point de vue de celui qui en fait le récit, elle devient donc une histoire et son narrateur, la personne qui consulte, en est l’auteur. L’identité du narrateur, forgée par son histoire, devient une entité mobile qui peut se redéfinir au gré des narrations, et des alternatives au récit dominant sont racontées et validées par le narrateur (patient/client). Cette conception narrative de l’identité constitue une révolution en psychologie. Cette navigation en collaboration permet d’envisager l’histoire de vie comme peuplée d’événements « uniques », existants et oubliés. Ce sont des conversations appelées externalisantes, dont le but est d’objectiver un problème, par opposition à la pratique culturelle courante d’objectiver les personnes. Elles permettent d’avoir une expérience de son identité qui soit distincte du problème. Le problème devient le problème, il ne devient pas la personne. Dans les conversations externalisantes, les métaphores jouent un rôle extrêmement important, car elles correspondent aux compréhensions spécifiques qu’a le narrateur (client/patient) de la vie et de sa propre identité.
Dans la société individualiste moderne, ces exercices de l’autonomie, qui sont en fait des rites modernes de réparation de son être moral, apprennent à l’individu comment devenir un agent de son propre changement. Par exemple, dans le traitement de certaines psychoses, les efforts pour établir du sens, pour construire des ponts entre les idées ou pour inventer de nouveaux styles de vie, témoignent d’un authentique travail de création. Ce trajet de transformation personnelle consiste donc en une socialisation de la négativité, car le mal est intégré comme une partie de soi. Ces pratiques s’insèrent dans la longue histoire des exercices spirituels et des pratiques de l’intériorité en Occident. Ils sont à ce jour les exercices émotionnels à destination de tous. Car la vie sociale actuelle offre des possibilités largement accrues de convertir des émotions incontrôlables en socialisant la négativité. Aux Etats-Unis, les groupes, programmes et organisations dirigés par une personne avec une sérieuse maladie mentale sont deux fois plus nombreux que les organisations de santé mentale dirigées par un professionnel. L’idée est de socialiser la négativité, en fixant la signification sur un support: écrire, parler aux autres en nommant et en objectivant les symptômes. Vivre dans une société, c’est participer d’un sens commun -les croyances partagées- par lequel l’individu agit spontanément comme les autres, emploie les règles d’une grammaire sociale à laquelle il ne fait pas plus attention qu’à celles de la grammaire quand il prononce des phrases. Le langage est coextensif à la société, à savoir qu’il ne dépend pas de la volonté humaine, il est hérité, donc naturel. Chacun y fait sa place en se l’appropriant peu à peu et plus ou moins bien. Ainsi donc, dans les itinéraires de transformation personnelle des individus modernes, deux manières de refaire son être moral coexistent : la quête d’intelligibilité (thérapie psychodynamique) et l’apprentissage par l’exercice (thérapies cognitives-comportementales).
Références
Alain EHRENBERG, la Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Editions Odile Jacob, 2018
SPINOZA, Ethique, De la nature et de l’origine de l’âme, Editions GF Flammarion 1965
E.M. Cioran, Ebauches de vertige », texte extrait d’Ecartèlement, collection folio, Gallimard, 1979)
Michael WHITE, Cartes des pratiques narratives, Editions Le Germe, 2009
Voir aussi : Rick Hanson, The Neuroscience of Lasting Happiness (https://www.rickhanson.net)
Cours CEFRO –Développer ses compétences émotionnelles, 2011-2014
Vous pouvez aussi lire d’autres notes archivées, en recherchant par mots-clés : « Rick Hanson », « bonheur », « méditation », « cerveau », « thérapie narrative », « émotions », «passions », « neurosciences », « littérature », « psychologie », etc…
2 commentaires
Merci pour cet article très instructif
EC
Merci pour votre intérêt! C.L
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