Dikè et Hybris
01/09/2019
(Photo- L'arbre rouge)
L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. (…) Toute notre dignité consiste donc en la pensée. (PASCAL, Pensées)
Dans son livre Apprendre à vivre. La sagesse des mythes, Luc FERRY revisite la mythologie grecque pour nous livrer une belle leçon de philosophie. Il faut retenir trois idées fondamentales de la cosmogonie, c'est-à-dire de la naissance des dieux et des hommes.
La première, c’est que la vie bonne, même pour les dieux, peut se définir comme une vie en harmonie avec l’ordre cosmique. Rien n’est supérieur à une existence juste, au sens où la justice (dikè) est d’abord la justesse, c’est-à-dire le fait d’être en accord avec le monde organisé, bien partagé, qui est sorti péniblement du chaos. Telle est désormais la loi de l’univers, loi fondamentale en vérité et à laquelle les dieux eux-mêmes sont soumis. Le destin est la loi du monde, même les Immortels lui sont soumis.
La deuxième idée découle directement de la première : si l’édification de l’ordre cosmique est la conquête la plus précieuse des Olympiens, alors il va de soi que la faute la plus grande qui puisse être commise aux yeux des Grecs et dont toute la mythologie ne cesse de nous parler, c’est l’hybris, la démesure orgueilleuse qui pousse les êtres, mortels comme immortels, à ne pas savoir rester à leur place au sein de l’univers.
« Connais-toi, toi-même », la devise inscrite sur le temple de Delphes, le temple d’Apollon, ne signifie pas l’introspection mais la connaissance de ses propres limites, de son lieu naturel dans l’ordre cosmique, dans un univers ordonné, harmonieux, sorti du chaos. Un univers qui n’est pas figé, car il y a toujours des éléments dysharmonieux ou contraires à intégrer : sans les forces chaotiques, le monde serait mort, plus rien ne s’y passerait, il faut donc préserver cette part de mouvement qui est indispensable à la vie. L’hybris n’est rien d’autre qu’un retour des forces obscures du chaos, un crime contre le cosmos lui-même.
La troisième idée est que la vertu la plus grande, la justice, dikè, se définit à l’exact inverse comme un accord avec l’ordre cosmique. Pour l’homme, l’hybris la plus grande consiste à défier les dieux, ou à se prendre soi-même pour leur égal, et d’innombrables récits mythologiques tournent autour de cette question centrale.
Le cosmos, l’ordre harmonieux, dikè, la justice, c’est-à-dire l’accord avec cet ordre cosmique, et hybris, le désaccord ou la démesure par excellence, voilà les trois maîtres mots du message philosophique qui se dégage de la mythologie. Quelle place pour les hommes dans cet univers des dieux, dans cet ordre cosmique fait davantage pour les dieux que pour les humains ? La construction grandiose qu’est la mythologie nous transmet une vision du monde par rapport à laquelle nous pouvons nous situer, chacun d’entre nous, avec ses particularités, ses goûts, ses travers, son contexte familial, social, géographique, avec tout ce qui fait qu’un individu est un individu singulier mais qui peut conduire son existence de façon à trouver un peu de bonheur et de sagesse. Une vie bonne, plus exactement, une vie selon dikè, en opposition à une vie mauvaise, une vie selon l’hybris.
Toutes ces histoires, que nous avons lues quand nous étions enfants, nous sont racontées et mises en perspective : elles sont toutes liées entre elles et forment un ensemble transmis par les mythographes à travers les siècles. Les deux mondes, celui des dieux et celui des mortels, interfèrent. Ces êtres de légende n’ont jamais existé, nous connaissons leurs aventures grâce aux « biographes » qui racontent leur vie comme s’il s’agissait de personnages historiques réels, alors qu’ils ont pris forme dans l’imaginaire et l’esprit grec: Ulysse, Héraclès, Thésée, Jason, Persée, Œdipe, Antigone.. Les dieux et les héros ont tous un côté fort, titanesque, mais aussi extrêmement violent, car il n’existe pas de combat pour l’ordre sans brutalité, pas de lutte pour le cosmos sans violence aveugle. C’est le tribunal céleste, l’Aéropage, qui sanctionne la violence, le châtiment étant en proportion du crime.
Par exemple, Dédale est condamné à l’exil, ce qui, pour l’époque et dans la vision grecque, était pire que la peine de mort. La vie bonne, comme témoigne l’histoire d’Ulysse, c’est la vie en harmonie avec son « lieu naturel », avec sa place dans l’ordre cosmique établi par Zeus. Alors, en être chassé, c’est être une âme damnée, condamné à une vie de malheur, donc pire que la mort. Un autre exemple, le fameux toucher d’or de Midas : le don magique qui permet de transformer l’organique en inorganique, le vivant en métal, représente une menace directe pour l’harmonie et la préservation de l’ordre cosmique tout entier. C’est l’hybris qui menace toujours l’harmonie. Les êtres qui en sont animés commettent une faute, un crime, et le cosmos, incarné dans la personne des dieux, répare les choses et rétablit la justice, de manière brutale mais logique. Le destin, qui n’est qu’une autre façon de désigner l’ordre cosmique, reprend toujours ses droits, justice est faite et tout devra rentrer dans l’ordre. Il n’y a rien à faire contre le destin, mais malgré tout, les humains ne peuvent s’empêcher d’essayer.
Néanmoins, observe l’auteur, une question grave sort tout à fait de ces schémas : comment comprendre les malheurs qui adviennent aux pauvres humains lorsque ceux-ci n’ont rien fait de mal ou d’extraordinaire ? Pourquoi toutes ces calamités qui s’abattent sur nous sans que nous y puissions rien ? Pourquoi les mortels sont souvent « punis » sans avoir péché ? Quel sens donner à ce scandale qu’est le malheur humain quand il semble parfaitement injustifié ? Et c’est à cette question que répond le mythe d’Œdipe. Il faut, si l’on veut vraiment comprendre le mythe d’Œdipe et ne pas se borner aux clichés habituels de la psychanalyse ou de la philosophie moderne, remonter bien en amont d’Œdipe lui-même. C’est dans ce qui précède sa naissance que l’on trouvera l’origine de ses maux. Une conception du monde qui n’a rien d’absurde car on peut donner beaucoup d’exemples qui illustrent encore de nos jours le fait qu’un monde déréglé, sur le plan social comme naturel, anéantit des êtres qui n’ont rien à se reprocher de particulier. Œdipe, c’est clair, n’a rien su ni voulu de ce qui est arrivé. De toute évidence, comme le prouve la place cruciale occupée par les oracles, et avec eux, par les dieux, il est le jouet d’un destin supérieur qui lui échappe de toutes parts. (…) La vérité, c’est qu’une malédiction ancienne pèse d’emblée sur toute la lignée des rois de Thèbes, et cette malédiction, liée à un dérèglement initial, ne peut prendre fin qu’après une remise en ordre de la famille et de la cité. Or, cette dernière passe, au final, un peu comme dans les mythes de Deucalion ou de Noé, par la destruction totale des protagonistes. Les malheureux n’y peuvent rien, et c’est cela qui est tragique.
La malédiction est liée à Laïos, le père, et à son crime commis à l’encontre du fils de Pélops. Un jour, Laïos tombe amoureux du jeune Chrysippe, le fils de Pélops, il tente de le violer, et le jeune homme, horrifié, se suicide. Pélops, fou de douleur, lance une invocation aux dieux : si jamais Laïos a un fils, que ce dernier le tue, et que la ville de Thèbes soit détruite. Et tout va s’enchaîner implacablement, en respectant la proportion entre la faute et la punition. Selon certains mythographes, Héra et Apollon ne pardonneront jamais aux Thébains d’avoir placé Laïos à la tête de leur ville sans jamais penser un instant à punir son crime. La tragédie d’Eschyle explique très bien cela. Il n’est pas question dans cette tragédie de psychologie, mais de cosmologie et du destin aveugle -ce qui est tout autre que l’inconscient personnel- qui rétablit l’ordre lorsque le système a été, pour une raison ou pour une autre, chamboulé. (…) Si les générations n’existaient pas, le cosmos serait figé pour l’éternité dans un ennui complet. Mais l’existence des générations, c’est aussi le risque constant de dérapages tragiques. (…) Le désordre inhérent sur notre terre est lié au temps et à la vie, on ne peut supprimer l’histoire, les générations, les humains mortels, par conséquent des malheurs leur sont réservés. Le hasard fait partie de la vie, la contingence est inhérente à l’histoire, et malgré les pouvoirs gigantesques que nous donne la science de nos jours, le destin nous échappe et nous échappera de toutes parts.
La sagesse grecque, que les mythes vont léguer à la philosophie antique, observe donc qu’un monde déréglé produit des malheurs injustes. Là où un chrétien, par exemple, pensera que tout est voulu et surveillé par Dieu, et il voudra chercher un sens dans la folie des hommes, une explication, liée à la responsabilité et au libre-arbitre, les Grecs voient autre chose. Il s’agit pour eux d’accepter l’absurdité du monde comme il va, de l’aimer comme il est. De « faire avec ». Il ne s’agit pas de résignation, mais d’une incitation à développer notre ouverture au monde, à profiter de la vie tant qu’elle est là, ce qui suppose un certain rapport au temps, que nous, Modernes, avons largement perdu. Nous ne maîtrisons pas tout, et nous pouvons nous inspirer de la vision des Anciens. Selon le stoïcisme, les deux maux qui pèsent sur l’existence humaine, les deux freins qui la bloquent et l’empêchent d’accéder au plein épanouissement qui résulte de la victoire sur les peurs, sont la nostalgie et l’espérance, l’attachement au passé et le souci de l’avenir. Le passé nous tire en arrière par les « passions tristes » (Spinoza) : la nostalgie, quand le passé a été heureux, la culpabilité, le remord et les regrets, quand il a été douloureux. Pour accéder à la sagesse, pour être sauvé, dans le sens de vivre sans les peurs, il faudra apprendre à vivre sans la nostalgie du passé, ni la crainte de l’avenir, car ce sont là des dimensions fictives du temps. Il n’y a pas de plus grand obstacle à la vie bonne que la crainte. La sagesse grecque est profondément liée à l’amour du réel, qu’il faut vivre pleinement dans son instant présent, et aussi sous ses deux formes, aimable ou tragique. Nietzsche parle d'« amor fati », l’amour du destin : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles (…) - tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable. Or, il faut aimer l’inéluctable.
Néanmoins, il y a plus que l’amor fati. Il y a quelque chose lié à la condition humaine, telle qu’elle, car on ne peut dire « oui » à tout ce qui advient. Il suffit de regarder les horreurs de l’Histoire. Entre la sagesse minimaliste -apprécier la vie tant qu’elle est bonne-, et la sagesse maximaliste -aimer le réel sous toutes ses formes-, il existe une troisième voie, dessinée presque implicitement dans la tragédie grecque (le mythe d’Antigone). Au sein de l’ordre cosmique, la condition humaine a un potentiel subversif, elle critique ce qui est et se révolte.
La vraie vie, la vie bonne, pour nous comme pour les dieux, c’est cosmos et chaos réunis, mortels et Immortels ensemble. De là, la place de Dionysos, et l'on se souvient de l’analyse que fait Nietzsche dans La Naissance de la tragédie, de l’apollinien et le dionysiaque, tous deux inséparables et nécessaires à la vie. Avec cosmos tout seul la vie s’arrête, figée, mais avec chaos seul, ce n’est pas mieux : elle explose. (…) Il faut intégrer l’ennemi en soi, ne pas le laisser au-dehors, ce serait trop dangereux, mais, pis encore, trop ennuyeux. Si ces constructions mythiques nous touchent aujourd'hui encore de manière si intime, c’est parce qu’elles nous parlent de nous, les mortels, autrement que le font les religions : en termes de spiritualité laïque, et non de croyance, en termes de salut humain plus que de foi en Dieu.
Ce qui est émouvant, dans la trajectoire d’Ulysse, c’est qu’il fait tout pour s’en tirer par lui-même, en essayant d’être lucide, en restant à sa place, en refusant l’immortalité et l’aide trop facile des dieux. Certains, bien entendu, comme Athéna et Zeus, vont lui porter secours, d’autres vont lui pourrir la vie -c’est le cas de Poséidon. Mais au final, c’est lui qui s’en tire par lui-même, en assumant la mort qui l’attend. A cet égard, seule la philosophie reprendra le témoin. (…) Dans une époque comme la nôtre, où les religions s’estompent chaque jour davantage -je parle ici de l’espace laïque des Européens, pas des continents encore marqués par la théologico-politique -, la mythologie grecque explore une question qui nous touche comme jamais : celle du sens de la vie hors théologie, et c’est cela, au fond, qui peut encore nous servir de modèle pour penser notre propre condition. Voilà pourquoi je voudrais insister à nouveau, pour finir, sur le caractère paradoxalement laïque et non religieux, humain et parfois trop humain, de la sagesse ou de la spiritualité que la mythologie va léguer à la philosophie.(…) C’est cette continuité, par-delà la rupture, qui permet de comprendre comment la philosophie va reprendre à son compte la question de la vie bonne en termes de salut, par rapport à la finitude et à la mort donc, tout en abandonnant au statut d’illusions les réponses religieuses. (…) Enfin, la figure du philosophe va émerger, différente de celle du prêtre : son autorité ne vient pas des secrets qu’il détient, mais des vérités qu’il rend publiques, pas des mystères occultes, mais des argumentations rationnelles dont il est capable. (…) C’est ainsi que Platon, les stoïciens, Spinoza, Hegel ou Nietzsche, par exemple, continueront de s’intéresser, chacun à leur façon qui se veut bien en rupture radicale avec les religions constituées, à la problématique du salut en même temps qu’à celle de l’éternité. Nul hasard, en ce sens, si, chez Platon et Aristote, le sage est celui qui meurt moins que le fou, s’il s’agit, comme le dit la fin de « l’Ethique à Nicomaque », le grand livre de morale d’Aristote, de se "rendre immortel autant qu’il est possible".
Il ne faut pas confondre morale et spiritualité. La morale, c’est est le respect de l’autre, de sa liberté, de son droit à chercher le bonheur. Elle n’empêche ni de vieillir, ni de mourir, ni de perdre un être cher, ni d’être malheureux en amour ou de s’ennuyer dans une vie quotidienne engluée dans la banalité. La philosophie, à la différence des religions, est une spiritualité laïque, une doctrine du salut sans Dieu, une tentative pour se sauver des peurs sans recourir ni à la foi, ni à un être suprême, mais en exerçant sa simple raison et en essayant de s’en tirer par soi-même. Il s’agit d’apprendre à vaincre les peurs liées à la finitude pour parvenir à la sagesse, à la sérénité. La philosophie naît en Grèce, là où le mythe a préparé le terrain en réfléchissant de façon profonde à la condition des mortels au sein de l’univers.
Références:
Luc FERRY, Apprendre à vivre -2. La sagesse des mythes, Editions J’ai lu, 2009
2 commentaires
Bravo, Carmen.
Toujours des analyses brillantes de tes lectures et notamment cette dernière.
Je t'embrasse.
Merci à toi, Marie-Claude, de m'en avoir parlé. Une lecture très bénéfique. Je t'embrasse.
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