L'adaptation hédonique
01/02/2020
(Photo- Nice, mimosa en janvier)
En apprenant à accepter nos émotions, nous apprenons en même temps à cultiver la lucidité. Si nous acceptons de vivre avec nos sentiments inconfortables, ils cessent de diriger notre vie. Ce n’est ni de l’apathie, ni de la résignation, mais une attitude qui nous conduit à ne plus chercher à contrôler ce que, en définitive, nous ne contrôlons pas. L’idéalisation (ou l’habitude de positiver à tout prix) est un refus de la réalité. La lucidité est la capacité à se désillusionner et à voir la réalité comme elle est, et non comme on aimerait qu’elle soit.
« Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie souffrances, inquiétudes, pesantes mélancolies, dont vous ignorez l’œuvre en vous ? » (Reiner Maria Rilke, « Lettres à un jeune poète »). Nous sommes prisonniers de tout ce contre quoi nous luttons, que ce soit par le refus, la fuite ou le déni, et cela dans la mesure de l’énergie que nous mettons à combattre. C’est en acceptant d’aller au cœur de nos difficultés, sans jugement, pour les observer et les traverser, que nous réussirons progressivement à nous en libérer. Il faut toujours respecter la réalité.
« Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre. », écrit Spinoza. Ce n’est sans doute pas facile, mais ce n’est pas impossible. J’ai rencontré à proprement parler Spinoza en 2003 - bien sûr, je le connaissais depuis l’époque de mes études universitaires, mais cette année-là, il s’est présenté sous la forme de deux ouvrages que j’avais achetés à la librairie de "Virgin", à Nice : « Traité de la réforme de l’entendement », « Court traité », Les Principes de la philosophie de Descartes », « Pensées métaphysiques », et « Ethique », aux Editions GF Flammarion. Il m’a énormément aidée. Reconnu comme le philosophe le plus ardu (« L’alternative est : Spinoza, ou pas de philosophie », écrit Hegel), Spinoza est le créateur d'un système proposant un certain chemin de sagesse vers la joie et la liberté authentiques. Ce qui a été surprenant, voire mystérieux, pour moi, c’est que je n'ai pas ressenti la nécessité d'une quelconque explication ou présentation avant la lecture. Le texte français, et un peu plus tard, le texte roumain offert par une amie de retour de Bucarest (le volume « Etica », publié aux Editions Humanitas), m’ont permis un accès direct aux démonstrations (à travers deux traductions du latin). Je lisais le crayon à la main, je notais le numéro de certaines pages pour y revenir. J’étais profondément impressionnée, heureuse, et c’est sûrement grâce à Spinoza que je n’ai pas fini par "étrangler" (façon de parler...) la vieille dame odieuse chez qui on m'avait proposé de faire des "petits travaux de secrétariat" pendant un mois caniculaire. La raison l’ayant emporté sur la colère, j’ai réclamé mon employeuse à l’ancienne Anpe (l'actuel Pôle Emploi, d'ailleurs tout aussi efficace), au lieu de l’étrangler, ce qui étant plus juste m’avait rendu mon calme.
Le bonheur n’est pas quelque chose de fait, mais il vient de nos propres actions, dit le Dalaï-Lama. Les chercheurs sont arrivés à la conclusion que le bonheur comporte trois éléments distincts : la prédisposition génétique (50%), les circonstances de la vie, à savoir des éléments sur lesquels nous n’avons pas le contrôle - sexe, âge, ethnie, éducation, occupation, voisinage, santé - (10%), et ce que nous faisons et nous pensons (40%), le seul élément sur lequel nous avons le contrôle. Cela veut dire que les intentions et les stratégies que nous mettons en œuvre pour atteindre nos buts peuvent influencer sérieusement notre satisfaction. Le plus grand problème auquel nous nous confrontons est l’adaptation hédonique, autrement dit la routine, le fait de s’habituer à quelque chose qui cesse de nous procurer le même plaisir.
L’adaptation hédonique est définie comme « la tendance observée des humains à revenir rapidement à un niveau de bonheur relativement stable en dépit d’événements positifs ou négatifs majeurs ou de changements importants dans leur vie ». Ce phénomène a deux versants, l’adaptation hédonique fonctionnant dans les deux sens: il peut avoir un effet positif, face à des événements désagréables, difficiles, voire traumatiques. Dans ces cas-là, l’adaptation hédonique nous permet de nous habituer à la difficulté, de faire vivre des émotions positives à côté de nos émotions négatives, et de retrouver, plus ou moins rapidement, notre niveau de bonheur stable, normal.
Notre cerveau est doté de mécanismes attentionnels qui optimisent son fonctionnement : les stimuli nouveaux, surprenants, effrayants, attirent automatiquement l’attention au détriment de ceux qui sont routiniers et habituels. C’est bien cette configuration qui a permis à nos ancêtres de survivre dans un environnement hostile. Notre cerveau est donc un expert pour s’adapter à l’environnement dans lequel il évolue : grâce à cette faculté, il peut économiser des ressources attentionnelles et les consacrer à des tâches volontairement choisies. Le problème, c’est que les éléments qui pourraient le réjouir, mais qui sont devenus habituels, disparaissent du champ de la conscience. Autrement dit, nous ne nous rendons plus compte de ce qui pourtant contribue à notre bonheur (par exemple, l'éphémère, qui nous apporte toujours quelque chose si nous sommes capables de nous en apercevoir). Du fait de la focalisation sur ce qui nous manque, à un moment donné, nous avons tendance à surestimer les bénéfices attendus, ou à être dans le déni des inconvénients. Une fois la chose acquise, elle aurait moins de saveur que nous pensions.
Nous pourrons éviter cela en faisant chaque jour des choix dynamiques pour la joie, même très simples: nous arrêtons de nous faire des soucis, nous nous concentrons sur le moment présent, nous méditons quelques minutes, nous développons des stratégies pour tenir le coup. L’essentiel est de trouver des manières pour faire face à une activité stressante, plutôt que de rester dans la frustration. Ecrire, jardiner, faire du vélo, écouter de la musique, marcher, etc. Et surtout, si possible, investir dans des contacts réels, et non virtuels, car une connexion réelle signifie comprendre, accepter, entendre l’autre, et s’autoriser soi-même à être compris, entendu et accepté. En 1987, le psychologue américain Daniel Wegner a mené une expérience célèbre sur la répression des idées. Il a demandé à un groupe de sujet de ne pas penser à un ours blanc. Chaque fois que l’image de l’ours blanc faisait irruption dans leur esprit, ils avaient pour consigne d’actionner une sonnerie. Ils ont eu beau essayer, aucun des sujets n’est parvenu à éviter l’idée interdite pendant plus de quelques minutes. Wegner y voyait l’action de deux processus contradictoires : d’une part, les efforts de notre esprit s’efforçant de penser à n’importe quoi d’autre qu’à cet ours blanc, tandis qu’une autre partie de nous-même pousse subtilement vers notre conscience l’élément que nous souhaitons éviter.
Les chercheurs en psychologie positive ont identifié des pratiques qui permettent de contrer provisoirement l’adaptation hédonique, par exemple la pratique de la reconnaissance, l’esprit de gratitude (identifier le soir, avant de s’endormir, trois éléments positifs arrivés dans la journée). Sauf que nous nous habituons aussi à l’expression de la reconnaissance, ce qui atténue les vertus bénéfiques au fil du temps. Un peu comme les « nobles causes » : si nous nous y habituons, nous y devenons moins sensibles… C’est finalement une question de dosage, de proportions, de gestion. La routine est nécessaire, car elle permet d’avoir des repères et offre un certain cadre et une sécurité, mais elle ne procure ni la joie ni le bien-être durable. Alors, nous pouvons faire appel au procédé de la « soustraction mentale » : plutôt que d’exprimer de la gratitude pour un bien, imaginer en être privé, c’est-à-dire, imaginer le pire et être heureux de constater qu’il ne s’est pas produit. Ce n’est pas en pensant au meilleur que l’on devient plus heureux, mais aussi en imaginant le pire auquel on a la chance de ne pas être exposé. Il paraît que l’on obtient ainsi un bonheur un peu plus durable que celui prêché par les coachs du développement personnel qui répètent qu’il faut penser positivement, qu’il faut voir le meilleur dans chaque événement, qu’il faut donner des interprétations favorables aux choses. « Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre », dit l’écrivain Philippe Delerm. C’est-à-dire, souvenons-nous qu'il faut en profiter alors qu’il est encore proche de nous !
Je ne suis pas très sûre que le bénéfice à imaginer cela soit automatique, car l’idée de la disparition d'une personne qui nous est chère pourrait déclencher tout aussi bien une angoisse paralysante. Bien entendu, chacun fait comme il peut. Mais entre la religion et Spinoza, c'est ce dernier qui est de loin le plus réconfortant (à condition que vous soyez à l'aise avec l'idée d'un Dieu immanent, et non transcendant): l’imagination ne saurait apporter un pouvoir de certitude aussi fort que la raison. Pour Spinoza, les deux types d’affects, la joie et la tristesse, sont les deux sentiments fondamentaux. La joie qui vient d’une rencontre heureuse (avec une chose, une personne, une idée, autrement dit avec ce qui est adéquat à notre nature profonde, nous convient et nourrit notre être) accompagne toute augmentation de notre puissance d’agir, tandis que la tristesse accompagne toute diminution de notre puissance d’être et d’agir. C’est donc par ces trois sentiments de base - le désir, la joie, la tristesse - que nous persévérons dans notre être, et cela est une loi universelle, mais c’est grâce à la raison que nous pouvons organiser notre vie pour diminuer la tristesse et augmenter la joie. Il ne faut pas diminuer ou supprimer le désir, parce qu'il est la seule force qui peut véritablement nous faire changer, mais il faut l’orienter par la raison. « "Qui se connaît lui-même et connaît ses affections clairement et distinctement, est joyeux."
Chaque être humain a ses propres prédispositions et ses propres capacités à jouer ou à déjouer l’adaptation hédonique. Dans certains cas, elle ne fonctionne pas, le sujet ne peut revenir à un niveau normal, et il n’y a pas de résilience possible non plus: par exemple, si le sujet a subi des traumatismes insurmontables dans son enfance, il pourra mettre en place, pour survivre, un mécanisme de défense allant au clivage du moi, au trouble dissociatif de l’identité.
Le fragment littéraire qui suit décrit un cas de personnalité multiple.
« - Eva, reprit doucement Leienberg [le psychiatre] après un long silence, nous avons tous -je dis bien tous -des angoisses que nous préférons taire. Par honte, le plus souvent, ou pour d’autres raisons. C’est on ne peut plus normal. Humain. Mais quand ces angoisses deviennent trop importantes, on ne peut plus faire comme si de rien n’était. Au contraire, il faut les nommer pour neutraliser la peur et le pouvoir qu’elles exercent. Vous comprenez ? »
« - On dirait que fréquenter Eva Rossbach n’est pas très bon pour ma santé, répondit Leienberg…(…)
- Que voulez-vous dire ?
- Je pense avoir diagnostiqué, ou plutôt expérimenté à mon corps défendant, un TMP chez Mme Rossbach.
- Un quoi ?
- Un trouble de la personnalité multiple. Il y au moins deux identités qui cohabitent chez ma patiente. L’une d’elles m’a agressé, et je peux vous dire que ce n’était pas Eva.
- Quoi ? Comment ça, ce n’est pas Eva Rossbach qui vous a agressé ? C’était elle sans être elle ?
- Je sais que c’est difficilement concevable. Imaginez que deux personnes différentes se partagent le même corps. Ce trouble est rare et survient à la suite de sévices physiques et/ou sexuels subis dans l’enfance. L’enfant a recours à ce mécanisme de défense pour survivre. Une fois que la dissociation s’est opérée, l’autre personnalité prend le relais lors de scènes traumatisantes. Par exemple, s’agissant de violences sexuelles, la personnalité primaire, l’hôte, se met en retrait dès qu’elle reconnaît les signes d’un viol imminent, et la deuxième, la personnalité victime, se met en avant. C’est elle qui endure les sévices sans que la personnalité hôte s’en rende compte. Ensuite, la personnalité victime se retire et l’hôte reprend sa place sans avoir la moindre idée de ce qui s’est passé.
- Chaque personnalité sait que l’autre existe ?
- Dans certains cas, oui, dans d’autres, non, dans d’autres encore, une seule personnalité est au courant. (…) Les parents violents ont tendance à le devenir de plus en plus au fil du temps. Ils perçoivent dans chaque action de leur enfant une hostilité à laquelle ils répondent par des violences qui vont en s’empirant. Des études montrent que certains de ces parents se sentent agressés par la simple présence de leur enfant dans la même pièce. La violence va souvent de pair avec une stimulation sexuelle et agit comme une drogue. Plus le temps passe, plus la dose nécessaire pour parvenir à la jouissance est élevée. Une fois atteint le point où la dose ne peut plus être augmentée, soit le parent tue l’enfant, soit il cherche un autre moyen de satisfaire ses pulsions, par exemple en livrant l’enfant à des inconnus… (…)
- Que va devenir Eva ? finit par demander Brosius.
Menkhoff haussa les épaules.
- Aucune idée. Tout ce que je sais, c’est qu’elle sera déclarée irresponsable. Elle va sans doute rester un certain temps dans une institution fermée. D’après le Dr Leienberg, il existe des thérapies efficaces qui visent à réorganiser l’esprit comme une sorte de grande maison où chaque personnalité a sa chambre et apprend à cohabiter avec l’autre. La personnalité hôte la gère officiellement et veille à ce que chacun ait son temps de parole, un peu comme en colocation. » ( Arno STROBEL, Der Sarg, Ficher Verlag GmbH, 2013/ Enterrées vivantes, Editions de l’Archipel, Paris, 2017)
Références
Archives CEFRO: Acceptons nos émotions (I)
Archives elargissement-ro: Intégration -modèle français
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