Le cerveau vieillissant
01/10/2020
(Photo- Restaurant dans le Vieux-Nice)
C’est le deuxième récit clinique que j’ai choisi dans l’ouvrage d’Oliver Sacks et auquel fait référence la note précédente.
Le neurologue a examiné pendant plus de 50 ans des milliers de personnes âgées, atteintes de la maladie d’Alzheimer et d’autres types de démence, dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite, et ce qui l’a toujours frappé a été l’immense diversité des atteintes cliniques observées. Malgré des processus pathologiques fondamentalement similaires, le spectre des symptômes et des dysfonctionnements n’est jamais exactement semblable d’un sujet à l’autre, car les dysfonctionnements neurologiques interagissent avec tout ce qui est propre et spécifique à l’individu concerné : ses forces et ses faiblesses préexistantes, ses facultés intellectuelles, ses compétences, son expérience, son caractère et son style personnel, son mode de vie.
La maladie d’Alzheimer débutante n’est jamais un symptôme complet d’emblée, mais le plus souvent ses manifestations initiales peuvent être confondues avec l’effet d’un petit accident vasculaire cérébral ou d’une tumeur bénigne, et c’est plus tard seulement que la généralisation de cette atteinte devient évidente (d’où l’impossibilité de la diagnostiquer précocement). Les premiers symptômes sont généralement bénins (des problèmes langagiers ou mnésiques aussi mineurs que la difficulté à se souvenir des noms propres, ou des problèmes d’ordre perceptuel ou intellectuel -ne pas comprendre une blague ou ne pas pouvoir suivre une argumentation). Ce sont en général les fonctions le plus récemment acquises qui sont affectées en premier - les fonctions associationnelles complexes. Dans cette première étape, les dysfonctions tendent à être fugitives et momentanées, mais des perturbations plus accentuées de la cognition, de la mémoire, du comportement, du jugement, de la désorientation spatio-temporelle ne tardent à apparaître, jusqu'au moment où tous ces symptômes sont réunis, et c’est le stade de la démence globale profonde. A ce stade, les troubles sensoriels moteurs, la rigidité musculaire, les crises d’épilepsie ou de parkinsonisme, qui se déclarent souvent quand la maladie s’aggrave, peuvent provoquer des changements de personnalité chez certains malades en les rendent agressifs ou violents. Et il peut arriver qu’aucune réaction au niveau des réflexes émanant du tronc cérébral ne soit évidente. Malgré les différences d’un sujet à l’autre, cette maladie destructrice permet d’observer tous les troubles corticaux et sous-corticaux possibles. Tôt ou tard, les patients deviennent incapables de communiquer et de décrire ce qu’ils ressentent, ils finissent par se murer dans le silence. Seuls l’intonation d’une voix, le toucher ou la musique peuvent leur provoquer une brève réaction, mais cela aussi va être perdu, avec la conscience, car le cortex ne fonctionne plus et ils n’ont plus de soi, ils meurent donc psychiquement.
Les symptômes de la démence sont multiformes et les tests standard ne sont pas éclairants. Ils peuvent être utiles aux médecins pour dépister des sujets à risque ou pour délimiter le contour des populations dont le patrimoine génétique sera étudié afin d’essayer de nouveaux médicaments, mais ils ne permettent pas de comprendre comment la maladie se manifeste en réalité, ni les réactions des patients, ni le type d’aide qui leur conviendrait le mieux (que cette aide soit extérieure ou que le patient se vienne lui-même en aide). Une patiente s’est aperçue que, peu de temps avant de tomber malade, elle ne pouvait plus lire l’heure sur sa montre : elle voyait toujours où se trouvaient des aiguilles, mais elle ne parvenait pas à interpréter leur position. Au début, c’étaient des instants très brefs, qui se sont aggravés, la position des aiguilles finissant par être inintelligible en permanence. La patiente se sentait humiliée et horrifiée par ce processus pathologique sur lequel elle n’avait aucun contrôle. Consciente de son état, elle a eu une idée de génie : porter une montre digitale et s’entourer de réveils digitaux. Sa capacité de lire l’heure et d’organiser son emploi du temps lui ont été restitués durant trois mois.
Une autre patiente, qui adorait cuisiner et dont les facultés cognitives demeuraient excellentes, avait découvert qu’elle ne pouvait plus comparer les volumes des liquides qu’elle versait dans des récipients différents : le contenu de deux cuillères à soupe de lait lui semblait différer si elle le faisait passer d’un verre à une casserole. Ayant exercé le métier de psychologue, elle a reconnu la perte de ce sens de la constance volumétrique acquis dès le plus jeune âge [voir Piaget], et elle a pensé à se servir de verres doseurs et de tasses graduées.
Les patients de ce genre restent capables de décrire clairement, précisément, correctement, avec humour, comment il faut faire cuire un gâteau, d’autres peuvent entonner des chansons, raconter des histoires, interpréter des rôles, jouer du violon ou peindre, sans être trop handicapés, un peu comme s’ils avaient perdu certains modes de pensée tout en retenant parfaitement d’autres. On dit parfois que les malades d’Alzheimer ne comprennent pas qu’ils sont handicapés parce que leur lucidité disparaît d’emblée. Mais même si cela peut être vrai de temps à autre (si un lobe frontal est endommagé dès le début), il est plus courant que ces malades aient tout de suite conscience de leur état. La plupart d’entre eux ont peur et sont humiliés d’apprendre ce qui les attend, et certains sont terrifiés de constater que la perte de leurs facultés intellectuelles, de leurs repères, les précipite dans un monde de plus en plus chaotique et fragmenté. Ils finissent par se calmer, peut-être parce qu’ils perdent le souvenir de ce qu’ils ont perdu, et aussi parce que la simplification de leur monde intérieur les dispense de réfléchir. Ils donnent parfois l’impression d’avoir tant régressé intellectuellement, qu’ils n’ont plus un mode de pensée narratif. A un stade avancé, ils perdent leurs capacités d’abstraction, et on a observé des régressions et des libérations comportementales saisissantes et poignantes (des patients qui se grattent et s’épouillent mutuellement), et qui sont un indice d’un retour phylogénétique au niveau pré-humain des primates (aux stades finaux de la démence, aucun comportement organisé ne subsiste). Une patiente centenaire très démente, incohérente et agitée, se calmait parfois si on lui donnait une poupée qu’elle berçait.
Une idée trop répandue chez les neurologues et les patients, dès qu’un diagnostic d’Alzheimer est posé, est que tout est perdu, ce qui engendre un sentiment de fatalité et d’impuissance. Néanmoins, beaucoup de fonctions neurologiques paraissent bien résister aux dysfonctionnements neuronaux, même lorsqu'ils sont généralisés. Dès les premières décennies du XX e, quelques neurologues ont prêté plus d’attention aux symptômes primaires des maladies neurologiques, mais également aux compensations et adaptations qu’elles provoquent. Tout organisme dont le cerveau est lésé se réorganise en adoptant (quoique inconsciemment ou presque automatiquement) des stratégies propices à sa survie, même si son fonctionnement tend ensuite à se rigidifier et à s’appauvrir. C’est ce que Kurt Goldstein a observé après avoir étudié les lésions cérébrales des soldats blessés pendant la Première Guerre mondiale. Il est ainsi passé d’un point de vue basé sur le déficit à une conception organique plus holistique, selon laquelle les déficits ou les libérations d’activité ne doivent jamais être dissociés des réorganisations qui leur correspondent. Plus tard, d’autres médecins ont observé que l’organisme ou le cerveau réussit à s’adapter à ce qu’il est devenu à l’aide de processus qui sont une sorte de chaos organisé, car le sujet humain s’efforce de préserver son identité dans des circonstances adverses (thème abordé par Donna Cohen et Carl Eisdorfer dans Loss of Self, publié sous le titre Alzheimer, le long crépuscule, Montréal, Editions de l’Homme, 1989). Les auteurs y montrent les préservations et les transformations surprenantes que génère la maladie d’Alzheimer. Certains patients restent profondément humains, identiques à eux-mêmes et capables d’éprouver des émotions et d’entretenir des relations normales longtemps après que leur maladie s’est déclarée. C’est justement grâce à cette préservation relative du soi, de la personnalité, qu’une vaste gamme de thérapies de soutien qui font appel à ce qu’il y a de plus personnel s’avèrent bénéfiques. La progression de la maladie n’empêche pas toujours de reconnaître les mélodies, les poésies ou les histoires familières, il est possible de susciter des réactions associatives pour que des souvenirs resurgissent. Des passe-temps comme l’art, la musique, le théâtre, la cuisine, le jardinage, les offices religieux, peuvent ancrer les patients en eux-mêmes pour qu’ils récupèrent un îlot d’identité, un éveil même s’il n’est que temporaire. C’est mieux que rester plongé dans des états d’hébétude et d’absence, ou sombrer dans la confusion et la panique d’où des réactions catastrophiques découleraient.
L’incarnation neuronale du soi est extrêmement solide, chaque perception, chaque action, chaque pensée, chaque parole paraît marquée de l’expérience de l’individu concerné, de son système de valeurs et de tout ce qui le caractérise. Au-delà de ce qui est câblé en dur et biologiquement donné, la connectivité neuronale peut être déterminée et façonnée par l’expérience, les pensées et les actions individuelles (la théorie de la sélection des groupes neuronaux, Gerald Edelman). [Voici un aperçu de cette théorie http://ekladata.com/FuUZRYGE8rUyFDr7rTU5ugp3A6Q.pdf ]. Ce n’est donc pas étonnant que l’individualité (le soi) perdure si longtemps, même quand une lésion neuronale est diffuse.
Le vieillissement n’est bien sûr pas nécessairement synonyme de maladie neurologique. L’auteur, qui a exercé longtemps dans des maisons de retraite, remarque que beaucoup de personnes âgées sont totalement intactes, intellectuellement et neurologiquement parlant. Plusieurs des patients dont il a eu la charge étaient des centenaires brillants et intellectuellement actifs : une femme malvoyante hospitalisée à l’âge de 109 ans était rentrée chez elle et avait recommencé à mener une vie indépendante aussitôt après l’opération de ses deux cataractes. Le développement peut continuer durant toute la vie. Contrairement au cœur ou aux reins, le cerveau ne fonctionne pas en toute autonomie, presque mécaniquement et quasi uniformément de la naissance jusqu'à la mort, le fonctionnement du cerveau-esprit n’a rien d’automatique parce qu’il s’efforce sans cesse de catégoriser et recatégoriser le monde à tous les niveaux, du plan perceptuel jusqu'aux plus hautes strates philosophiques, pour comprendre sa propre expérience et lui donner un sens, et cette expérience ne doit pas être uniforme mais changeante et stimulante. Et c’est parce que le cerveau-esprit a besoin d’aller de l’avant tout au long de la vie (contrairement au cœur qui fonctionne uniformément), que le concept de santé et de bien-être relève d’une définition spéciale pour ce qui est du cerveau. Il faut distinguer entre la longévité et la vitalité du patient vieillissant. La longueur et la salubrité de la vie tiennent parfois à la robustesse constitutionnelle et à la chance. Mais les êtres humains peuvent être physiquement et neurologiquement en bonne santé tout en étant psychiquement épuisés à un âge relativement précoce : aucun cerveau ne saurait rester sain sans continuer à être actif, à s’étonner, à jouir, à explorer et à expérimenter jusqu'au dernier souffle de vie, ces activités ou dispositions sont l’essence même de la santé du cerveau et la condition de son développement continu. C’est ce que montre le modèle neurologique d’Edelman, modèle qui se concilie avec les travaux d’Erik et Joan Erickson sur les stades universels liés à l’âge et qui existent dans toutes les cultures. [voir Stades du développement psychosocial –théorie d’Erik Erikson ici https://fr.wikipedia.org/wiki/Stades_du_d%C3%A9veloppemen...]
Arrivés à quatre-vingts ans, ces deux psychologues ont ajouté un stade supplémentaire aux huit initialement décrits, un stade reconnu et respecté dans de nombreuses cultures : la sagesse ou l’intégrité. L’enjeu de ce stade consiste à intégrer suffisamment d’informations pour que la synthèse des expériences d’une vie entière s’accompagne à la fois d’un prolongement et d’un élargissement des perspectives personnelles et d’une sorte de détachement et de calme. Bien évidemment, ce processus est totalement individuel, il ne peut être ni prescrit, ni enseigné, et ne dépend pas non plus directement de l’intelligence, de l’éducation ou de talents spécifiques. Et l’auteur cite ce passage de Proust : « On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir par soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner » ( dans A l’ombre des jeunes filles en fleur). La question est si ces stades sont purement existentiels ou culturels, ou bien s’ils sont soutenus par des mécanismes neuronaux spécifiques. On sait que l’apprentissage est possible tout au long de l’existence, y compris si une sénescence ou une maladie cérébrale est attestée, et on sait aussi que d’autres processus opérant à un niveau profond restent actifs. Il existe de nombreux exemples de chercheurs, de scientifiques, qui ont écrit et publié jusqu'à un âge avancé. Le tout est une question de passion de la découverte scientifique, de désir de chercher de nouvelles idées, de nouvelles façons de comprendre le vivant. Cet émerveillement permet de rester productif jusqu'à la fin de ses jours.
La maladie d’Alzheimer se caractérise par une perte progressive de fonctions importantes, comme la mémoire, le langage ou la planification, une altération lente et irrémédiable. C’est un phénomène dégénératif, une partie du cortex (ou substance grise) se dégrade petit à petit. Dans sa forme la plus courante, Alzheimer est liée à un faisceau de causes à la fois génétiques, épigénétiques et environnementales. On sait à ce jour que, sous l’angle de la génétique, elle se classe en deux formes : les formes monogéniques, qui se transmettent au sein d’une famille (une mutation sur certains gènes), qui sont rares (1% des malades) ; et les formes sporadiques qui correspondent aux maladies multifactorielles complexes, résultant des interactions entre facteurs génétiques et environnementaux. Les mécanismes de cette pathologie neurodégénérative qui tient en échec médecins, biologistes et généticiens depuis longtemps, sont de mieux en mieux compris. La revue La Recherche publie un numéro spécial contenant un dossier sur les stratégies qui sont actuellement mises en oeuvre pour trouver des traitements.
Références
Oliver SACKS, Chaque chose à sa place. Premières amours et derniers récits, 2020, Christian Bourgois Editeur pour la traduction française/ Everything in Its Place : First Loves and Last Tales, 2019, The Estate of Oliver Sacks
La Recherche, Le Cerveau, Numéro spécial N° 34 juin-août 2020
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