Nos deux systèmes de pensée
01/11/2020
J’ai écrit cette note en pensant à Samuel Paty, le professeur français d’histoire-géographie décapité le 16 octobre 2020 par la barbarie pour avoir voulu enseigner la pensée libre et critique.
« Un signe, ça a un sens -halte, avancez, trouvez, etc. Le signe pense à ta place, il te donne un ordre. Un symbole, par contre, ça traduit une idée, un processus, une entité physique (…). Le symbole ne se lit pas tel quel, c’est quelque chose qui va au-delà de ce qu’on a sous les yeux, alors que le signe n’a qu’un sens. (…) Alors que le signe pense à ta place, le symbole te demande de réfléchir par toi-même. C’est l’abstrait contre le littéral, en quelque sorte. » (Nicolas Obregon, Blue Light Yokohama, Editions Calman Lévy, 2018)
De la même manière, une caricature, qui est un dessin, suppose le second degré, l’humour, la capacité d’autodérision. Il est évident qu’elle suppose un pacte de lecture avec le spectateur, car une image, tout comme un livre d’ailleurs, sans un regard extérieur n’est rien d’autre qu’un support. Le pacte de lecture repose sur une culture et une compréhension que les deux parties, l’auteur et le spectateur, ont en commun ou peuvent partager. Un article publié le 22 octobre dans The Conversation, « Pourquoi l’art de la caricature est sacré pour les Français », résume l’histoire de la caricature en France et montre que, dès l’origine, elle a une fonction cathartique permettant peut-être de sublimer la violence. Nous pourrions ainsi dire que comprendre un dessin, une caricature en l’occurrence, c’est plus qu’un signe d’intelligence, c’est la pensée capable de se voir, de réfléchir sur elle-même.
L’exploration cérébrale de notre fonctionnement cognitif révèle sa complexité et ses paradoxes : les automatismes de tout apprentissage sont à la fois un avantage, car ils évitent au cerveau d’explorer à chaque instant le choix des possibles, mais aussi un frein à la créativité, car ils ralentissent l’adaptation aux situations nouvelles. Les émotions, qui sont toutes colorées culturellement - nous apprend Joseph LeDoux - modulent tellement notre activité cérébrale qu’elles peuvent biaiser nos jugements et nos prises de décision. Le psychologue américain a mis au jour le fait que pour que les émotions nous soient utiles, il nous faut une mémoire émotionnelle, un « enregistrement » émotionnel, et, en s’appuyant sur les sciences cognitives, il a montré comment les émotions s’associent aux souvenirs lorsqu'ils ils sont créés, comment elles définissent qui nous sommes.
Nous savons qu’il existe deux circuits qui traitent l’information dans le cerveau (Antonio Damasio), ou deux routes cérébrales : l’une basse, rapide, émotionnelle, qui opère à notre insu, automatiquement et sans effort, à une vitesse incroyable, l’autre haute, lente, rationnelle, qui passe par des systèmes neuraux qui travaillent méthodiquement, étape par étape et avec effort, et elle est consciente. La découverte majeure que fait Damasio est que ces deux voies sont également indispensables à notre bon fonctionnement.
La théorie proposée par Olivier Houdé, Professeur de psychologie à l’Université de Paris, auteur du livre « L’inhibition au service de l’intelligence », 2020, va dans ce sens : la clé de notre intelligence serait une faculté qui nous permet de bloquer nos pensées intuitives pour activer une pensée rationnelle et logique, et cette capacité serait l’inhibition cognitive. Depuis plus d’une quarantaine d’années, le modèle de développement cognitif de l’enfant, proposé par Jean Piaget, a été remis en cause. « On sait aujourd'hui que le bébé possède déjà le sens du nombre, avec un ancrage biologique dans le cortex pariétal. Cette notion précoce du nombre existe d’abord sous la forme d’un algorithme visuel d’estimation chez le bébé, puis d’un algorithme moteur et d’un algorithme verbal, impliquant le comptage, chez le jeune enfant de maternelle. Mais celui-ci est sujet à une erreur récurrente : il confond longueur et nombre. Lorsqu'on lui présente deux rangées de sept jetons, espacés différemment pour chacune, il estimera, jusqu'à l’âge de 6 ou 7 ans, qu’il y a plus de jetons dans la rangée la plus longue. Piaget croyait à un défaut de logique, de stade de développement cognitif, mais puisque l’enfant possède déjà la logique du nombre, l’erreur commise serait plutôt, de mon point de vue, une incapacité à inhiber le biais perceptif et cognitif -ou heuristique- selon lequel la longueur est égale au nombre. C’est le propre d’une heuristique que de tromper ainsi le cerveau. »
Une heuristique est une opération mentale rapide et intuitive, souvent efficace mais susceptible de mener à des erreurs de raisonnement. De là, la conclusion que la capacité d’inhibition est capitale pour l’intelligence. Selon les théories dites du « double processus », deux systèmes de pensée se partagent notre esprit: un système intuitif et un système plus lent et plus réfléchi. Pour générer des idées créatives, nous devons nous affranchir des biais induits par notre système intuitif. Cette capacité d’inhibition cognitive se développe avec l’âge, et peut être influencée par les apprentissages.
Le psychologue américain Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, a démontré les nombreux biais de jugement qui subsistent chez les adultes. Selon lui, ces biais sont dus au « système 1 » de notre cerveau, intuitif et trop rapide, par opposition au « système 2 », plus lent et plus analytique. Le premier système met en jeu des heuristiques (une opération mentale rapide et intuitive, donc), tandis que le second met en jeu des algorithmes logiques. Piaget nous a appris que, stade par stade, l’enfant et l’adolescent deviennent des êtres de plus en plus logiques, conscients et rationnels. Or, montre Kahneman, les adultes sont, au contraire, encore et toujours dominés par leur système 1. Il a ainsi remis en cause, par ses travaux, les sciences économiques et leur postulat de rationalité logique, mais aussi la psychologie du développement cognitif. La psychologie d'aujourd'hui est devenue très scientifique, elle a révolutionné l’économie, mais « elle devrait bouleverser plus encore l’éducation, par une meilleure connaissance des lois du développement et de l’apprentissage dans le cerveau de l’enfant ». Elle s’est alliée aux neurosciences sociales et aux sciences humaines et elle devrait « nous aider à construire une nouvelle éthique, mieux informée des biais humains, de notre rationalité perfectible et qui permette d’inhiber la violence. »
Ce troisième système de pensée, l’inhibition cognitive, permet ainsi l’arbitrage entre les heuristiques approximatives du système de pensée 1 et les algorithmes exacts du système 2. A condition qu’il soit bien entraîné. Des expériences ont été menées auprès des enfants, mais aussi auprès des adultes volontaires, afin d’observer comment fonctionnent les biais cognitifs et le contrôle inhibiteur. Par exemple, on demande à un enfant placé devant 10 marguerites et 2 roses, « Y-a-t-il plus de marguerites ou plus de fleurs ? » L’enfant maîtrise déjà l’algorithme logique d’inclusion des classes, donc la catégorisation (marguerites et fleurs sont incluses dans la classe des fleurs), mais il se trompe et répond qu’il y a plus de marguerites, erreur qu’il commet jusqu'à 6 ou 7 ans. L’existence de ce système 3 d’inhibition cognitive a pu être prouvée expérimentalement (par la chronométrie mentale, le temps de réaction des enfants, en millisecondes). Ces expériences ont mesuré l’existence et le coût cognitif du contrôle inhibiteur dans une tâche logico-mathématique, le contrôle inhibiteur étant observable, par les techniques d’imagerie, dans le cortex préfrontal.
Le système de pensée 1 est un ensemble fait de raccourcis mentaux que nous utilisons pour résoudre des problèmes et prendre des décisions de façon intuitive, il fonctionne « rapidement, avec ou pas d’effort et aucune sensation de contrôle délibéré ». Le système 2, plus lent et plus réfléchi, qui nécessite de l’attention et « une part d’effort relatif mais continu », nous permet d’analyser des situations complexes ou inconnues. Les errances de la raison ne sont pas dues à un défaut de compétences logiques en soi, mais à une difficulté à bloquer ou à résister à des réponses intuitives générées automatiquement par le système de pensée 1. Pour résoudre correctement un problème donné, une situation, etc., et dans la prise de décisions, il ne suffit pas de disposer de capacités de raisonnement logique indispensables, mais il faut surtout inhiber le processus de déduction trompeur appartenant au système 1, qui s’impose automatiquement. L’approche cognitive a permis de comprendre l’existence des biais dans la résolution des problèmes et la prise de décision. Les croyances, par exemple, sont des biais cognitifs importants. La religion est sans doute le plus grand biais cognitif, puisque la perception de la réalité se fait à travers des récits produits par l’imagination.
De la même manière, la créativité peut souffrir de blocages dans la génération des idées. Les individus ont tendance à suivre « le chemin de la moindre résistance » et proposent des solutions qui sont construites sur un ensemble de connaissances facilement accessibles en mémoire, par rapport à d’autres voies d’explorations possibles. Ce phénomène s’appelle « l’effet de fixation », et il nous enferme dans des solutions peu originales. Nous sommes biaisés lorsque nous cherchons à être créatifs. Contrairement à l’opinion commune, le raisonnement créatif n’est pas un processus lié au hasard, spontané et facile. Les opérations mentales conduisant à des solutions se développent avec l’âge et peuvent être influencés par des apprentissages spécifiques. Souvent, il faut apprendre à se « défixer ». Par exemple, on constate que les designers sont moins sensibles aux effets de « fixation » que ne le sont les ingénieurs, les entrepreneurs ou les étudiants en psychologie. Des recherches récentes soulignent que cette capacité à « sortir de la boîte » chez les designers est corrélée positivement à leur performance à des tests mesurant l’inhibition cognitive. Cela suggère que, comme dans le raisonnement et la prise de décision, résister aux intuitions en créativité demande un processus de contrôle cognitif, ce processus existe dans le cerveau, c’est l’inhibition cognitive. En fait, celle-ci est une capacité fondamentale, une forme de contrôle neurocognitif et comportemental qui permet notamment de résister aux habitudes. Les techniques de neuroimagerie permettent d’observer que lorsque les individus génèrent des idées créatives, des régions du cortex préfrontal s’activent, et ce sont précisément les régions impliquées dans les fonctions de contrôle cognitif. Par exemple, lorsqu'on demande à des individus de générer des utilisations créatives et inhabituelles d’objets courants, comme un parapluie (donc de s’écarter des représentations classiques que l’on a de l’usage d’un objet que l’on connaît bien), ils présentent une augmentation des activations cérébrales dans le réseau préfrontal et dans les régions pariétales et temporales.
L’intelligence humaine est extrêmement complexe. Il existe des algorithmes d’apprentissage très profonds et efficaces pour certaines tâches, mais malgré cela, ils sont défaillants, leurs décisions peuvent être mauvaises. Ce qui manque à ces systèmes d’apprentissage, c’est la capacité d’inhibition de leurs propres biais cognitifs. Pour guider l’inhibition cognitive, il faut du doute, de la curiosité, du regret -donc des émotions et un corps pour les ressentir. Autrement dit, il faut un entraînement humain à exercer sa pensée, à dépasser la fixation et à permettre l’ouverture vers la réflexion. C’est aussi la condition de la créativité. Pour mieux créer, il faut résister à nos intuitions.
Le regard que les scientifiques portent sur la créativité a beaucoup évolué. Le raisonnement créatif nécessite que des solutions faciles, intuitives et susceptibles de conduire à des blocages (dans le système 1) soient inhibées activement, afin de permettre l’exploration et l’élaboration d’idées fondamentalement différentes, surprenantes et originales (dans le système 2). Ce raisonnement peut faire l’objet d’apprentissages spécifiques, et conduire à des logiques de management dans les équipes et les organisations qui permettent de libérer le potentiel créatif.
Mais quel est le chef d’orchestre de nos mécanismes mentaux ? Il existe une aptitude qui nous permet de contrôler en permanence nos processus cognitifs, une aptitude que l’on peut entraîner pour améliorer l’apprentissage. C’est la connaissance de soi, de ses propres connaissances et de ses mécanismes de pensée. Elle s’appelle la métacognition, et plus simplement formulé, elle nous permet de prendre du recul pour analyser nos connaissances et trouver la meilleure manière de les utiliser. La métacognition (concept introduit en 1979 par le psychologue américain John Flavell) a deux composantes : la conscience réflexive (nous évaluons nous-mêmes nos connaissances) et les compétences correspondant à la régulation, au contrôle et au suivi de notre cognition. Autrement dit, savoir ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, comment gérer, rectifier le tir si nécessaire. Cette connaissance de soi, ou connaissance réflexive, ou métacognition, ne doit pas être confondue avec l’intelligence. Métacognition et intelligence ne vont pas nécessairement de pair. C’est en fait la distinction entre Intelligence cognitive et Intelligence émotionnelle. En 2014, une étude menée auprès de lycéens a montré que, que parmi ceux possédant un QI supérieur à 130 (haut potentiel), 45% atteignent des scores de métacognition inférieurs à la moyenne de leurs camarades moins intelligents. A l’inverse, ceux derniers peuvent largement compenser leur QI moins élevé par une bonne métacognition. A cet égard, toutes les périodes de la vie ne se valent pas. Entre 8 et 12 ans, la métacognition se développe surtout par domaine, mais ensuite, entre 13 et 14 ans, on observe une transition, les compétences métacognitives acquises dans une tâche se transfèrent vers d’autres tâches, dans d’autres contextes d’apprentissage.
Nous savons que notre perception, notre attention, notre mémoire, notre comportement sont influencés par nos émotions. C’est au début des années 1990 que l’imagerie a révélé les interactions entre les systèmes limbiques et cognitifs dans notre cerveau, et dans les années 2000, on a montré le rôle majeur de l’attention émotionnelle dans la mémorisation d’un événement. En 2005, l’Université de Genève a créé un centre en sciences affectives, un pôle de recherche national visant à mieux comprendre les émotions humaines et leur influence sur le comportement, les décisions, la santé, le bien-être. Aujourd'hui on sait que lorsque nous ressentons une émotion, l’amygdale participe à une modification de l’état global du cerveau. L’émotion a une emprise très forte sur la cognition et sur notre cerveau. Tant que le cerveau ne revient pas à sa configuration initiale, nos perceptions, jugements ou prises de décision sont modulés par l’épisode émotionnel que nous venons de vivre. Le cerveau fait preuve de résilience, liée à la capacité des individus à réguler leurs émotions.
Avez-vous réfléchi à ce circuit (émotion-cerveau-comportement) quand des enfants ou des adolescents regardent des images de violence extrême (des vidéos de décapitation)? Comment le cerveau peut-il revenir à sa configuration initiale (« au vert » après avoir été « au rouge »), alors que cette émotion violente aura toutes les chances d’être renforcée cognitivement (par les paroles, l’idéologie) et se traduire en comportement ?
« Nos cerveaux sont capables de prouesses extraordinaires : ils jonglent avec des images appartenant à de multiples catégories sensorielles, d’origines externes et internes, et les transforment en longs métrages cérébraux intégrés. Nos perceptions et les idées qu’elles évoquent s’accompagnent continuellement d’une description en termes de langage, qui est elle aussi élaborée à partir d’images. Tous les mots que nous utilisons, quel que soit le langage -parlé, écrit ou déchiffré via le toucher, comme le braille-, sont des contenus mentaux composés d’images. L’esprit lui-même est entièrement composé d’images, depuis la représentation d’objets et d’événements jusqu'à leurs concepts correspondants et à leurs traductions verbales. Les images sont la monnaie universelle de l’esprit. Autrement dit, l’unité de base de l’esprit est l’image -l’image d’une chose, de ce que peut faire une chose, du sentiment qu’elle évoque » (Antonio R. Damasio, L'Ordre étrange des choses: La vie, les sentiments, et la fabrique de la culture)
Références
La Recherche, numéro spécial Le Cerveau, juin-août 2020
Archives CEFRO
Les biais sociaux http://www.cefro.pro/archive/2014/04/26/les-biais-sociaux.html
La mémoire (2) http://www.cefro.pro/archive/2015/09/22/la-memoire-2-5688709.html
Le totalitarisme http://www.cefro.pro/archive/2015/01/08/le-totalitarisme.html
L’image, l’unité de base de l’esprit http://www.cefro.pro/archive/2018/01/25/l-image-l-unite-de-base-de-l-esprit.html
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