Quels ergonomes sommes-nous aujourd'hui?
01/03/2021
(Photo- Des amandiers en fleurs)
Un article paru dans le mensuel Sciences humaines en avril 2007 nous rappelle ce qu’est l’ergonomie : l’étude du travail humain vu sous l’angle des postes de travail et des relations entre l’homme et la machine. Cette discipline touche à notre vie quotidienne - du stress au travail à l’usage du téléphone portable, de la sécurité des avions au design d’un site Web.
L’ergonomie est une science, avec ses théories, ses modèles, ses démarches, mais une science tournée vers la pratique, car elle vise l’amélioration du bien-être ou de l’efficacité du travail. Son nom vient du grec : « ergon » signifie travail (ainsi l’ergothérapie est la thérapie par le travail) et « nomos » signifie règle, norme. Employé pour la première fois en 1857 par le Polonais Jastrzebowski dans son « Esquisse de l’ergonomie ou la Science du travail fondée sur les vérités de la science et de la nature », le mot est tombé dans l’oubli pendant presque un siècle, jusqu'à la fin des années 1940, quand l’ergonomie s’est constituée comme discipline autonome. Bien que partageant des points communs avec la psychologie du travail, l’ingénierie et la médecine du travail, l’ergonomie se concentre sur l’analyse des postes de travail pour formuler des propositions concrètes. Si dans les années 1945-1955, l’époque de son essor, l’ergonomie était surtout focalisée sur des postes de travail individuels (les dimensions posturales et physiologiques du travail, ce qui a permis l’amélioration des conditions de travail), elle s’est élargie par la suite aux dimensions psychologiques et cognitives du travail (charge mentale, relations humaines, et aujourd’hui stress). Elle s’est ouverte aux dimensions sociales de l’organisation, du fait que l’erreur humaine ne se limite pas aux erreurs ou aux défaillances personnelles, mais résulte aussi des défauts dans l’organisation des tâches et la transmission des consignes. On parle aujourd'hui d’ergonomie cognitive qui intervient dans la conception de nouveaux outils d’activité, et dans ce domaine, le secteur le plus en vogue est celui de la conception de programmes informatiques et de sites Web. L’auteur de l’article retrace quelques moments-clés de l’histoire de cette science « utile et méconnue ».
Dans les années 1950 aux années 1970, la première phase de l’informatique, les utilisateurs étaient esclaves de l’ordinateur –rien n’était prévu pour faciliter la tâche de l’informaticien, il devait se plier aux contraintes de techniques de la programmation: pas d’écran confortable ni de souris, mais des lignes de codes à remplir. Quand ils ont compris qu’il fallait adapter la machine à l’homme, les pionniers de l’ordinateur ont inventé la souris, l’écran noir et blanc, les fenêtres et les menus déroulants. Des programmes intuitifs et qui correspondent mieux à la démarche mentale de l’utilisateur sont élaborés. Donald Norman, l’un des pionniers de l’« ergonomie cognitive » appliquée à l’interface entre l’homme et la machine, s’est fait connaître dès les années 1970 comme l’un des promoteurs de la psychologie cognitive. L’être humain agit en mobilisant des représentations mentales, qui sont composées de buts à atteindre et de stratégies pour y parvenir. Ainsi, pour faire ses courses au supermarché, il faut établir une liste, prendre sa voiture, se munir d’un Caddie. Cette hiérarchisation des activités est valable aussi pour l’écriture d’un article, la réparation d’un moteur ou la confection d’un gâteau. La plupart des actions humaines peuvent être modélisées à la manière d’un programme informatique. Dans les années 1980, D.Norman se lance dans l’étude de l’interface homme-machine et publie un modèle de l’action dérivé de sa théorie de l’action appliqué à la conception des ordinateurs. Ce modèle se présente comme une succession hiérarchique de tâches, comportant au moins sept types d’activités, telles que définir un but, spécifier une suite d’actions, exécuter les actions, percevoir le résultat, l’évaluer par rapport au but initial, etc. Depuis les années 1980, les modèles d’interfaces homme-machine ont proliféré. D.Norman s’est consacré aussi à une autre dimension de l’ergonomie : le design des objets, avec l’idée-force que l’esthétique compte, que les objets attractifs marchent mieux. Les applications de ce principe se retrouvent dans la conception graphique des sites Web. L’élégance, la simplicité et la beauté d’un site vont souvent de pair. En revanche, un site trop chargé d’informations est peu lisible et donc moins performant sous l'aspect ergonomique.
Depuis toujours, les hommes ont cherché à joindre le beau à l’utile. Il y a une cohérence intime entre le simple, le beau et l’utile. En examinant le travail de près, les ergonomes ont peu à peu dépassé son analyse physique pour y intégrer les dimensions cognitives, sociales, et même esthétiques. Cela donne à l’ergonomie un champ d’extension très large : aménager son bureau, organiser ses activités, classer ses documents, conduire une voiture, utiliser les fonctions de son téléphone portable, surfer sur le Web, tout cela relève de l’ergonomie. Les questions ergonomiques sont omniprésentes.
Pendant la pandémie que nous traversons depuis plus d’un an, le télétravail, les réunions en visioconférence ont modifié certains aspects de notre vie professionnelle et de nos comportements. Une analyse des emails et des réunions de 3 millions de personnes dans 16 villes du monde montre que la durée moyenne d’une journée de travail a augmenté de 8,2%, de 48,5 minutes durant la pandémie. Au moins 16% des Américains travaillent de chez eux. Les chercheurs ont étudié comment l’interaction virtuelle façonne différemment l’organisation. Des études et des articles sont consacrés à la « Zoom fatigue ». Les résultats d’une étude de 2020 de l’Université des sciences appliquées de Ludwigshafen, Allemagne, montrent que plus de 60% des personnes interrogées déclarent subir la « Zoom fatigue » et 15% en souffrent de façon permanente. Les symptômes - concentration réduite, impatience, irritabilité, maux de tête, troubles visuels, douleurs au dos – sont dus au niveau de stress élevé, causé principalement par les difficultés de compréhension auxquelles font face les utilisateurs. Il s’agit de l’absence des signes de communication non verbaux, tels que la posture ou les micro-expressions, à laquelle s’ajoute une certaine frustration face aux problèmes techniques qui épuisent les capacités de concentration des utilisateurs (les retards de transmission lors d’appels en visioconférence sont à l’origine de malentendus entre les personnes, les ralentissements de son et d’image sont interprétés comme un manque d’attention de la part de l’interlocuteur). Si les discussions vidéo, devenues incontournables depuis la quasi-généralisation du télétravail sont sources d’épuisement mental, c’est notamment à cause du manque de communication non verbale lors de ces échanges. Bien que souvent inconscient, le langage corporel des interlocuteurs facilite la compréhension claire des messages et des intentions dans une interaction, mais ils sont moins nombreux dans une visioconférence, ce qui oblige le cerveau à se concentrer pour s’appuyer sur d’autres indicateurs, comme le ton ou la voix, ou les expressions du visage.
Même avec une connexion internet optimale, la technologie restitue toujours ces informations avec un léger décalage, ce qui demande un effort supplémentaire au cerveau pour qu’il reconstruise la réalité. Les études menées par des chercheurs en neurosciences sont unanimes sur certains aspects. Dans les appels en vidéo les échanges des regards ne sont pas synchronisés, chaque participant a tendance à maintenir le regard sur l’écran, or dans une discussion, c’est le contact visuel avec autrui qui permet de stimuler l’attention et la mémorisation. L’absence de contact visuel est interprétée par le cerveau comme un évitement du regard, c’est une réaction automatique et inconsciente qui donne l’impression que la personne est sur la défensive ou inattentive. La visioconférence modifie également le regard porté sur soi-même, car se voir à l’écran pendant la discussion avec les autres joue sur l’anxiété et la fatigue mentale. On est sur scène, on a l’impression de devoir jouer, car en plus de gérer la conversation, on se demande quelle posture adopter et on se focalise sur son propre visage. Autrement dit, le cerveau est en double tâche : il se concentre sur l’interlocuteur et sur soi-même. Le système attentionnel ne traite pas les informations en parallèle, mais en série, ce qui fait que chaque aller-retour entre notre visage et celui de l’interlocuteur est énergivore. Bien entendu, cela dépend aussi de l’interlocuteur, si c’est un collègue, un responsable ou un supérieur. La fatigue mentale est générée par le temps passé sur une même tâche. Même si les interlocuteurs sont divers, c’est la similarité de la tâche –l’échange en vidéo – qui suscite de l’épuisement. Et si les participants sont peu actifs lors des visioconférences, c’est encore plus épuisant. Rien de plus fatigant que de rester passif devant un écran (les professionnels de la surveillance doivent scruter en permanence des écrans).
Comment gérer cette fatigue ? Faire des pauses visuelles toutes les 20 minutes, lever les yeux de son écran et regarder à 20 m devant soi pendant 20 secondes, fixer des créneaux de réunions plus courts pour laisser un temps de récupération, privilégier d’autres modes de communication : le téléphone, les emails, les documents partagés. Il faut apprendre à connaître comment son propre cerveau fonctionne. « La technologie perturbe le système de l’être humain et ses méthodes de communication », observe Jeremy Bailenson, Directeur de l’Université de Stanford, spécialiste des Cybertechnologies, dans une interview accordée au Wall Street Journal en juin 2020. Selon lui, les signes de communication non-verbaux (la gestuelle et les regards) existent pour aider l’espèce humaine à survivre. La communication verbale et para-verbale (les mots et les intonations) n’a qu’une infime conséquence sur les conversations. Cependant, la visioconférence n’empêche pas les conversations de qualité, et il est possible de décoder les subtilités de la communication non-verbale. Ce qui est déstabilisant, c’est le fait de ne pas partager le même environnement que son interlocuteur. Il y a aussi le multitasking (l’utilisation de plusieurs supports numériques en même temps) : vous êtes en visioconférence, mais vous consulter vos e-mails sur votre téléphone, vous envoyez des messages. Le cerveau ne peut faire plusieurs tâches à la fois. Le multitasking, une habitude qu’il faut perdre pour réduire la fatigue et être plus efficace, mais aussi pour revenir au savoir vivre.
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