Hubert REEVES/Livre
01/04/2021
L'astrophysicien a écrit ce livre en 1990 et il l'a dédié à ceux qui sont épris de science et de poésie. Dans les 184 pages de texte auxquelles s’ajoutent les Notes et les Appendices rigoureux, l’auteur pose la question des rapports entre la science et la culture : en quoi les connaissances nouvelles sont susceptibles d’affecter le regard que nous portons sur notre activité humaine, quelles sont les relations entre la science et la poésie, la science et la liberté, la science et la création artistique, la science et l’activité juridique, la science et la religion. Tout est examiné dans une perspective historique, car la vision du monde évolue. Le fait que l’homme ait pris connaissance de l’immensité de l’univers a affecté tous les modes de la pensée et de l’activité humaine. Au début du XXe siècle, l’observation des galaxies a amené la découverte la plus importante de la science contemporaine : notre univers a une histoire ! L’auteur nous parle aussi beaucoup de jeux, de leur rôle dans la complexité cosmique mais aussi dans l’être humain, comme des espaces de liberté.
J’ai choisi de vous partager cette lecture, et, comme souvent, la meilleure manière sera de laisser parler le texte le plus possible. L’auteur a répertorié des thèmes de prédilection et a regroupé des textes se rattachant à ces thèmes. Il nous fait part des réflexions nées autour de ses promenades dans la campagne de Puisaye, où se trouve le petit village de Malicorne.
Dans cette campagne grasse, verdoyante, légèrement vallonnée, on peut marcher des heures sans rencontrer une seule voiture. C’est un lieu où il faut enlever sa montre et s’insérer dans le rythme de la nature dont la vie moderne nous coupe si cruellement. Les saisons s’y manifestent. L’odeur des fleurs d’acacias ou de tilleuls y marque le printemps et l’apparition des mauves colchiques dans les prés humides nous annonce, mine de rien, que l’automne est déjà là. Ce livre est né de mes promenades dans cette campagne. Il s’est fait un peu tout seul. Comme à mon insu. J’en ai été plus le spectateur que l’auteur. Je le dois aux traînées de lumière dorée sur le tapis luisant des pervenches dans la pénombre du sous-bois.
C’est la musique qui a apporté à Pythagore l’illumination de la connaissance. Il y a un rapport simple entre la longueur des cordes d’une lyre et le son qui en émerge. En réduisant la corde de moitié, on monte d’une octave ; en la réduisant des deux tiers, on obtient une quinte ; en passant aux trois quarts on obtient une quarte. De même, il indique que le son engendré par un marteau sur une enclume est proportionnel au poids du marteau. Inspiré par l’harmonie musicale des marteaux et des cordes vibrantes, Pythagore énonce une proposition révolutionnaire (pour l’époque) : la nature est fondamentalement mathématique. Les nombres gouvernent la réalité tout entière. Ils en sont l’essence même. Le chiffre est la clef du cosmos. Cette belle idée, Pythagore et ses disciples vont chercher à l’appliquer à tous les domaines de l’activité humaine, y compris la morale et la justice. Il s’agit, à la fois, d’une synthèse et d’un formidable programme de recherche. (…) Cette façon de penser la réalité reçoit un puissant appui de la part de Platon. Les idées jouent pour Platon à peu près le même rôle que les nombres pour Pythagore. La réalité matérielle est une illusion. L’ultime nature est de l’ordre des idées. Ces idées « existent » dans un « au-delà » non localisable, à partir duquel elles fondent et gouvernent toutes les manifestations de notre univers. « Dieu est un géomètre », disent en commun Pythagore et Platon. (…) Ce point de vue aura un énorme succès. Il dominera le développement de la pensée occidentale et de la science. Au long des siècles, il sera repris en écho par un nombre impressionnant de penseurs éminents. (…) « Les illuminés de l’arrière-monde », disait Nietzsche, lucide et sarcastique, à propos des fidèles de cette croyance. Nous verrons que les événements devaient lui donner largement raison. (L’empire des nombres)
A la fin du XIX e, le philosophe français Auguste Compte établit une « échelle des sciences », en plaçant au sommet la psychologie, science nouvelle à l’époque, qui repose sur la biologie, qui repose sur la chimie, qui repose elle-même sur la physique, qui s’appuie sur les mathématiques, une échelle qui résume deux mille ans de recherches scientifiques et confirme l’intuition de Pythagore.
A l’époque de la métaphysique chrétienne, la réalité des nombres semblait toute naturelle. Pour Descartes, comme pour les philosophes scolastiques, la « vérité » existe en Dieu. Les mathématiques trouvent leur fondement. Les commandements divins furent transmis à Moïse sur des tables de pierre. Les lois des nombres sont gravées dès la naissance dans les mémoires humaines. Il suffit d’apprendre à les lire. Cette croyance va survivre à la laïcisation de la pensée philosophique des siècles ultérieurs. On la retrouve encore chez de nombreux penseurs contemporains.[Louis de Broglie, Roger Penrose]. (…) Aujourd'hui il est difficile de croire que les lois des nombres soient l’ultime vérité du monde. (…) Les mathématiques ne donnent qu’une représentation approximative de la réalité. (…) Aujourd'hui, les scientifiques admettent que toutes les théories de la physique contemporaine sont approximatives. Aucune ne donne une image universellement valable du monde réel. De plus, chacune fonctionne à l’intérieur d’un domaine donné, défini par certaines conditions. Hors de ce domaine propre, elle devient inutilisable. Par exemple, la physique de Newton marche très bien si les corps auxquels on l’applique ne vont pas très vite. Quand on veut décrire le mouvement de particules approchant la vitesse de la lumière, rien ne va plus. Il faut alors utiliser la relativité d’Einstein. Parfaitement adaptée à l’étude des très grandes vitesses, et aussi, dans sa version généralisée, à la description des forts champs de gravité, elle est pourtant incapable de rendre compte correctement du comportement des atomes. Il faut alors se tourner vers la physique quantique. Ses prouesses dans son domaine sont extravagantes. Elle décrit les phénomènes atomiques et moléculaires avec une précision admirable pourvu que ces objets ne soient pas soumis à un fort champ de gravité. Dans ce cas rien ne va plus…Pour obtenir des résultats valables il faut d’abord choisir correctement son objectif, et savoir se contenter d’une description incomplète de la nature.
Mais les idées ont une histoire, certaines découvertes scientifiques altèrent notre vision du monde, et la prise de conscience est lente, l’influence des connaissances nouvelles doit pénétrer largement les couches de la pensée contemporaine, et cela peut prendre des décennies.
Nous vivons dans un univers en évolution. Cette découverte influence notre façon de penser sur tout, y compris sur la pensée elle-même. Elle va affecter le statut de l’empire des nombres. Elle va mettre en question la mythologie pythagoricienne. L’être humain n’a pas toujours existé. Aux échelles de temps de l’astronomie, son apparition est toute récente. Il émerge d’une longue série d’ancêtres parmi lesquels nous reconnaissons les cellules primitives, les métazoaires, les poissons, les amphibiens, les reptiles, les mammifères et les primates. Le cerveau de nos ancêtres d’il y a deux millions d’années était, en moyenne, trois fois plus petit que le nôtre. L’homme n’a pas toujours existé et les Grecs ne le savaient pas. Cela remet en cause aussi bien la mythologie pythagoricienne que l’échelle des connaissances d’Auguste Compte. Car il faut introduire la dimension historique.
On est alors confronté à une évidence fondamentale et incontournable. La logique et les mathématiques sont pensées par le cerveau humain. Or ce cerveau n’apparaît qu’après des milliards d’années d’évolution d’un univers - régi par des lois physiques -dans lequel il n’y a pas de cerveaux pensants. Maintenant se pose à nous une question insidieuse : est-ce que les mathématiques « existent » quand il n’y a pas de cerveau pour les penser ? Que veut dire le mot « exister » quand on parle des idées et qu’il n’y a personne ? Où nichaient, au précambrien, les chiffres et les lois de la physique auxquels nous devons notre propre existence ? « Est-ce que 2 plus 2 faisaient 4 au temps des dinosaures ? », demande pertinemment Pirsig dans son beau livre Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Quel était, à cette période, le statut de l’empire des nombres ?
Aristote s’interroge sur le rapport entre l’existence du temps et l’existence d’une psyché humaine capable de le concevoir. (…) S’il est vrai que, dans la nature des choses, seule la psyché - ou l’intelligence qui est dans la psyché - a la capacité de nombrer, l’existence du temps sans celle de la psyché est impossible. Le psychologue suisse Jean Piaget a été un des premiers à introduire la dimension historique dans l’étude de l’acquisition des connaissances. L’univers, écrit-il, n’est connu de l’homme qu’au travers de la logique et des mathématiques, produit de son esprit, mais il ne peut comprendre comment il a construit les mathématiques et la logique qu’en s’étudiant lui-même psychologiquement et biologiquement, c’est-à-dire en fonction de l’univers entier. En fait, notre pensée et notre logique se sont développées à partir d’éléments embryonnaires dans le cerveau, un héritage transmis au cours des âges. Nous n’avons ni inventé ni découvert les mathématiques, mais nous les avons fait éclore à partir de mystérieuses « données primitives » reçues de notre animale lignée ancestrale.
Et c’est comme cela que le récit est né. Les anthropologues, qui ont cherché à reconstituer le comportement de la psyché humaine primitive, ont observé que les liens de parenté, de dominance et des tabous incestueux se retrouvaient partout sur la planète. Ce caractère d’universalité fait que, malgré une grande diversité d’éléments propres à chaque tribu, la structure et les thèmes des récits montrent de surprenantes analogies. Selon Lévi-Strauss, ces analogies manifestent l’existence de structures fondamentales et universelles de notre esprit. Quand on s’interroge sur l’origine de la pensée dans l’être humain, il suffit peut-être de se rappeler que l’élément extérieur qui amorce l’activité mentale chez l’enfant est simplement la réalité, qui est irréductible au langage. D'ailleurs, Winnicott dit que l’événement fondamental de notre existence est la rencontre avec la réalité.
La rencontre de la réalité du dedans et celle du dehors se fait dans un territoire mitoyen entre le moi et le monde extérieur. Dans cette aire intermédiaire, l’enfant peut agir sur la réalité, la remodeler, la recréer. C’est par cette activité qu’il peut en exorciser la dimension d’effroi. Le mot clef ici c’est le jeu. (…) Winnicott oriente notre regard vers cette aire de jeu où, en réponse à la tension engendrée par la rencontre avec le monde, se manifestent l’inventivité et la créativité de l’être humain. Fertilisée par cette tension, elle devient le lieu de toutes les activités psychiques. Le télescope ou le pinceau y prennent la place du jouet en peluche. Dans ce jardin fleurissent, pêle-mêle, les religions, les arts et les sciences. Chacune de ces activités remodèle à sa façon la réalité extérieure et rend la vie vivable. Chacune a un rôle bien défini dans cette immense entreprise de « reconstruction » par laquelle l’être humain peut affronter avec succès le monde extérieur et vivre pleinement son existence terrestre. (…) C’est dans le même terreau, imbibé des angoisses enfantines, que naissent ensemble l’activité scientifique, poétique et religieuse. Ces trois sœurs, jumelles par leur origine, sont destinées à la même tâche : la reconstruction du monde.
(…) Le cerveau humain est un fruit de l’évolution cosmique. Son élaboration est gouvernée par l’action des lois de la physique sur la matière universelle. De là lui viendrait son aptitude à formuler les principes autour desquels, et grâce auxquels, il est structuré. Autrement dit, à la phrase : l’univers nous est intelligible parce que nous sommes intelligents, nous pourrions ajouter : nous sommes intelligents parce que l’univers est intelligible.
« Tout arrive par hasard et par nécessité », écrivait Démocrite, en juxtaposant ces deux pôles autour desquels allaient se situer les différentes écoles tout au long de l’histoire de la pensée. La nécessité seule impliquerait un déterminisme absolu, le hasard seul impliquerait l’absence totale de détermination. Pris séparément, ces deux pôles sont incapables d’expliquer la richesse et la splendeur du monde réel. L’indétermination partielle des événements est le terrain de jeu de la nature, c’est là qu’elle est en mesure de créer de l’inédit, et son inventivité est infinie. Les développements récents de la physique quantique et, en particulier de la naissance de la 'théorie du chaos', nous permettent de comprendre comment les lois coexistent avec la dimension ludique de la nature. Et comment la présence simultanée des deux pôles 'hasard' et 'nécessité' est indispensable à l’inventivité et à la création du monde. (…) Les forces, en soudant les structures matérielles, engendrent la diversité de la nature. Pourtant l’existence de ces forces de cohésion ne suffit pas à assurer l’éclosion de la variété et de la complexité. Elles pourraient tout aussi bien neutraliser la complexité et mener directement à la monotonie. Pour éviter cette catastrophe, une condition s’impose : que les lois ne soient pas entièrement déterminantes. Rien de nouveau ne pourrait jamais arriver si l’hégémonie des diktats législatifs était totale.
La nature est structurée comme un langage (écrit) qui combine des éléments: lettres, mots, phrases, paragraphes, chapitres, livres, collections. Les atomes sont de lettres par rapport aux molécules, les nucléons sont des mots par rapport aux quarks, et la pyramide de la complexité s’édifie au cours du temps. Aujourd'hui, tous les niveaux de l’échelle sont habités, et on peut raconter l’histoire de l’univers comme l’ascension de la matière vers les échelons supérieurs. Chacune des sciences en raconte un chapitre particulier. La physique nous décrit la formation des nucléons dans la purée initiale. Elle nous parle de la naissance des étoiles, sous l’égide de la force gravitationnelle, et de la fusion des niveaux atomiques, dans le cœur de ces astres incandescents. La chimie cherche à rendre compte de la formation des molécules dans l’espace interstellaire, dans l’atmosphère et dans l’océan primitif de la Terre. La biologie inscrit sa contribution aux niveaux les plus élevés de la pyramide, ceux que peuplent les cellules et les organismes multicellulaires. Ainsi, au cours des ères, dans le ciel et sur la Terre, les forces naturelles ont édifié la pyramide de l’organisation cosmique.
Dans la trame de l’évolution cosmique, telle qu’elle nous apparaît aujourd'hui grâce aux messages des diverses sciences -physique, chimie, biologie, astronomie -, on peut trouver aussi les racines de la créativité humaine. Nous avons compris, grâce aux psychanalystes, en particulier Winnicott, l’importance fondamentale pour l’être humain de reconstruire une réalité enrichie et embellie. Entre l’activité de la nature et celle de l’artiste il existe de nombreuses analogies, car les deux jouent aux mêmes jeux et pratiquement dans les mêmes conditions. Les jeux de la nature ont engendré une variété quasi illimitée de structures complexes. L’être humain en est une des plus riches. Le créateur artistique s’adonne lui-même à ce jeu dont il est le fruit. Mais dans l’organisation de la société, le totalitarisme aussi bien que l’anarchie, sont tout aussi nuisibles à l’éclosion de la créativité.
Et dans tout cela, Dieu est-il mort ? La question souvent posée serait s’il faut croire à la science où à la religion. Autrement dit, il faudrait choisir entre deux croyances opposées et incompatibles. Or, la science n’est pas une croyance religieuse, et Dieu n’est pas une hypothèse scientifique. La côte de la divinité est en chute libre. A Napoléon qui lui demande la place de Dieu dans sa théorie de l’origine des mondes, Laplace répond : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». A la fin du XIX e siècle, Nietzsche clamera la mort de Dieu. (…) La religion n’est plus qu’un pauvre paravent contre l’angoisse de la mort. Sa persistance ne tient qu’à l’ignorance des véritables enjeux de la réalité.
Traditionnellement, la science a eu pour rôle de renseigner les humains sur la nature du monde dans lequel ils vivent. L’astronomie, la physique, la chimie, la biologie explorent, chacune à sa façon, un domaine de la réalité. Elles en démontrent les mécanismes naturels pour ensuite en refaire une synthèse cohérente. La science, en tant que science, ne s’intéresse pas au problème des "valeurs". Elle est indifférente aux questions de « bien » et de « mal ». Elle ne porte pas de jugements moraux. (…) Ce domaine des valeurs et des normes est traditionnellement associé à celui de la morale et de l’éthique. Historiquement, il est pris en charge par un ensemble de religions variées, distribuées sur la surface du globe. Il a toujours entretenu des rapports étroits avec les systèmes philosophiques et métaphysiques. En peu de mots, la science est le domaine de l’acquisition des connaissances en tant que telles, indépendamment de ce qu’elles signifient pour nous. La religion, en tant que génératrice d’une morale, est le domaine de l’interprétation de la réalité en rapport avec nous, notre situation et notre comportement. On retrouve là l’idée de l’évaluation chère à Nietzsche. « Ce qui importe, écrit-il, ce n’est pas tellement ce qui est vrai, mais ce qui aide à vivre. »
Au fil des siècles, les intrusions territoriales entre les deux domaines ont été à la base de nombreux accrochages et de conflits mutuels. A plusieurs reprises, les religieux ont envahi le domaine de la science, en prétendant pouvoir dire, à partir d’enseignements révélés, comment le monde était fait, ce qui est arrivé souvent à l’occasion de nouvelles découvertes scientifiques. De nos jours même, les fondamentalistes opposent à l’enseignement de l’évolution darwinienne la théorie créationniste, issue d’une interprétation littérale de la Genèse. L’inverse se produit également, lorsqu'au nom d’une science on veut établir des critères de valeurs et imposer des codes moraux. La science est chez elle quand elle pose la question : « Comment les choses sont-elles faites ? » ; elle n’est plus chez elle quand elle pose la question : « Comment vivre ? ». La religion (ou toute philosophie morale) est chez elle quand elle traite du problème de « comment vivre » elle n’est plus chez elle quand elle traite du problème de « comment les choses « sont faites ». Mais même si la science n’est pas porteuse de valeurs, elle a pour rôle d’éclairer ceux qui prennent des décisions morales, car une législation sociale, qui -prétendant s’appuyer uniquement sur les principes- ignorerait le comportement des populations, risquerait fort d’être inapplicable et inappliquée.
Traditionnellement, chaque religion fonde sa morale sur une histoire sainte, autrement dit, une mythologie, qui donne le cadre dans lequel la vie prend son sens. Dans ce cadre, émergent la sagesse et la morale spécifique de cette religion, lesquelles ne sont pas nécessairement mises en cause par les inexactitudes de cette histoire sainte, il n’y a qu’à voir l’histoire de la Genèse, ou les Vedanta indiennes. Le développement des connaissances scientifiques peut influencer, d’une façon à la fois plus profonde et plus subtile encore, le domaine de la morale et de la religion. Certaines données de la science altèrent notre façon de voir l’univers et d’y situer l’être humain. Il en émerge des « visions du monde », passibles d’influencer la pensée philosophique et morale. Par exemple, la vision pessimiste de Bertrand Russell (« Il n’existe pas de loi du progrès cosmique …, dans l’état actuel des connaissances, aucune philosophie optimiste ne peut être fondée sur l’évolution ») a pesé lourd sur des mouvements philosophiques du XXe siècle qui ont influencé les décisions et les choix des sociétés occidentales. Elle est aujourd'hui dépassée, car on a perçu le rôle profondément novateur de la force de gravité, grâce à laquelle des énergies fraîches apparaissent continuellement, prêtes à poursuivre l’évolution de la complexité.
Parmi les causes de conflits entre la science et la religion, il faut encore inscrire la confiance démesurée en la puissance de la pensée conceptuelle comme norme d l’univers. Cette confiance est fondée sur la conviction de l’existence d’une « vérité » absolue, exprimable en concepts clairs et en affirmations non ambiguës. Cette conviction apparaît chez les philosophes grecs, en particulier chez Platon. Après la naissance du christianisme, elle atteint le domaine religieux. On assiste alors à une vaste entreprise de rationalisation de la religion chrétienne. L’effort le plus important vient des scolastiques, en particulier de saint Thomas d'Aquin. S’appuyant sur la philosophie d’Aristote, ces penseurs établissent les fondements d’une théologie chrétienne rationnelle. On y prouve l’existence de Dieu. On démontre ses attributs personnels et les modalités de ses rapports avec les humains. Ces affirmations deviennent ensuite des « crédos ». L’autorité suprême de l’Eglise les impose aux fidèles. Les « hérétiques » sont poursuivis et, comme Giordano Bruno, risquent le bûcher. Pour un mot, ou deux ou trois, on déclare la guerre. On passe les populations réfractaires au fil de l’épée. Pendant de nombreux siècles, la théologie et les « sciences religieuses » ont prétendu relever, comme les mathématiques, du domaine éthéré de la logique pure. (…) Il revenait à Kant de démontrer, à la fin du XVIII e siècle, la vanité de la logique religieuse. Sur les questions les plus fondamentales : l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, la raison humaine ne peut rien affirmer. Du coup, tout l’édifice conceptuel de la scolastique s’effondre.
Comme la science et l’art, l’activité religieuse est une reconstruction du monde. Les nombreuses histoires saintes élaborées un peu partout à la surface de notre planète ont un élément en commun. Elles offrent, chacune à sa façon, une possibilité d’intégrer dans un cadre cohérent les événements de la vie. La réalité est intolérable si on ne peut pas la « penser ». Quand on leur donne un « sens », la souffrance, la mort des êtres chers, peut devenir acceptable. En ce sens, la critique antireligieuse traditionnelle a raison. La religion est née du besoin de neutraliser l’angoisse de la mort. Les récits de ces histoires saintes n’ont pas grand-chose en commun. On y trouve tout et son contraire. Cette variété nous montre l’inaptitude des religions à nous dire comment le monde est fait. Une interprétation littérale du contenu de toutes ces histoires mènerait à la plus grande confusion. La critique antireligieuse devient contestable quand elle prétend que la religion n’est rien d’autre qu’une entreprise de réconfort moral. Le fait que le besoin de se rassurer contre l’angoisse de la mort soit au cœur de l’activité religieuse ne permet pas d’affirmer qu’elle se réduit à cela. Je pense plutôt que cette angoisse est l’élément moteur qui a amené les êtres humains à s’interroger sur le sens profond du monde. Les religions ne sont ni des sciences, ni des philosophies, au sens occidental du terme, mais plutôt des sagesses, au sens oriental du terme. Aucune n’a le monopole de la vérité mais chacune touche, quelque part, à des aspects cachés de la réalité. La fonction religieuse utilise le langage d’une façon qui lui est propre. Les mots n’y sont ni des vecteurs d’informations précises, comme en science, ni des sources d’émotions comme en poésie, mais plutôt des symboles qui nous relient à un monde inconnu. Prenons par exemple le mot « dieu ». Ce mot recouvre généralement l’intuition d’une présence mystérieuse, irréductible à l’intellect. Kant a raison de dire qu’on ne peut prouver ni qu’il existe ni qu’il n’existe pas. Cela, la plupart des croyants l’ont maintenant largement compris. De même qu’elle a abandonné son empire géographique, l’Eglise de Rome a renoncé à dominer le monde intellectuel.
Loin d’être mort, Dieu est encore vivant chez nos concitoyens, mais il n’est plus ce qu’il était. Son statut a profondément changé. Son royaume n’est plus du domaine de l’intellect. Il n’est plus la « Vérité ». « Qu’est-ce que la vérité ? », demandait déjà Ponce Pilate il y a deux mille ans. Cette interrogation a prévalu sur la chaire d’infaillibilité instaurée à Rome. C’est tout ailleurs que Dieu maintenant se situe. On le rencontre au niveau des interrogations, et non plus au niveau des certitudes. Il prend sa place dans le voyage intérieur de chacun d’entre nous. Il est la trame secrète de ce parcours qui se poursuit tout au long de l’existence. On le retrouve mêlé à nos angoisses et à nos questions sur le sens profond des choses. Il est en relation avec cette conviction intime que, au-delà de ce qui se donne à voir, il y a « quelque chose » dans lequel nous sommes profondément, vitalement, existentiellement impliqués. Un « quelque chose » auquel ne serait étranger, ni la violette des bois, ni les diagrammes de Feynman, ni les camps d’extermination nazis, ni le Requiem de Mozart.
Références
Hubert REEVES, Malicorne. Réflexions d’un observateur de la nature, Editions du Seuil, Sciences, 1990
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