Le rêve -mécanisme et interprétation (II)
01/07/2021
(Photo- Antibes, le Port)
La question de l’interprétation des rêves nous plonge d’emblée au sein d’une confrontation millénaire entre deux conceptions : l’une, plutôt traditionnelle, pour laquelle dans le rêve, les êtres, les invisibles non humains, les divinités, les morts, véhiculent un message à la personne sur son avenir immédiat, et l’autre, d’abord philosophique, aujourd'hui « scientifique », pour laquelle le rêve est le reste du mouvement chaotique et aléatoire surgissant des profondeurs, et la signification qu’on lui attribue est une illusion. Entre ces deux extrêmes, une conception a occupé durant près d’un siècle le devant de la scène : la psychanalyse. L’onirologie, ou l’étude des rêves, a été influencée par les théories de Freud sur le développement psycho-sexuel. Pour Freud, les rêves exprimaient des désirs refoulés provenant d’expériences traumatisantes vécues dans la petite enfance. Au cours des dernières décennies, l’imagerie cérébrale et la recherche comportementale ont apporté un souffle nouveau à ce domaine d’étude, en nous éclairant sur les mécanismes qui sous-tendent les rêves.
Néanmoins, le succès populaire des propositions psychanalytiques a été un aiguillon permanent des recherches modernes sur la neurophysiologie du sommeil. La rupture que Freud prétend avoir introduite en 1900 dans son livre princeps, L’interprétation des rêves, n’est pas véritablement une rupture, dans la mesure où il n’a fait que poursuivre le procès entamé dès l’Antiquité, et qui avait pris un tour d’une violence inouïe aux XVIIe et XVIII e siècles, un procès en laïcisation. Après lui, on allait enfin admettre qu’il n’y a personne dans le rêve, personne d’autre que le rêveur lui-même. Tout comme les dieux avaient été chassés de l’organisation politique de la cité, tout comme les invisibles l’avaient été de la vie quotidienne par les persécutions de l’Inquisition, les rêves allaient à leur tour être purgés des présences parasites. C’est ce qui fait le succès populaire de la psychanalyse : elle est parvenue à convaincre une couche assez large de la population que les rêves sont vides d’êtres, que s’ils contiennent des messages, ceux-là ne proviendraient pas de tiers, de dieux, des esprits, de démons ou de morts, mais d’une partie enfouie de nous-mêmes : l’inconscient. La psychanalyse a réussi parce qu’elle était en phase avec la laïcisation du monde, ou le désenchantement du monde. Elle a réussi à accrocher l’intérêt des gens du commun par l’intérêt pour le contenu du rêve et la possibilité d’y trouver une signification qui concerne le rêveur.
Pour Freud, le rêve est la mise en image et en récit d’un désir refoulé du rêveur. Selon lui, le dormeur est dérangé par le surgissement d’un de ses désirs refoulés, ce qui est possible à cause de la baisse de la censure durant le sommeil. Le rêve va donc permettre à réaliser ce désir, sous forme hallucinatoire, en le travestissant mais en apaisant ainsi la tension pulsionnelle. Résumons le mécanisme. Le contenu inconscient est remplacé par un autre contenu selon certaines lignes associatives. Il existe une constance du rapport entre le symbole et le symbole inconscient, constance qui se retrouve non seulement chez le même individu et d’un individu à l’autre, mais dans des domaines les plus divers, les aires culturelles les plus éloignées les unes des autres. Freud dégage une sorte de langue fondamentale universelle. Le symbole n’est pas créé par le travail du rêve mais il lui fournit les matériaux à effectuer trois opérations fondamentales : condenser, déplacer, dramatiser. Le travail du rêve n’est jamais créateur, il n’imagine rien qui lui soit propre, il ne juge pas, ne conclut pas. Son action consiste à déplacer, condenser, remanier tous les matériaux du rêve, en vue d’une représentation sensorielle. Les mécanismes de la formation du rêve seraient un modèle pour étudier le mode de production des symptômes névrotiques.
Dans son ouvrage La nouvelle interprétation des rêves, 2011, Tobie Nathan, professeur de psychologie à l’Université Paris VIII, montre que la conception du rêve qui se dégage des recherches actuelles sur le sommeil s’inscrit à l’inverse des propositions freudiennes. Le rêve n’apparaît pas comme le lieu d’expression des désirs pulsionnels : il est lui-même pulsion incoercible. La faiblesse de la théorie freudienne, écrit-il, est d’avoir conditionné le rêve au surgissement du désir refoulé. Or, on peut affirmer aujourd'hui que rêver est une activité aussi instinctuelle, aussi génétiquement programmée que l’est la respiration ou la marche. Il est plus probable que la plupart des mammifères rêvent, ainsi qu’on pourrait se demander quels seraient les « désirs refoulés » d’un tigre, d’une jument ou d’un crocodile. Avec les avancées des recherches en neurophysiologie du sommeil, il n’est plus possible de se référer aux propositions freudiennes. Nous faut-il alors renoncer à toute possibilité d’interprétation du rêve ?
Le travail du professeur de psychologie, aujourd'hui honoraire, à l’Université de Genève, Jacques Montangero, offre des pistes nouvelles, écrit Tobie Nathan. La fonction du rêve serait, d’après lui, de maintenir le fonctionnement cognitif durant le sommeil, de continuer à penser même lorsque le corps est débranché. Le professeur Montangero donne quelques conseils de bon sens. Qui veut utiliser ses rêves doit d’abord savoir les recueillir. Un rêve se remémore au plus tôt, encore dans son lit, en évitant d’ouvrir les yeux avant le premier mouvement. Après se l’être remémoré, se l’être répété, on peut alors envisager de le noter ou de l’enregistrer. Il attache la plus grande importance au contenu du rêve dans ses détails et conseille de noter l’endroit où se déroule le rêve, de qualifier l’action, de bien identifier les personnages, les animaux, les objets qui y sont apparus, et de tenter de nommer l’émotion ressentie, s’il y a lieu. Son intérêt pour le contenu détaillé du rêve soulage l’esprit. Il est logique de suivre l’effort du rêve, sa récupération de perceptions et de sensations de la veille pour saisir ses modalités de reconstruction. Jacques Montangero conçoit les mécanismes de formation des rêves comme un ensemble de processus cognitifs intenses et très rapides, dont la finalité est de sélectionner des éléments de connaissance pour les assembler dans de nouvelles constructions selon une logique spécifique. Il souligne ainsi que, toutes les nuits, l’être humain passe une heure et demie à remâcher ce qu’il sait déjà, à le décomposer pour le recombiner inlassablement jusqu'à aboutir à des récits nouveaux qu’il se présente ensuite à lui-même comme des perceptions. Il focalise donc son attention sur les capacités créatrices du rêve qui invente une néo réalité constituée d’une combinaison originale d’éléments ré-agencés. Construction inlassable. Et d’après les recherches qu’il a conduites dans son laboratoire, le rêve aiderait à résoudre les problèmes de la vie éveillée. Une telle conception du rêve procède à un total changement de perspective. Cette fois, ce sont les mécanismes cognitifs du rêve qui sont objets d’investigation et non plus les tensions affectives.
En tenant compte des avancées des sciences cognitives, il faut reconnaître que le rêve ne fait pas qu’exprimer, ne se contente pas de reproduire, il crée, il est avant tout construction d’hypothèses, il fabrique des mondes possibles. Et c’est là qu’intervient l’importance primordiale de l’interprétation, plus encore de l’interprète. Même s’il n’existe pas de rêve prémonitoire, l’interprétation se révèle prédiction, car semblant décrire, elle tisse un destin. Il n’existe pas de signification au rêve, rien que des interprétations. De là, la nécessité d’être exigeant, de ne pas raconter son rêve au premier venu. Le rêve se réalisera à partir de la parole de l’interprète. D'où la méfiance nécessaire envers ceux qui prêchent, les religieux, les adeptes, les militants.
Les connaissances actuelles sur le cerveau permettent de spéculer sur le phénomène onirique. Avec ses 100 milliards de neurones qui forment chacun des milliers de synapses, le cerveau est parcouru par des avalanches de signaux électriques. Durant la veille, il travaille de manière continue, produisant, à partir des données sensorielles, des modélisations qui permettent l’adaptation de l’individu à son environnement. Dans ce bouillonnement électrique qui traite les différentes informations reçues, le cerveau doit effectuer des tris, des recoupements avec des souvenirs. Cela s’effectue dans ce que Stanislas Dehaene a appelé « l’espace de travail neuronal global », dans lequel va naître la conscience, qui diffuse alors à tout le cerveau le résultat de ce traitement sous forme d’idées ou de décisions. Pendant le sommeil, qu’il soit profond ou paradoxal, l’alimentation de cette machine par les organes sensoriels s’arrête, mais la machine continue de fonctionner, sur des modes différents pendant les deux phases du sommeil. Comment cette machine est-elle nourrie ? Pour certains scientifiques (Allan Hobson), « le cerveau en état de sommeil paradoxal interprète les signaux qu’il produit dans les termes de son expérience antérieure du monde extérieur… C’est ainsi que le chat rêve en général des souris, le banquier à ses sous, la jeune fille à ses amours ». Et ces exercices de l’esprit peuvent être fructueux chez les artistes comme chez les scientifiques. Le chimiste August Kékulé a raconté que la structure cyclique du benzène lui serait venue lors de rêveries pleines d’images de serpents. C’est aussi un rêve qui a inspiré au physiologiste Otto Loewi les expériences de circulation croisée entre deux cœurs de grenouille qui lui ont permis de découvrir le premier neuromédiateur, l’acétylcholine, et qui lui ont valu le Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1936. La signification du rêve reste un mystère au regard de l’évolution, mais ce mystère est un élément important de la vie de notre esprit.
Une autre hypothèse (Erik Hoel) serait que nous avons besoin de scénarios fous pour mieux nous préparer aux incertitudes et complexités de la réalité. Cela expliquerait aussi notre appétit pour les fictions, romans et autres séries télévisées. Les rêves relèvent d’ailleurs de la fiction aussi. Or, dans la mesure où l’activité onirique prend du temps et de l’énergie, elle doit vraisemblablement remplir une fonction évolutionniste. Il doit y avoir une importance à vivre des événements qui ne se sont jamais produits. Bien que nous connaissions aujourd'hui le mécanisme du rêve (le cerveau poursuit une activité similaire à celle de l’état de veille, malgré que le corps soit désactivé par des systèmes chimiques qui provoquent une atonie musculaire), nous ne savons pas grand-chose de sa fonction. Les hypothèses ont du mal à rendre compte de la phénoménologie particulière des rêves : ils sont lacunaires, puisqu'ils ne comportent aucun détail sensoriel de la vie éveillée, ils sont illusoires, puisqu'ils font intervenir des concepts et des perceptions déformés, qui sont subjectifs ou irréalistes, et surtout, ils sont narratifs.
Peut-être parce que notre cerveau fonctionne comme un mécanisme narratif, comme l’explique Jerome Bruner, l’un des pionniers de la psychologie cognitive. « L’exploration des états mentaux des êtres humains -leurs rêves, leurs imaginations, leurs cultures -je la trouvais plus dans la littérature, la poésie, le théâtre que dans la psychologie (…). La pensée est une construction sociale qui se crée et se recrée sans cesse. (… ) Je pense que le récit est l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine.(…) Le récit est une façon imaginaire d’explorer le monde (…), c’est un outil pour fabriquer de la signification, qui domine l’essentiel de notre vie au sein d’une culture. »
C’est aussi l’approche que je préfère.
Extrait littéraire
« On pense que ce sont les habitants de la Mésopotamie antique qui ont eu les premiers l’idée du labyrinthe. Ils lisaient le futur dans des entrailles d’animaux -et sans doute parfois d’hommes -sacrifiés. Ils en observaient les dessins complexes qui leur permettaient d’interpréter l’avenir. A l’origine, la forme du labyrinthe s’est inspirée des celle des boyaux. Autrement dit, le principe du labyrinthe existe à l’intérieur de toi. Et il correspond à un labyrinthe extérieur à toi.
- C’est une métaphore ?
- Une métaphore à double sens. Ce qui est extérieur à toi, c’est la projection de ce qui est intérieur, et l’intérieur est la projection de l’extérieur. Souvent, quand tu mets le pied dans un labyrinthe extérieur, c’est que tu entres aussi dans un labyrinthe intérieur. Dans la plupart des cas, c’est très dangereux. »
(Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Editions Belfond, 2006)
Références
S.Freud, Le rêve est son interprétation, Gallimard, 1925
Rêve et Neurosciences (https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2013-2-page-111.htm )
La recherche, Numéro spécial Le sommeil et les rêves, 2011
Les Nouveaux Psys, Editions Marabout, 2008
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