Rendre la vie bien réelle
01/12/2021
(Photos- Greenville, S.C, 2021)
Pour ce dernier mois de l’année, et à l’approche des vacances, nous vous adressons nos meilleurs vœux et vous proposons une note sur les vertus de la littérature.
Joyeux Noël ! Joyeuses Fêtes !
"La littérature est une défense contre les offenses de la vie ", écrit Cesare Pavese (Le métier de vivre).
Pour Fernando Pessoa, "La littérature entière est un effort pour rendre la vie bien réelle" car "la plupart des gens souffrent de cette infirmité de ne pas savoir dire ce qu'ils voient ou ce qu'ils pensent ». [...] "Comme nous le savons tous, même quand nous agissons sans le savoir, la vie est absolument irréelle dans sa réalité directe : les champs, les villes, les idées, sont des choses totalement fictives, nées de notre sensation complexe de nous-mêmes. Toutes nos impressions sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature." (Le Livre de l’intranquillité). Il écrit également: "Si vous voulez savoir ce qu'est l'hystéro-neurasthénie, par exemple, ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Hamlet. Si vous voulez savoir ce qu'est la démence terminale ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Le Roi Lear ". Il est incontestable que la littérature reste le meilleur moyen de comprendre les comportements humains, les émotions, les sentiments. Pessoa a entretenu un rapport affectif avec le genre policier, qui est souvent considéré comme un genre paralittéraire, mineur, ou "populaire". Il était persuadé que "l'un des rares divertissements intellectuels qui restent encore à ce qui demeure d'intellectuel dans l'humanité est la lecture de romans policiers", et pendant des décennies, il a écrit des textes inédits, "un par mois" jusqu'à sa mort, son personnage Quaresma étant aussi bien un maître de la déduction qu'un connaisseur du fonctionnement de l'âme humaine.
Les romanciers Fruttero & Lucentini trouvent que finalement, c’est la littérature qui s’est toujours occupée de la signification de l’existence :
"L'existence étant ce qu'elle est, il n'y a pas à s'étonner si les hommes se sont toujours préoccupés de sa possible signification. Les opinions courantes à ce sujet sont fondamentalement au nombre de trois: pour certains, l'existence a une signification précise, pour d'autres, elle n'en a aucune, pour d'autres, enfin, il n'est pas exclu qu'elle en ait une, mais chacun doit se débrouiller pour la trouver pour lui-même. En tout cas, il s'agit d'une question 'grave', traditionnellement réservée aux spécialistes, philosophes, prêtres, savants et penseurs, spéléologues, prisonniers libérés, commandants de pétroliers, actrices rescapées de la taillade de leurs poignets, etc. Les gens ordinaires n'en parlent pas, soit par bonne éducation, soit de crainte d'avoir l'air bêtes et mal informés, soit parce que les occupations de la vie quotidienne laissent peu de temps, passé seize ans, pour les échanges de méditations cartésiennes.(....) Nous passâmes d'urgence en revue diverses religions dans l'idée d'une éventuelle adhésion, nous considérâmes trois ou quatre religions progressistes et utopistes qui s'étaient imposées en même temps que la locomotive à vapeur, nous étudiâmes à fond quelques grands systèmes philosophiques antiques et modernes. Mais il ne nous fallut pas longtemps pour voir tout ce qu'il y avait d'incompatible entre nous et ces électromécaniciens de la vie, si sentencieux et sûrs de leurs diagnostics, et si facilement désavoués par un fil, un joint ou un contact déplacé.
Il ne nous restait donc que la littérature qui s'est toujours occupée, à vrai dire, de la signification de l'existence. Mais de quelle manière? Par des voies subtilement indirectes, tangentielles, allusives, symboliques, avec les silences, les hésitations, les délicatissimes précautions d'un homme qui essaie de pêcher un poisson avec les mains." (La signification de l'existence,1974, 1996 Arléa)
"La littérature, dont les principes organisateurs sont le mythe (c'est-à-dire l'histoire ou le récit) et la métaphore (c'est-à-dire le langage figuré et les images) est un monde libéré, le monde du libre épanouissement de l'esprit" (Northrop Frye, A Double Vision). La littérature se réapproprie les principes structurants de la mythologie, dont la dialectique se résume à une oscillation entre ce que l'homme vit dans son monde et ce qu'il rêve de vivre ailleurs, et c'est cette dialectique qui fonde les principaux modèles de l'imaginaire littéraire. Le métaphorique (et donc le symbole) se situe entre la rhétorique, comme art de persuader, et la poétique, comme art de dire la vérité par le moyen de la fiction, de la fable, du mythe. C'est la qualité et la force du désir de s'ancrer dans le réel qui inscrit l'homme dans l'existence, et ce désir ne peut être que passionnel, et donc conflictuel. La conscience, une fois qu'elle se voit absorbée par ses passions, réalise tout ce qui la met à distance d'elle-même et la déchire. C'est alors qu'elle s'efforce de retrouver son unité, sa fusion avec elle-même, par la victoire sur ses passions ou par l'acceptation réfléchie de ce qui la conduira au bien. On rend les passions rationnelles en parlant d'elles, en leur faisant une place dans le discours, car l'homme est un être de désir, mais il est aussi un être de parole; entre l'ordre de l'Etre et l'ordre du Logos, l'ordre du Symbole sert de médiateur qui philtre.
La lecture peut être une thérapie pour gérer les défis émotionnels de l’existence. Les neurosciences ont trouvé que dans notre cerveau les mêmes réseaux s’activent quand nous lisons des récits et quand nous essayons de deviner les émotions d’une autre personne. Nos habitudes de lecture changent au fur et à mesure des étapes que nous traversons dans notre vie. Pour certaines personnes, lire de la fiction est simplement essentielle à leur vie. A une époque séculière comme la nôtre, lire de la fiction reste l’une des rares voies vers la transcendance, si l’on comprend par ce terme l’état insaisissable dans lequel la distance entre le moi et l’univers se rétrécit. Lire de la fiction peut nous faire perdre tout sens de l’ego, et en même temps, nous faire nous sentir pleinement nous-mêmes. Comme écrit Woolf, un livre nous divise en deux pendant que nous lisons, parce que l’état de lecture consiste en une totale élimination de l’ego, et qu’il nous promet une union perpétuelle avec un autre esprit.
Le besoin de narration et même la dépendance à la fiction sont à ce jour scrutés dans une perspective neurocognitive, comportementale. Le biologique, le psychologique, le social sont interdépendants. L’homme se distingue de l’animal par sa capacité à raconter des histoires, la narration étant la plus puissante forme de communication. Notre cerveau fonctionne comme un mécanisme narratif. Les psychologues et les théoriciens littéraires ont identifié un nombre de bénéfices attribués à la dépendance narrative. L’idée unanimement acceptée est que la narration est une forme du jeu cognitif qui aiguise notre esprit, en nous permettant de simuler la réalité autour de nous et d’imaginer des stratégies, particulièrement dans des situations sociales. Le récit nous apprend des choses sur les autres, il est également un exercice d’empathie et de la théorie de l’esprit. Les images du cerveau ont montré que l’écoute ou la lecture de récits activaient des régions du cortex impliquées dans le traitement des informations sociales et émotionnelles. Plus on lit de la fiction, meilleure sera notre empathie envers les autres.
La bibliothérapie est un terme qui désigne l’ancienne pratique consistant à encourager la lecture pour ses effets thérapeutiques. Sa première utilisation date de 1916, dans un article paru dans The Atlantic Monthly sous le titre A Literary Clinic. L’auteur y décrit un institut où l’on dispense des recommandations de lecture à valeur de guérison. Un livre peut être un stimulant ou un sédatif, un irritant ou un somnifère. Il a un effet certain sur nous, et nous devons savoir lequel. Nous choisissons nos lectures : des récits agréables qui nous font oublier, ou des romans qui nous sollicitent ou nous déstabilisent.
La bibliothérapie prend aujourd'hui des formes diverses et variées : des cours de littérature pour la population carcérale, des cercles pour personnes âgées ou atteintes de démence sénile. Il existe une bibliothérapie « émotionnelle », parce que la fiction a une vertu restauratrice. On peut prescrire des romans pour différentes affections, telles le chagrin d’amour, ou l’incertitude dans la carrière. En 2007, The School of Life a été créée avec une clinique de bibliothérapie, la fiction étant vue comme une cure suprême parce qu’elle offre aux lecteurs une expérience transformationnelle.
En fait, on retrouve la méthode chez les Grecs anciens qui avaient inscrit au-dessus de l’entrée de la bibliothèque de Thèbes que là, c’était un lieu pour la guérison de l’âme. La pratique s’est installée à la fin du XIXe siècle, quand Freud avait commencé à utiliser la littérature dans ses séances de psychanalyse. Après la Première Guerre, on prescrivait souvent un cours de lecture aux soldats traumatisés qui revenaient du front. Plus tard, et plus récemment, la bibliothérapie est utilisée par les psychologues, les travailleurs sociaux, les médecins, les gérontologues, comme un mode de thérapie viable. A présent, il existe un réseau international de bibliothérapeutes formés et affiliés à « School of Life ». Tous les lecteurs passionnés qui se sont soignés eux-mêmes avec de grands livres pendant toute leur vie savent que lire des récits est bon pour la santé mentale, pour les relations avec les autres. Mais de nos jours, cela est devenu encore plus clair grâce aux récentes recherches mettant en évidence les effets de la lecture sur le cerveau. La neuroscience de l’empathie doit beaucoup à la découverte des « neurones miroirs », au milieu des années ’90. Une étude publiée dans « Annual Review of Psychology », en 2011, basée sur l’examen des IRM du cerveau des participants, a montré que lorsque nous lisons une expérience, les mêmes régions neurologiques sont stimulées que lorsque nous effectuons nous-mêmes cette expérience. D'autres études publiées en 2006 et 2009 ont montré quelque chose de similaire –les gens qui lisent beaucoup de fiction ont tendance à être mieux en empathie avec les autres (le biais principal serait que les gens les plus empathiques ont tendance à lire des romans). En 2013, une étude importante publiée dans « Science » a trouvé que lire de la fiction littéraire (plutôt que de la fiction populaire ou de la fiction non littéraire) améliorait les résultats des participants aux tests mesurant la perception sociale et l’empathie, et qui sont essentiels dans la « théorie de l’esprit ». La capacité à deviner avec précision ce qu’un autre être humain pourrait penser ou ressentir est une compétence que les humains commencent à développer à partir de l’âge de 4 ans. Keith Oatley, romancier et professeur de psychologie cognitive à l’Université de Toronto, a dirigé pendant des années un groupe de recherche intéressé dans la psychologie de la fiction. Il écrit dans son livre Such Stuff of Dreams : The Psychology of Fiction, paru en 2011, que la fiction est une sorte de simulation qui a lieu non dans l’ordinateur, mais dans le cerveau : une simulation des egos en interaction avec d’autres dans le monde social, basée sur l’expérience et impliquant la capacité de réfléchir à des futurs possibles. L’idée que les livres sont les meilleurs amis est une conviction de beaucoup d’écrivains et de lecteurs. En tant qu’amis, les livres nous offrent la chance de répéter les interactions avec les autres dans le monde, mais sans les dégâts durables. Proust l'avait remarqué: avec les livres, il n’y a pas de sociabilité obligatoire.
Néanmoins, tout le monde ne partage pas l’idée que la fiction nous procure la capacité à être meilleurs dans la vie réelle. Dans son livre paru en 2007, Empathy and the Novel, Suzanne Keen se penche sur l’hypothèse de l’empathie-altruisme, en étant sceptique que les connections empathiques créées pendant la lecture fiction se traduisent réellement en un comportement altruiste, pro-social, dans le monde. Elle montre qu’une telle hypothèse est difficile à prouver. "Les livres ne peuvent pas opérer des changements par eux-mêmes. Comme tout rat de bibliothèque sait bien, les lecteurs peuvent être antisociaux et indolents. Lire des romans n’est pas un sport d’équipe". Mais nous devrions apprécier ce que la fiction nous offre, c’est-à-dire une libération de l’obligation sociale de ressentir quelque chose à l’égard des personnages inventés, ce qui signifie que paradoxalement les lecteurs répondent parfois avec une plus grande empathie à une situation et à des personnages qui ne sont pas réels, à cause du caractère protecteur de la fiction. Celle-ci soutient le bénéfice personnel d’une expérience d’immersion dans la lecture, qui permet d’échapper à la pression quotidienne. Donc, même si nous ne sommes pas d’accord que lire de la fiction nous fait mieux traiter les autres, au moins nous devons reconnaître que c’est une manière de mieux nous traiter nous-mêmes. Il a été démontré que lire met notre cerveau dans un état semblable à la transe, à la méditation, et que cela apporte les mêmes bénéfices pour la santé que la relaxation ou la paix intérieure. Les lecteurs réguliers ont un meilleur sommeil, moins de stress, une plus grande estime de soi, et enregistrent moins d’épisodes dépressifs que les non-lecteurs. "La fiction et la poésie sont des médicaments – écrit l’auteur Jeanette Winterson. Ils guérissent la rupture que la réalité produit sur l’imagination". On n’a jamais autant publié de livres que de nos jours, mais les gens choisissent dans un réservoir de plus en plus réduit, et ils sont plus sélectifs.
Références:
Parole et symbole (http://www.cefro.pro/archive/2014/06/26/titre-de-la-note-...)
La fiction comme thérapie (http://www.cefro.pro/archive/2015/06/14/la-fiction-comme-...)
Lisez Shakespeare… (http://www.cefro.pro/archive/2014/05/29/lisez-shakesperar...)
Le besoin de narration (http://www.cefro.pro/archive/2018/05/31/le-besoin-de-narr...)
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