Le travail: des routines brisées, un nouveau sens
01/02/2022
(Photo- Vers l'Aéroport international d'Atlanta, décembre 2021, sous une pluie battante)
Le paradigme de la passion du travail (Passion Paradigm) est apparu dans les années ’60, comme une réponse à un tas d’interrogations sur les normes sociales et culturelles, notamment parmi les jeunes, et il désigne une nouvelle manière de penser le rôle du travail dans la vie. Le psychologue humaniste Abraham Maslow avait appliqué sa théorie de la hiérarchie des besoins au travail, en considérant celui-ci comme la clé de l’épanouissement personnel et de la réalisation de soi. Maslow imaginait un monde où les individus trouvent une grande satisfaction dans leur travail, qui devient une activité sacrée. Les expériences émotionnelles qui entrent dans la passion du travail sont l’attirance, le plaisir, la motivation, la persévérance.
Bien entendu, le paradigme de la passion du travail a aussi ses parts d’ombre. Aimer son travail serait une recette pour se laisser exploiter. Une nouvelle religion fait son apparition: le culte du travail (workisme), responsable du burn-out et de la dépression, même parmi les employés le mieux payés. Les travailleurs sont amenés à accepter des conditions de travail nuisibles, un traitement médiocre de la part de leurs employeurs, et ont des attentes irréalistes d’eux-mêmes. Ils accordent la priorité au travail au détriment de leur famille, de leurs amis ou de leurs hobbies. Une surévaluation du travail fait regarder les autres qui ne travaillent pas comme paresseux, stupides ou pas dignes d’attention.
La pandémie de la Covid-19 a provoqué des mutations dans le monde du travail : les routines ont été brisées, et nous assistons au phénomène appelé la Grande démission (the Great Resignation).
Les gens posent un regard neuf sur leur travail et se demandent si c’est vraiment cela qu’ils veulent faire, jusqu'à la fin de leur vie active, et si cela a un sens. Un phénomène qui peut être vu comme l’expression de l’optimisme : « Je suis capable de faire mieux ». Ce qui reviendrait à dire que le paradigme de la passion du travail est le moteur pour un meilleur travail, qui a du sens, et qui procure de la satisfaction. On pourrait regarder le phénomène sous cet angle, qui est plutôt américain.
Le dernier numéro du magazine Le Point consacre un dossier au sujet de la Grande démission. La mentalité du travailleur a changé, les gens ayant découvert, à l’occasion de cette crise et des confinements, qu’ils pouvaient vivre avec moins, en dépensant moins. Le rapport au travail des Français a été chamboulé, mais ce phénomène touche tous les pays industrialisés, et au premier rang les Etats-Unis. Les Américains démissionnent en masse, souvent afin d’obtenir de meilleurs salaires, mais certains ne cherchent plus de travail ensuite. Le taux d’activité, rapporté à l’ensemble de la population âgée de plus de 16 ans, a diminué par rapport à la situation d’avant la crise sanitaire. Le nombre de départs volontaires a atteint un niveau historique : 4,5 millions de personnes pour le seul mois de novembre 2021, 3% de la population active a dit « I quit ». Il est vrai aussi, que le marché du travail américain est différent de celui européen, il est plus fluide et les Américains changent souvent d’emploi, le niveau des départs volontaires en temps normal est autour de 2%. D'ailleurs, cette capacité à être mobile et à accumuler plusieurs expériences est perçue favorablement par les employeurs américains. Le plan de relance du gouvernement américain (les chèques de 1400 dollars accordés aux personnes éligibles) a permis un meilleur pouvoir d’achat et aussi une possibilité pour envisager un changement de carrière. Néanmoins, la vague du « Big Quit » est inédite. Elle suit une période d’introspection, d’insatisfaction à cause de la stagnation des salaires, surtout après la crise de 2008, et à cause de la complexité de certains métiers qui a créé de nouvelles pressions (par exemple, dans le cas du personnel aérien : les hôtesses de l’air et les stewards, qui s’occupaient auparavant seulement du confort et de l’information des passagers, doivent leur vendre maintenant de la nourriture, des boissons et des cartes de crédit). Selon un économiste et professeur à Harvard, face à ces mutations, et pour remettre les gens au travail, il faudrait les augmenter et les former.
En France, bien avant la vague d’arrêts de travail liée aux variants Delta et Omicron, les chefs d’entreprise rencontraient des difficultés de recrutement, en plus des difficultés d’approvisionnement et les hausses des prix. Selon l’enquête mensuelle de Banque de France, plus d’une entreprise sur deux, et six sur dix dans le bâtiment, ont déclaré, fin décembre 2021 début janvier 2022, avoir des difficultés à embaucher du personnel. Le niveau du chômage est élevé, 8,1 %, comme en 2019. D'après un haut fonctionnaire, « c’est un paradoxe inacceptable », car « les pays qui rencontrent les mêmes difficultés de recrutement, comme l’Allemagne, sont au plein emploi, alors que l’Italie et l’Espagne, qui en restent éloignées, ne sont pas confrontées à ce problème ». La solution serait dans l’offre de formation, initiale et continue, qui doit s’adapter mieux aux besoins de main d’œuvre exprimés par les entreprises.
Toutefois, je remarquerais que ce n’est pas pour la première fois que l’on table sur la formation. Ceux qui connaissent le monde du travail en France se rappellent aussi que le chômage reste élevé en dépit de nombreuses mesures: formation, aides accordées aux entreprises pour embaucher, crédits d’impôt, etc… Une mesure récente, annoncée par la ministre du travail, consiste à accorder une prime de 8000 euros aux entreprises qui embauchent un chômeur de longue durée (plus d’un an). Une prime d’Etat de 1000 euros est accordée aux chômeurs de longue durée qui, n’ayant pas la qualification requise pour répondre à une offre d’emploi, acceptent de se former en entreprise au poste proposé. Mais rien de tout cela n’est vraiment nouveau, ce sont des mesures qui ont déjà été essayées. Il y a peut-être une autre explication pour la France.
Le sociologue français Jean-Claude Kaufmann avait déjà analysé, il y a un an, le profond mouvement de retrait des Français né de la pandémie. Il explique que la crise sanitaire a accentué le phénomène de décrochage et parle d’une France « en pyjama ». En fait, cette mutation était déjà en cours, parce que nous passions d’un régime de discipline collective, où le travail était un socle de la vie, qui nous assignait une place dans la société, à un régime de l’autonomie de la personne. Le travail est ainsi remis en cause, sa valeur aussi. On a constaté une implication accrue dans le monde privé, la famille, les amis, dans leur puissance identificatrice. On s’investit dans la gastronomie, dans l’éducation des enfants, l’univers privé semblant avoir écrasé et appauvri la sphère du travail. Il est devenu mal vu de se représenter comme trop impliqué dans son travail. Le travail est considéré comme une contrainte, un simple moyen pour avoir les ressources de satisfaire ses autres passions. Le burn-out a aussi altéré l’image que nous avons du travail, associé ainsi à un lieu de souffrance (je rappelle que l’origine étymologique du mot travail c’est le latin tripalium, instrument de torture -cela, en français, précisons-le !). La solution du télétravail a des effets pervers, beaucoup d’articles l’ont souligné. Tout dépend des conditions concrètes et de notre capacité à ne pas mélanger les éléments du travail et la sphère privée, à éviter la confusion des activités, à organiser un cloisonnement. Certains s’en sortent bien, d’autres s’écroulent, d’autres encore en profitent pour se poser la question d’un autre travail. Il se dessine une géographie sociale qui oppose les travailleurs affectés à la matière (paysans, ouvriers) ou à la relation (transports, soins), des catégories moins bien payées, moins bien reconnues, mais assignées à une place, aux nomades, mieux payés, plus autonomes, davantage dans la modernité. Mais ces derniers sont menacés par la saturation du numérique et rêvent d’une vie plus simple, en contact avec les gens, avec la nature. Sur un marché du travail plus fluide, il y a les gagnants, qui savent développer des projets, ou changer d’orientation, et les perdants, à la dérive, prêts à se raccrocher à n’importe quoi, religion, idéologie…
Un ouvrage d’économie paru en 2021, écrit par une essayiste libérale française, nous présente, chiffres et graphs à l’appui, le tableau de la France actuelle: La France peut-elle tenir encore longtemps ? En voici quelques extraits.
« On savait qu’on allait dans le mur. La réalité, celle des déficits et d’un immobilisme névrotique, nous a rattrapés. La crise sanitaire en est l’accélérateur impitoyable. Nos entreprises sont exsangues. Nos comptes publics sont à sec. Nos impôts sont gigantesques. Notre dette explose. La vague du chômage monte. »
« La France est le pays qui, avec la Grèce, possède dans la zone euro la fiscalité la plus lourde sur les entreprises par rapport à la valeur ajoutée. (…) Quand on parle avec un entrepreneur implanté en France et en Allemagne, on comprend pourquoi les salaires les plus élevées sont plutôt en Allemagne. La réponse fuse: les cotisations sont plafonnées ! Les cotisations sociales effectives à la charge des employeurs sont à 4% de la valeur ajoutée en France contre 9,4% en Allemagne. (…) En Allemagne, c’est simple, les cotisations sociales sont proportionnelles et plafonnées. Par exemple, on ne cotise pas pour le chômage au-delà de 5000 euros par mois. Que vous gagniez 1000 euros ou 4000 euros, le taux réel de cotisations est autour de 20%. Ce n’est pas du tout le cas en France où les cotisations patronales passent de 6 à 43% ! (...) La fiscalité française et le coût du travail pour financer le modèle social sont clairement devenus un jeu de massacre pour nos entreprises. (…)
Les services publics ne sont pas à notre service. Pendant le pic de la crise sanitaire, l’Etat a tourné avec 80% des agents en moins. 20% ont suffi à faire fonctionner les administrations centrales. A quoi servent les 80% restants ? La crise sanitaire a eu le mérite, s’il faut en trouver un, de mettre un coup de projecteur sur le niveau de service apporté (ou non) par nos administrations. Après coup, c’est quand il a fallu évaluer la perte de richesse nationale liée à la crise que se sont révélés les écarts importants entre les différents pays. Pour ne pas froisser l’administration, l’Insee a dû amputer de 25% de leur valeur les services publics, ce qui fait chuter la richesse nationale de 3,5 points, alors que l’Institut de la statistique publique allemand a amputé de 0%. L’Allemagne n’a pas compté de baisse de sa richesse en 2020 à cause de l’arrêt des services publics… parce que les services publics ne se sont pas arrêtés en Allemagne. Le triste constat, c’est que le service du courrier a été mieux assuré en France pendant la Seconde Guerre mondiale que pendant le premier confinement lié à la Covid-19. Il est clair que, lors de cette période, les agents de l’Etat ont continué à être payés alors que le service rendu était de moindre qualité. Voire inexistant. Revenons sur La Poste. A l’annonce du confinement (…), compte tenu de l’exposition des postiers, il a été décidé de réduire fortement l’activité et entre les 2% d’agents en droit de retrait et les 25% d’absentéisme, la France s’est réveillée fin mars 2020 avec seulement 1600 bureaux de poste ouverts sur 17000 ! (...) Pendant ce temps-là, en Allemagne, 100% des bureaux de poste étaient ouverts. (…) Les postiers français ne sont pas les seuls à avoir déserté leurs obligations d’intérêt général. Tous les agents publics ont compris qu’il fallait qu’ils restent chez eux, et si 30% étaient en télétravail, 50% dans la fonction publique d’Etat et entre 40 à 50% dans la fonction publique territoriale étaient payés à 100% tout en restant chez eux sans travailler. Ce que l’on nomme poétiquement « l’autorisation spéciale d’absence « (ou ASA). Il faut dire que cette fameuse ASA cumule de nombreux avantages. Qu’ils soient en télétravail ou en ASA, les agents publics continuent d’accumuler des congés payés. (…)
84 milliards d’euros de trop. 84 milliards, c‘est le surcoût de l’administration « à la française »(…) sans pouvoir dire que nos services publics sont meilleurs qu’en Allemagne, en Suède ou en Belgique. (…) Ces 84 milliards d’écart, c’est bon an mal an l’équivalent du déficit habituel de l’Etat français : 92 milliards de déficit en 2019. Pour rappel, cela représente tout de même 80% du déficit de la zone euro. Un déficit qui pourrait se résorber si l’on parvenait à produire nos services publics à un coût plus raisonnable… Une rationalisation devenue urgente. Bref, il est urgent de réformer. Mais par où commencer ? Malheureusement, on l’a bien constaté pendant la crise sanitaire, cette sur-administration se retrouve dans l’ensemble de nos politiques publiques. Dans la santé, dans l’éducation, dans la Sécurité sociale, partout, nous avons superposé les niveaux de décision et donc augmenté le coût de nos services publics.
Réhabiliter le travail. Sauver le plus d’emplois possibles! Cela devrait être le leitmotiv des syndicats. Et pourtant, quand on creuse un peu, on est totalement sidérés. Les syndicats ne veulent pas toujours sauver les emplois. Beaucoup d’entreprises souhaitent mettre au point des accords de performance collective qui permettent de conserver les emplois en supprimant, par exemple, les primes et les treizièmes mois. Mais très peu de ces accords sont signés par les syndicats: seulement une quinzaine à fin juillet 2020. Etrangement, on constate que les syndicats jouent souvent la montre et rechignent à signer ces accords pour contraindre les entreprises à aller vers la faillite et des plans de licenciement (et leurs compensations financières évidemment). (…) Pour les employeurs français, embaucher en CDD s’apparente au parcours du combattant tant les conditions à respecter sont contraignantes. En France, il n’est possible d’effectuer un CDD « que pour l’exécution d’une tâche précise et temporaire et seulement dans les cas énumérés par la loi».
« Nous sommes tombés en France dans notre propre piège: distribuer de l’argent gratuit tout en dévalorisant l’effort et le travail, tout en dégoûtant les entrepreneurs et les investisseurs. (…) Les pays frugaux, soit le Danemark, la Suède et les Pays-Bas, ce sont ceux qui font mieux que nous avec moins. Moins de dépenses publiques, moins d’impôts, moins de chômage et une richesse par habitant supérieure. Depuis une bonne vingtaine d’années, les frugaux ont su gérer leurs finances publiques avec brio. Ainsi, en 2018, les dépenses des administrations publiques néerlandaises ne représentaient que 42,1% du PIB, un des taux les plus bas de l’union européenne. Fin 2019, la dette brute des administrations publiques s’élevait à 35,1% en Suède, 33,3% au Danemark et 48,6% aux Pays-Bas. Des chiffres à faire pâlir d’envie les pays du sud de l’Europe et la France. Avec des taux d’endettement inférieurs à 70% de leur PIB, les « frugaux » et l’Allemagne repartiront, après la crise de la Covid, plus vite et plus fort que la France. Il est grand temps de regarder comment ils font et s’en inspirer. »
Références:
"Do what you love" could be contributing to the Great Resignation
Agnès Verdier-Molinié, La France peut-elle encore tenir longtemps? Albin Michel, 2021
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