Paradoxes de philosophes
01/05/2022
(Photo- Les roses du printemps 2022 au parc Durandy, Nice)
Dans nos efforts pour comprendre le monde, nous avons le choix entre plusieurs discours : scientifique, religieux, philosophique, poétique, psychanalytique. Néanmoins, comme le remarque Cioran (« Ecartèlement »), « prendre parti ou y répugner, épouser une doctrine ou les rejeter toutes en bloc », c’est « un orgueil dans les deux cas, avec cette différence qu’on risque d’avoir à rougir de soi beaucoup plus dans le premier cas que dans le second, la conviction étant à l’origine d’à peu près tous les égarements, comme de toutes les humiliations ». Pour sa part, il dit n’avoir jamais pu savoir « ce que être veut dire, sauf parfois en des moments éminemment non philosophiques». Il observe aussi que « mourir à soixante ou à quatre-vingts ans est plus dur qu’à dix ou à trente », à cause de l’accoutumance à la vie, « car la vie est un vice. Le plus grand qui soit. Ce qui explique pourquoi on a tant de peine à s’en débarrasser ». En même temps, « il n’est rien de plus mystérieux que le destin d’un corps ». Néanmoins, les philosophes nous aident à regarder le monde autrement, même si l'on n'épouse pas une doctrine. C'est ce à quoi nous invite ce livre: Découvrez avec Kant les vertus de l’hypocrisie. 50 paradoxes loufoques de philosophes. J’en ai sélectionné seize : huit dans cette note, et huit dans la prochaine note.
Découvrez avec Deleuze que la bêtise pense. Gilles Deleuze (1925-1995) le remarque : le problème avec la bêtise, c’est qu’elle n’est pas si bête que ça, elle pense ! Certes, elle pense sans réfléchir (sans retour critique et sans distance interrogative), sans s’élever : rien de léger ou de subtil qui fasse s’envoler vers les hauteurs et assure l’élévation de l’âme. Il y a ainsi comme une incapacité brute et épaisse de cette forme de pensée très terre à terre à envisager que le superficiel puisse être profond. Des gens qui énumèrent des vérités peuvent être d’une bêtise crasse : il suffit qu’ils y adhèrent sans les interroger. La bêtise ne manque donc pas de contenu, elle peut être très savante même, mais elle ne dispose pas du liant qui assure la circulation des idées. Elle juxtapose, ajoute et accumule sans jamais relier. Elle collecte l’information, mais elle ne sait pas en extraire l’essence, le sens, « la substantifique moelle » (Montaigne). C’est pourquoi, Buvard et Pécuchet en sont l’incarnation par excellence : dans leur quête de savoir absolu (ce qui en soi est déjà idiot, du moins absurde), ces personnages de Flaubert recopient des passages d’encyclopédies sur tout et n’importe quoi : astronomie, jardinage, mythologie, science, gymnastique, philosophie –« Pas de réflexion ! Copions ! » est leur dernier mot.
« La bêtise est une structure de pensée comme telle : elle n’est pas une manière de se tromper, elle exprime en droit le non-sens dans la pensée. La bêtise n’est pas une erreur, mais un tissu d’erreurs. On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ; mais ces vérités sont basses, sont celles d’une âme basse, lourde et de plomb. La bêtise, et plus profondément, ce dont elle est le symptôme : une manière bête de penser. […] Lorsque quelqu'un demande à quoi sert la philosophie, la réponse doit être agressive, puisque la question se veut ironique et mordante. […] Elle sert à nuire à la bêtise, elle fait de la bêtise quelque chose de honteux. » (Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, coll. Quadrige grands textes, 2005)
Découvrez avec Lao-tseu l’efficacité du non-agir. Cette idée fondamentale du père fondateur du taoïsme, à savoir la stérilité de l’interventionnisme à tout prix, est difficile à concevoir pour les occidentaux qui aiment « forcer le destin », « aller de l’avant », « prendre les choses en main ». Etre efficace pour les occidentaux, c’est avoir une stratégie de rupture. Nous considérons le réel plutôt un obstacle à écarter : seule compte l’idée que nous avons en tête, notre but, notre idéal. Au contraire, le taoïsme invite à penser autrement l’efficacité : non pas comme le résultat d’une intervention résolue et déterminée à imprimer sa marque sur l’extériorité, mais comme l’accompagnement, dans la continuité et la durée, d’un processus naturel, d’une transformation en cours dont on connaît toutes les composantes. Non pas agir, mais avant tout observer. Le non-agir n’est pas désengagement, ce n’est pas contempler passivement la réalité. Cette patiente scrutation offre les moyens d’intervenir, mais à la manière souple et adaptable d’un « agir sans agir », et non à la façon de l’action qui tranche un nœud gordien. C’est manière souple oriente subtilement le cours des choses en notre faveur. La conjoncture, rendue ainsi avantageuse, engendrera le résultat souhaité en toute douceur et sans qu’il y ait eu à forcer sa survenue. Autrement dit, il ne s’agit ni de déraciner la plante pour qu’elle sorte plus vite de terre ni de la regarder les bras croisés. Il faut biner, bêcher, sarcler, arroser selon la météo du jour, ni trop ni trop peu, puis attendre que le fruit arrive à maturité pour n’avoir plus qu’à le cueillir et pouvoir le déguster.
« Sans franchir sa porte on connaît l’univers. Sans regarder par sa fenêtre on aperçoit la voie du ciel. Plus on va loin, moins on connaît. » (Lao-tseu, Tao-tö king, Gallimard, coll.Folio, 2002).
Découvrez avec Alain le potentiel philosophique de la gym. L’activité physique permet de dominer ses passions. Alain, pseudonyme d’Emile Auguste Chartier (1868-1951), le professeur de philosophie par excellence, entend le mot passion dans la plus pure tradition philosophique, c’est-à-dire de façon négative: une émotion folle qui s’empare de l’individu et lui confisque son libre arbitre, sa capacité à réfléchir posément et à agir fermement. Pensons à l’étymologie du mot passion "pathos", souffrance, maladie. Nous pouvons lui faire barrage, dit Alain. Ce n’est pas par la raison, comme ils l’ont tous dit, de Platon à Kant : la véritable arme, c’est le corps…Faire du sport ! Puisque les passions consistent essentiellement en des mouvements du corps, ce n’est pas par des raisonnements, mais par des mouvements du corps que l’on s’en délivrera : flexion, extension, step touch, step out…
« Dans les moments d’anxiété n’essayez point de raisonner, car votre raisonnement se tournera en pointes contre vous-même ; mais plutôt essayez ces élévations et flexions des bras que l’on apprend maintenant dans toutes les écoles ; le résultat vous étonnera. » (Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007).
Découvrez avec Leibniz que l’inquiétude est une promesse de bonheur. L’inquiétude est cet « aiguillon » qui maintient notre désir en état d’éveil et d’alerte, suggère Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) : « Lorsque l’homme est parfaitement satisfait de l’état où il est ou lorsqu'il est parfaitement libre de toute inquiétude, quelle volonté lui peut-il rester que de continuer dans cet état ? » Le bonheur conçu comme total contentement ne peut mener qu’à l’apathie, à l’indifférence, à la passivité. Si l’on veut être heureux d’une façon véritablement humaine, d’un bonheur qui ne soit pas inhumain comme l’est le bonheur d’une bête sans conscience ou d’un dieu surhumain, il ne faut pas vouloir supprimer nos inquiétudes. Au sens littéral, in-quiétude, « absence de repos ». Pour Leibniz, l’inquiétude est un moteur dynamique qui nous pousse à agir. L’inquiétude doit être sentie en sourdine, d’une façon confuse, lointaine, c’est-à-dire sans que l’on s’en aperçoive, comme « de petits ressorts » qui nous font nous lever, car nous n’y tenons plus, nous devons faire quelque chose, briser l’ennui et la torpeur ! Le bonheur a besoin d’inquiétude, l’amour de l’effort, le travail de l’insatisfaction et du challenge, comme la luminosité de la clarté n’est jamais mieux révélée que par la discordance qu’elle forme avec l’obscurité. Ce sont les minuscules obscurités qui font le sel de l’existence, ce sel qui nous invite à ne pas nous contenter de vivre, mais encore à éprouver du goût pour cela.
Découvrez avec les stoïciens que l’insupportable est supportable. Les deux principales figures du stoïcisme, Epictète (50-130 avant J.-C.), un esclave, et Marc Aurèle (121-180 après J.-C.), un empereur, observent que la nécessité qui ordonne le réel est totale, et que nous ne pouvons rien contre cette loi rationnelle et inflexible. C’est le destin qui régit le cours des choses. Il faut aimer son destin, « amor fati », aimer ce qui arrive, prendre les choses telles qu’elles sont. Ce n’est pas une invitation à la résignation passive, cette acceptation nous révèle notre liberté, car « ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont ». Nous conservons un pouvoir absolu face aux événements qui ne dépendent pas de nous : la manière dont nous nous les représentons. Notre liberté réside dans cet usage de nos représentations.
« Rien ne peut jamais arriver à un homme, qui ne soit un événement humain ; à un bœuf, qui ne soit fait pour un bœuf ; à une vigne, qui ne soit fait pour une vigne ; à une pierre, qui ne soit propre à une pierre. Si donc ce qui arrive à chacun, c’est ce qui lui est habituel et ce qui est dans sa nature, pourquoi te fâcher ? La commune nature n’a rien voulu te faire subir d’insupportable.[…] Ne te dis jamais rien à toi-même de plus que ce que t’apprennes les impressions de tes sens. On t’annonce qu’un tel parle mal de toi. Voilà ce qu’on t’annonce ; mais non pas que tu as été blessé. […] C’est ainsi qu’il faut rester sur le premier rapport des sens et ne rien y ajouter intérieurement toi-même : alors il ne t’arrivera rien ». (Marc Aurèle, Pensées, in Les Stoïciens, PUF, coll. Grands Textes, 2003).
Découvrez avec Nietzsche la profondeur du superficiel. Ce sont les Grecs de l’Antiquité que Friedrich Nietzsche (1844-1900) qualifie de superficiels…par profondeur. Il veut dire que ce peuple a eu le courage d’affronter et d’aimer les apparences pour ce qu’elles sont : non pas des épiphénomènes qui cacheraient une vérité qu’il faudrait découvrir malgré et contre elles, mais la manifestation de la vie telle qu’elle est –parfois chaotique, contradictoire, violente. Ne pas vouloir la vérité contre la vie, ne pas s’accrocher à des arrière-mondes qui consolent du caractère tragique de l’existence, tout cela exige une force d’âme, une sagesse et une audace suprême: les Grecs en étaient pourvus. Mais les Grecs n’en sont pas restés là : ils ont sublimé les apparences, en créant de nouvelles apparences, harmonieuses, qui expriment le tragique de la vie : théâtre, poésie et mythe, architecture, statuaire, toutes ces formes qu’ils ont mises au monde peuvent être interprétées comme une exaltation et une transfiguration des apparences. Etre soi-même artisan de la forme que l’on veut donner à son monde, voici ce que peu d’esprits sont capables de faire, préférant la sécurité d’un univers plein de routes toutes tracées et de certitudes inébranlables. La profondeur de l’attitude qui consiste à rester à la surface est donc une manière de décrire une authentique liberté d’esprit.
Découvrez avec Camus que l’absurde a du sens. Selon Albert Camus (1913-1960), la seule interrogation qui mérite d’être posée est celle-ci: Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie . L’absence de sens ne peut que révulser une conscience humaine qui, par définition, produit constamment du sens. Mais constater l’absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement. Le début de la révolte, dit Camus. « Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort. » Il ne faut donc surtout pas chercher à supprimer cette conscience de l’absurdité du monde, elle est le point de départ de la conquête du sens par et pour l’homme qui se révolte face à elle et va tracer une nouvelle voie. La révolte est à la fois refus et proposition.
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Le non-sens conduit donc au sens, voici à quoi nous invite l’absurdité. C’est dans l’acceptation lucide de la condition humaine que nous trouvons les forces suffisantes pour agir, pour poser des valeurs, pour être solidaires. « La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une situation injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l’ordre au milieu du chaos et l’unité au cœur même de ce qui fuit et disparaît. » (Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985)
Découvrez avec Bachelard que le superflu est l’essentiel. Gaston Bachelard (1884-1962) a « psychanalysé » les quatre éléments (eau, terre, air et feu), c’est-à-dire les symboliques et les réseaux de sens que ces éléments véhiculent dans l’imaginaire humain. Il aborde le thème du superflu dans l’ouvrage consacré au feu. Posséder le feu, c’est quitter le domaine de la nature pour entrer dans le royaume de la culture : l’art, la gastronomie.
« Aussi haut que l’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. » (Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, coll. »Folio essais, 2007)
Références:
Sophie CHASSAT, Découvrez avec Kant les vertus de l’hypocrisie. 50 paradoxes loufoques de philosophes, Express Roularta Editions, Paris 2012
E.M.CIORAN, Ebauches de vertige (extrait d'Ecartèlement), Gallimard, 2004
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