Schopenhauer, notre contemporain
01/11/2022
La plupart des hommes parlent sans avoir eu le temps de réfléchir, et même s’ils constatent par la suite que ce qu’ils affirment est faux et qu’ils ont tort, ils s’efforcent de laisser paraître le contraire.
Et pourquoi cela ? Eh bien, nous dit Schopenhauer, à cause de la nature mauvaise du genre humain, de notre vanité innée, surtout en matière de facultés intellectuelles. Nous n’acceptons pas que notre raisonnement se révèle faux. Il faudrait que chacun puisse émettre des jugements justes et qu’il réfléchisse avant de parler. Mais chacun possède sa dialectique naturelle, tout comme il a sa logique naturelle. Un homme sera rarement dépourvu de logique naturelle, mais pas de dialectique naturelle : il s’agit là d’un don bien mal réparti (…). La logique n’est pas d’une grande utilité pratique, tandis que la dialectique est essentielle, puisque la logique s’intéresse à la forme des énoncés (l’étude du général), et la dialectique à leur fond, c’est-à-dire à leur contenu ou à leur substance (l’étude du particulier). D'ailleurs, observe Schopenhauer, il arrive souvent qu’on se laisse abuser par une argumentation, alors même qu’on a raison. Souvent, celui qui sort vainqueur d’un débat ne le doit pas tant à la justesse de son jugement dans l’articulation de sa thèse, mais plutôt à sa ruse et à son habileté à la défendre.
Schopenhauer rappelle que, pour Aristote, nos énoncés sont perçus différemment, selon la perspective adoptée : dans une perspective philosophique, on cherche la vérité, dans une perspective dialectique, on cherche l’opinion et l’approbation d’autrui. Dans L’art d’avoir toujours raison, le philosophe se livre à une réflexion sur le langage et la dialectique et analyse les stratagèmes pour sortir vainqueur de tout débat ou dispute. En voici un exemple.
Stratagème 1. Ou l’extension. ll s’agit de pousser l’affirmation adverse au-delà de ses frontières naturelles, en l’interprétant de la manière la plus générale possible, en la prenant au sens le plus large possible, en la caricaturant ; tout en restreignant le sens de la sienne au maximum, en la délimitant au plus serré : de fait, plus une affirmation est générale, plus elle prêtera le flanc aux attaques. (…) Exemple 1. Je dis : « Dans le domaine dramatique, les Anglais se classent au premier rang des nations. » L’adversaire tente un contre-exemple : « Il est de notoriété publique qu’ils ne valent pas grand-chose en musique, et donc en opéra. » Je coupe court, rappelant que « le terme dramatique ne recouvre pas le champ musical, mais uniquement la tragédie et la comédie. » Ce dont il avait bien évidemment tout à fait conscience, essayant simplement de généraliser mon affirmation de telle sorte qu’elle vienne s’appliquer à tout type de représentation scénique, et donc à l’opéra, et donc à la musique, avant de pouvoir m’infliger le coupe de grâce. (…)
Dans ce livre, vous trouverez 38 stratagèmes précieux et sarcastiques, avec leurs exemples, l’ultime stratagème étant celui-ci : Si on constate que l’adversaire nous est supérieur, et qu’on ne pourra pas avoir raison, on s’en prendra à sa personne par des attaques grossières et blessantes. L’attaque personnelle consiste à se détourner de l’objet du débat (dès lors que la partie semble perdue) pour s’en prendre à la personne du débatteur. (…) L’attaque personnelle, elle, abandonne totalement le fond, pour ne cibler que la personne de l’adversaire : notre propos se fera alors blessant, hargneux, insultant, grossier. Toutefois, observe Schopenhauer, ce ne sont pas les paroles grossières et blessantes qui accableront le plus l’adversaire. Puisque rien n’est plus important à l’homme que la satisfaction de sa vanité, nulle blessure n’est plus douloureuse que celle qui est infligée à sa vanité. Or, la vanité se nourrit principalement de la comparaison avec autrui, ce qui est valable dans tout contexte, mais surtout lorsqu'on touche aux facultés intellectuelles. C’est pourquoi la solution la plus sûre est celle que formule Aristote dans ses Topiques : ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec des gens que l’on connaît et dont on sait qu’ils ont assez d’entendement pour ne pas débiter trop de stupidités, qui vont faire appel à la raison et non à des citations, qui seront capables d’entendre un argument rationnel et y souscrire, qui respectent la vérité et qui prennent plaisir à entendre un argument fondé, même de la bouche de l’adversaire, qui ont assez d’honnêteté intellectuelle pour reconnaître avoir tort si la vérité est dans l’autre camp.
La friction intellectuelle qu’est le débat crée les conditions d’un profit mutuel aux esprits qu’il confronte, leur permettant de rectifier leur propre pensée, et d’ouvrir des perspectives nouvelles. Mais les deux débatteurs doivent être au même niveau culturellement et intellectuellement.
Nous parlerions aujourd'hui de dissonance cognitive, de théories du complot, de fake news.
Mais regardons ce que le philosophe dit sur la lecture, les livres, les penseurs personnels, avec son style incisif, littéraire, et son pessimisme qui avait imprégné toute la moitié du XIX e siècle, jusqu'à Nietzsche et Freud.
L’ignorance ne dégrade l’homme que lorsqu'on la trouve accompagnée de la richesse. Le pauvre est accablé sous sa détresse ; son travail prend la place du savoir et occupe ses pensées ; par contre, les riches qui sont ignorants vivent uniquement pour leurs plaisirs et ressemblent aux bêtes : on constate cela chaque jour.
Quand nous lisons, nous suivons le processus mental de celui qui a écrit. C’est-à-dire, nous ne faisons pas le travail de la pensée, en tout cas, pour la plus grande partie. Celui qui lit beaucoup et presque toute la journée, dit le philosophe, perd peu à peu la faculté de penser par lui-même, ce qui est le cas d’un grand nombre d’hommes instruits : ils ont lu jusqu'à s’abêtir. Un excès de nourriture intellectuelle peut surcharger et étouffer l’esprit. Car, plus on lit, et moins ce qu’on a lu laisse de traces dans l’esprit… (…) on n’arrive pas à ruminer ; mais ce n’est qu’en ruminant qu’on assimile ce qu’on a lu.
Nous ne pouvons acquérir, par la lecture des écrivains, aucune des qualités qu’ils possèdent: par exemple, force de persuasion, richesse d’images, don des comparaisons, hardiesse ou amertume, brièveté, grâce, légèreté d’expression, ou esprit, contrastes surprenants, laconisme, naïveté, etc. Mais si nous sommes déjà doués de ces qualités, c’est-à-dire si nous les possédons potentiâ, nous pouvons par- là les faire éclore en nous, les amener à la conscience (…)
Voici un extrait tellement actuel :
Il n’en est pas autrement en littérature que dans la vie : de quelque côté qu’on se tourne, on se heurte aussitôt à l’incorrigible populace de l’humanité. Elle existe partout par légions, remplissant tout, salissant tout, comme les mouches en été. De là, la quantité innombrable de mauvais livres, cette ivraie parasite de la littérature, qui enlève sa nourriture au froment, et l’étouffe. Ils accaparent le temps, l’argent et l’attention du public, qui appartiennent de droit aux bons livres et à leur noble destination, tandis qu’eux ne sont écrits qu’en vue de grossir la bourse ou de procurer des places. Ils ne sont donc pas seulement inutiles, ils sont positivement nuisibles. (…) Auteurs, éditeurs et critiques on fait un pacte sérieux à ce sujet.
En fait, ce qui a motivé cette note, a été le dernier prix Nobel de littérature (2022) - un auteur qui m’était inconnu (ou, si vous préférez, une autrice/auteure). L’auteur en question est français, mais il aurait pu être sud-américain, ou autre, tout aussi inconnu. Car, dit Schopenhauer, l’art de ne pas lire est des plus importants. Il consiste à ne pas prendre en main ce qui de tout temps occupe le grand public (…). Rappelez-vous plutôt, en cette occasion, que celui qui écrit pour des fous trouve de tout temps un public étendu ; et le temps toujours strictement mesuré qui est destiné à la lecture, accordez-le exclusivement aux œuvres des grands esprits de toutes les époques et de tous les pays, que la voix de la renommée désigne comme tels, et qui s’élèvent au-dessus du restant de l’humanité. Ceux-là seuls forment et instruisent réellement. Pour lire le bon, il y a une condition : c’est de ne pas lire le mauvais. Car la vie est courte, et le temps et les forces sont limités. [J’ai suscité certaines réactions sur Facebook en avouant que je ne connaissais pas l'écrivain nobélisé cette année "pour sa littérature engagée", comme écrit le journal Libération, et que je n’avais pas la curiosité de le découvrir, après m’être renseignée un minimum sur son univers et ses valeurs].
Les mauvais livres sont un poison intellectuel ; ils détruisent l’esprit. Parce que les gens, au lieu de lire ce qu’il y a de meilleur dans toutes les époques, ne lisent que les dernières nouveautés, les écrivains restent dans le cercle étroit des idées en circulation, et l’époque s’embourbe toujours plus profondément dans sa propre fange.
Schopenhauer remarque que l’effet exercé sur l’esprit d’une part par la pensée personnelle, d'autre part par la lecture, est très différent. Dans la lecture, l’esprit est contraint du dehors et les idées lues lui sont étrangères et hétérogènes, tandis que dans la pensée personnelle, au contraire, l’esprit suit sa propre impulsion, telle qu’elle est déterminée pour le moment ou par les circonstances extérieures, ou par quelque souvenir. Les circonstances perceptibles impriment dans l’esprit non une simple pensée définie, comme fait la lecture, mais lui donnent purement la matière et l’occasion de penser ce qui est conforme à sa nature et à sa disposition présente. En conséquence, lire beaucoup enlève à l’esprit toute élasticité, comme un poids qui pèse constamment sur un ressort ; et le plus sûr moyen de n’avoir aucune idée en propre, c’est de prendre un livre en main dès qu’on dispose d’une seule minute.
L’opinion du philosophe est que par la lecture nous accédons aux pensées des autres, et que seules nos pensées fondamentales personnelles ont vérité et vie, la lecture étant un succédané de la pensée personnelle. Or, chasser ses pensées originales pour prendre un livre en main, c’est un péché contre le Saint-Esprit. On ressemble alors à un homme qui fuirait la vraie nature pour regarder un herbier ou examiner de belles régions en gravure. Néanmoins, si, à force de travail, de méditation et de réflexion, nous découvrons une vérité que nous aurions pu trouver toute prête dans un livre, cette vérité obtient par la pensée personnelle cent fois plus de valeur. Elle pénètre alors comme partie intégrante, comme un membre vivant, dans tout notre système pensant.
En termes actuels, nous parlerions du pouvoir de la réflexion, qui est un processus personnel basé sur notre capacité de discernement, mais également sur notre vécu, sur nos expériences. Dans le même temps, la simple expérience ne peut remplacer la pensée, pas plus que la lecture. La vérité simplement apprise n’adhère à nous que comme un membre artificiel, une fausse dent, un nez en cire (…). Mais la vérité acquise par notre propre penser est semblable au membre naturel ; elle seule nous appartient réellement.
Schopenhauer conclut que ce monde n’est pas peuplé de pensants véritables, car si la nature avait destiné l’homme à penser, elle ne lui aurait pas donné d’oreilles, pour entendre les bruits illimités de toute espèce. Mais l’homme est en réalité un pauvre animal semblable aux autres, dont les forces sont calculées en vue du maintien de son existence. Aussi doit-il tenir constamment ouvertes ses oreilles, qui lui annoncent d’elles-mêmes, la nuit comme le jour, l’approche de l’ennemi.
Référence
Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison. La lecture et les Livres. Penseurs personnels.
Librio, 2021
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