Le sommeil et son utilité (I)
01/12/2022
L’ouvrage de Matthew Walker, spécialiste en neurosciences, Why We Sleep, est, en effet, un livre capital. Il se lit presque comme un roman passionnant, car nous y découvrons les mécanismes de cet élément-clé qui détermine notre vie et notre société jusque dans les moindres aspects. Nous apprenons aussi beaucoup sur les résultats des études scientifiques des dernières années et sur des expériences menées dans le laboratoire Sommeil et neuro-imagerie de l’université californienne de Berkeley.
Je l'ai acheté sur Amazon en anglais, pour l’offrir aussi à mon fils, qui, comme tout cadre dynamique travaillant dans une grande corporation américaine, est concerné par le sujet. Dans cette note et dans la prochaine, je vais résumer les idées principales de l’ouvrage, en souhaitant qu’il puisse éveiller l’intérêt pour cette dimension essentielle mais moins connue de notre vie. Et comme le sommeil est lié à l’intelligence émotionnelle aussi, par un mécanisme neurologique façonné au cours de l’évolution, je vais rappeler la formule d'un entrepreneur américain que l’auteur cite dans son livre : Le meilleur pont entre le désespoir et l’espoir est une bonne nuit de sommeil (Joseph Cossman)
Longtemps, le sommeil est resté l’un des grands mystères biologiques, en partie parce que la science n’a pas réussi à expliquer son utilité, aucune des méthodes scientifiques d’élucidation connues (la génétique, la biologie moléculaire, la technologie) n’ayant déverrouillé cette chambre forte et tenace. De là, l’indifférence de la société à cette question. Or, le sommeil est infiniment plus complexe pour la santé, il sert une grande variété de fonctions qui offrent à notre cerveau et à notre corps d’énormes bienfaits, ce que montrent les découvertes de ces vingt dernières années.
Le sommeil nourrit nos capacités cérébrales (apprendre, mémoriser, prendre des décisions, faire des choix logiques), il rééquilibre nos circuits émotionnels nous permettant de relever les défis sociaux et psychologiques du jour suivant, il apaise les souvenirs douloureux, et dans un bain neurochimique réconfortant, il stimule notre créativité. Sur le plan corporel, il réapprovisionne l’arsenal de notre système immunitaire, nous aidant à lutter contre les tumeurs et les infections, il repousse les maladies, il règle avec précision l’équilibre entre l’insuline le glucose circulant dans le corps, il régule également l’appétit et nous permet de contrôler notre poids, il assure la santé de notre système cardiovasculaire. En fait, on peut se demander s’il existe des fonctions biologiques sur lesquelles le sommeil n’agit pas. Il n’y a rien de plus efficace que le sommeil pour relancer chaque jour notre cerveau et notre santé. L’impact du manque de sommeil sur l’éducation, la médecine et les services de santé, dans le monde des affaires, mais aussi dans notre quotidien, nos interactions, est énorme. Les recherches devraient se porter sur les bienfaits de nouvelles thérapies non médicamenteuses, plus saines et plus efficaces pour atteindre un meilleur sommeil.
Nous savons aujourd'hui que les êtres humains génèrent leur propre rythme circadien endogène en l’absence de la lumière extérieure du soleil. Cette horloge biologique de vingt-quatre heures qui se situe au cœur de notre cerveau est le noyau suprachiasmatique. Le point de croisement est celui des nerfs optiques qui partent de nos globes oculaires et se croisent au milieu de notre cerveau avant d’échanger leurs trajectoires. Le noyau suprachiasmatique est situé au-dessus de cette intersection, il prélève le signal lumineux envoyé par chaque œil le long des nerfs optiques qui se dirigent vers l’arrière du cerveau pour le traitement visuel. Ce noyau, composé de 20.000 neurones, est une horloge microscopique, le chef d’orchestre de la symphonie biologique du rythme de la vie espèces vivantes. C’est donc lui qui contrôle certains comportements, dont les moments où nous avons envie d’aller dormir. Il faut préciser que si chaque être humain suit un schéma de vingt-quatre heures, les pics et les creux diffèrent d’un individu à l’autre (les gens du matin et les gens du soir). Notre noyau suprachiasmatique communique son signal à notre cerveau et à notre corps en utilisant un messager circulatoire: la mélatonine, qui aide à réguler le moment où le sommeil arrive, en signalant l’obscurité à l’organisme.
Il existe deux facteurs qui déterminent notre éveil et notre sommeil. Le premier est notre rythme circadien de vingt-quatre heures, le second est le besoin de sommeil. Une substance chimique nommée adénosine croît dans notre cerveau et augmente sa concentration à chaque minute de veille, jusqu'au point le plus élevé, ce qui entraîne un besoin irrépressible de dormir. Bien sûr, nous pouvons faire appel à la caféine, qui va agir comme un agent masqué et va bloquer le signal d’endormissement communiqué au cerveau par l’adénosine. Le problème, c’est que tout le temps que la caféine est dans notre organisme, l’adénosine, la substance que la caféine bloque, continue à monter. Notre cerveau n’est pas conscient de la marée d’adénosine qui nous incite au sommeil, et cela à cause du mur de caféine qui nous empêche de la percevoir. Mais une fois que la caféine est supprimée par une enzyme de notre foie, nous ressentons un coup vicieux: nous sommes frappés par le sommeil que nous avons ressenti avant de prendre de la caféine, et aussi par l’adénosine accumulée entre les deux, attendant que la caféine s’en aille. Alors, le besoin de dormir est encore plus puissant (le crash de la caféine).
La découverte la plus importante en matière de sommeil a été faite en 1952, à l’université de Chicago, Eugene Aserinsky et Nathaniel Kleitman. Les humains ne font pas que dormir, ils suivent des cycles de deux sommeils bien distincts: le sommeil avec mouvement des yeux non rapides (sommeil NREM – non-rapid eye movement) et sommeil avec mouvement rapide des yeux (sommeil REM). La longueur des cycles NREM-REM diffère selon les espèces. Elle est de quatre-vingt-dix minutes chez l’humain. Il n’existe pas de consensus scientifique pour expliquer pourquoi notre sommeil (comme celui de tous les autres mammifères et oiseaux) présente ces cycles suivant un schéma asymétrique. Néanmoins, il apparaît que le jeu de va-et-vient irrégulier entre le sommeil NREM (profond) et le sommeil REM (avec des rêves, ou sommeil paradoxal) permet de remodeler nos circuits neuronaux pour les mettre à jour pendant la nuit et gérer l’espace de rangement limité de notre cerveau, qui pourra ainsi conserver les informations anciennes, tout en libérant de la place pour les nouvelles. L’une des fonctions-clés du sommeil NREM profond (en première partie de la nuit) est de supprimer les connexions neuronales inutiles. Par contraste, l’étape de rêve du sommeil REM (plus tard dans la nuit) joue un rôle dans le renforcement de ces connexions. Il faut dormir huit heures, et fournir ainsi suffisamment de sommeil NREM et REM à notre cerveau, chacun des deux cycles servant des fonctions essentielles pour le cerveau et le corps, autrement nous risquons de nombreuses maladies physiques et mentales.
Pendant le sommeil, nous sommes coupés du monde extérieur. Une véritable harmonie d’ondes électriques ondule des centaines de fois par nuit à la surface de notre cerveau, en prenant naissance dans le thalamus – vanne sensorielle située au milieu de notre cerveau – qui bloque le transfert des signaux perceptifs (sons, images, sensations au toucher, etc.) jusqu'au cortex. Nous perdons ainsi l’impression d’être conscients et laissons à notre cortex l’occasion de se détendre, en adoptant son mode de fonctionnement par défaut, c’est-à-dire le sommeil profond à ondes lentes. C’est un état d’activité cérébrale actif, délibéré, synchrone, proche de la méditation nocturne cérébrale, bien que très différent de l’état méditatif en éveil, un état qui renferme un trésor de bienfaits mentaux et physiques pour le cerveau et le corps (dont aussi la conservation des souvenirs). Les ondes régulières, lentes et synchrones qui se répandent dans notre cerveau pendant le sommeil profond rendent possible la communication entre des zones éloignées du cerveau, qui vont collaborer en échangeant leurs stocks d’expériences emmagasinées.
Au contraire, l’activité cérébrale du sommeil REM est une réplique presque parfaite de celle observée pendant une veille attentive et alerte. On a constaté sur les images à résonance magnétique que certaines zones du cerveau sont même 30% plus actives que pendant l’état de veille. Pendant ce sommeil paradoxal, le cerveau semble éveillé, mais le corps est clairement endormi. Il est pratiquement impossible de distinguer uniquement à partir de l’activité électrique des ondes cérébrales le sommeil paradoxal de l’état de veille. Les milliers de cellules cérébrales de notre cortex travaillent, communiquent et traitent divers tronçons d’information à différentes vitesses, dans différents moments et dans différentes zones du cerveau exactement comme à l’état de veille. Sauf que nous ne sommes pas réveillés, mais profondément endormis. Alors, quelles informations sont traitées, puisque nous sommes coupés du monde extérieur ? Comme lorsque nous sommes réveillés, la vanne sensorielle qu’est le thalamus s’ouvre pendant le sommeil REM, mais cette porte est de nature différente. Elle ne laisse pas passer des sensations venues du monde extérieur pour aller vers le cortex, mais des signaux de nos émotions, motivations ou souvenirs (passés et présents) vont être rejoués sur les grands écrans des cortex visuel, auditif et moteur de notre cerveau. Le sommeil REM nous entraîne dans un théâtre absurde et étrange, autobiographique et hautement associatif. L’évolution a décidé de supprimer l’activité musculaire pendant le sommeil REM parce que l’absence d’activité musculaire nous empêche de mettre en acte notre expérience onirique. Pour résumer, en termes de traitement de l’information, l’éveil est principalement un état de réception (nous faisons des expériences et apprenons constamment du monde extérieur), le sommeil NREM un état de réflexion (nous stockons et consolidons les faits et savoir-faire nouveaux), et le sommeil REM comme une intégration (nous relions ces ingrédients bruts à nos expériences passées, et nous élaborons ainsi un modèle de fonctionnement du monde, des vues innovantes et une capacité à résoudre les problèmes –la créativité).
Le sommeil REM réajuste et perfectionne les circuits émotionnels du cerveau humain (il se peut que cela se soit fait au cours de l’évolution, ce qui a permis à l’Homo sapiens la domination sur les autres espèces). La capacité à réguler chaque jour nos émotions de façon réfléchie- la clé de l’intelligence émotionnelle –dépend d’une quantité suffisante de sommeil REM, nuit après nuit. Probablement, cette intelligence émotionnelle consolidée par le sommeil REM a permis le développement de grandes communautés humaines, profondément sociales. Cela parce que le traitement des émotions complexes entraîne des bénéfices adaptatifs immenses, et parce que le sommeil REM nourrit une importante contribution évolutive: la créativité. Transfert d’informations récentes dans des zones du cerveau destinées au stockage sur le long terme, nouveau liens, vastes réseaux associatifs d’informations à l’intérieur du cerveau, tout cela est dû au sommeil REM.
Dans les pays développés, la plupart des adultes dorment de manière monophasée : une seule fois, pendant la nuit, avec une moyenne aujourd'hui inférieure à sept heures. Et pourtant, le sommeil biphasé (la sieste pendant l’après-midi) n’est pas une pratique culturelle, mais une caractéristique biologique. Tous les humains, indépendamment de leur culture ou de leur situation géographique, sont génétiquement programmés pour ressentir une fatigue en milieu d’après-midi (phénomène appelé vigilance minimale postprandiale (latin prandium –repas). La société moderne nous a coupés d’une organisation prédéterminée d’un sommeil en deux phases. Des études montrent que si l’on nous prive de la pratique innée du sommeil biphasé, notre expérience de vie diminue. Les clés de la longévité : pratiquer le sommeil naturel biphasé et un régime alimentaire sain.
Vers la quarantaine et chez les personnes âgées, le sommeil est plus problématique et plus perturbé que chez les adolescents. Les personnes âgées n’ont pas besoin de moins de sommeil, au contraire, elles nécessitent autant de sommeil que les gens de quarante ou cinquante ans, mais elles sont moins capables de le générer. Leur sommeil profond est détérioré : il est plus fragmenté. Plus nous avançons dans l’âge, plus nos réveils nocturnes sont fréquents. Si nous passons huit heures au lit en dormant, l’efficacité de notre sommeil est de 100%, si nous dormons quatre heures sur ces huit heures, l’efficacité du sommeil est de 50%. Et moins le sommeil d’un individu âgé est efficace, plus les risques de mortalité de cet individu sont élevés. Cette dégradation du sommeil est liée à la détérioration, avec l’âge, des zones génératrices du sommeil profond (les zones frontales situées au-dessus de l’arête du nez). Les personnes âgées souffrent d’une perte de 70% de sommeil profond par rapport aux jeunes adultes. Il faudrait envisager de meilleures solutions non pharmacologiques, et il faudrait aussi pouvoir s’adresser à des médecins du sommeil.
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