Négociation et compétences émotionnelles
01/05/2024
(Photo- Le tilleul à sept troncs en avril-mai)
Je vais te dire quelque chose : les pensées ne sont jamais honnêtes. Les émotions si. (Albert Camus à Maria Casarès)
Cette note résume quelques idées du livre écrit par deux Américains, Chris Voss et Tahl Raz, sur les principes et les outils de la négociation vue comme l’art de laisser quelqu'un arriver à vos fins. La négociation est présente partout dans la vie. Négociateur au FBI, diplômé de Harvard, Chris Voss nous présente, à travers des cas et des exemples concrets, des techniques qui fonctionnent non seulement avec les mercenaires, les dealers, les terroristes et les meurtriers, mais aussi avec les gens ordinaires, c’est-à-dire en toutes circonstances. Avec cette approche de la négociation, on détient les clés permettant de développer des relations humaines bénéfiques dans tous les domaines. L’espoir n’est jamais une stratégie, la compréhension et les compétences émotionnelles si.
L’auteur explique pourquoi il est essentiel de comprendre profondément la psychologie humaine, le fait que nous sommes irrationnels et impulsifs et mus par nos émotions, et que toute la logique et l’intelligence ne sont d’aucune utilité dans l’interaction entre deux personnes qui négocient si l’on ne prend pas en compte l’aspect émotionnel. En 1979, le Harvard Negociation Project a été créé avec pour mission d’améliorer la théorie et la pratique de la négociation afin que les gens puissent gérer plus efficacement toutes les situations. On partait de la supposition fondamentale que le cerveau émotionnel pouvait être surmonté grâce à un état d’esprit plus rationnel, en respectant quelques principes de base : séparer la personne (l’émotion) du problème, ne pas se laisser absorber par la position de son interlocuteur (ce qu’il demande), mais se concentrer sur ses intérêts (pourquoi il le demande) pour comprendre ce qu’il désire réellement, travailler de façon coopérative pour générer des options gagnant-gagnant, établir des standards acceptés des deux côtés. C’était une synthèse de la théorie des jeux.
Deux professeurs de l’université de Chicago, psychologues et économistes, ont tout changé : Amos Tversky et Daniel Kahneman (ce dernier, qui vient de nous quitter, a obtenu pour cela le Nobel de l’économie). Ils expliquent que l’émotion est une forme de pensée, que tous les hommes ont des biais cognitifs (des processus cérébraux inconscients et irrationnels) qui déforment la façon de percevoir le monde (ils ont découvert plus de 150). Le biais le plus célèbre reste l’aversion à la perte, les gens préfèrent éviter une perte plutôt qu’agir pour obtenir un gain équivalent. Le best-seller de Kahneman, Thinking Fast and Slow, 2011, montre que nous avons deux systèmes de pensée : le système 1, rapide, instinctif et émotionnel, et le système 2, lent, réfléchi et logique. Mais c’est le système 1 qui a le plus d’influence, car il guide nos pensées rationnelles. Les croyances, les sensations et les impressions mal définies du système 1 sont les principales sources des convictions et de choix délibérés du système 2. Si nous savons comment atteindre le système 1 de notre interlocuteur par notre façon de cadrer nos questions et affirmations, alors nous pouvez piloter sa rationalité (système 2) et modifier ses réponses.
Au cours des années 1980 et 1990, les approches en négociation ont évolué (on a constaté, par exemple, que le manuel Getting to Yes ne fonctionnait pas avec les kidnappeurs). Les formations ont mis l’accent sur l’enseignement des compétences psychologiques nécessaires lors des interventions de crise, l’intelligence émotionnelle et les émotions n’étant plus considérées comme des obstacles à surmonter, mais le point central d’une négociation efficace. On a enseigné des tactiques et des stratégies psychologiques simples et efficaces pour calmer les gens, pour établir une bonne relation, pour gagner leur confiance, susciter la formulation des besoins, persuader l’interlocuteur de l’empathie du négociateur. D'ailleurs, l’outil central est l’empathie tactique : l’écoute pour accéder à l’esprit d’une autre personne, et cela est basé sur la vérité que tous les gens veulent être compris et acceptés.
La négociation remplit deux fonctions essentielles : collecter l’information et influencer les comportements. Elle est présente partout dans la vie, et notre carrière, nos finances, notre vie sentimentale, notre réputation, même le destin de nos enfants reposent sur notre capacité à négocier, c’est-à-dire à communiquer avec des résultats. Dans ce monde, vous obtenez ce que vous demandez ; il suffit de le faire correctement. Alors, affirmez votre droit à demander ce que vous pensez être juste. La négociation efficace, c’est de l’intelligence sociale appliquée, un avantage psychologique dans tous les domaines de la vie : comment jauger quelqu'un, comment influencer la façon dont on vous jauge, et comment utiliser ce savoir pour obtenir ce que vous désirez.
On sait maintenant que notre cerveau ne peut traiter à un instant X que sept informations. Mais tout commence par l’écoute, en mettant l’accent sur l’autre personne, le but étant de discerner ce dont elle a vraiment besoin, en prenant donc en compte ses émotions et en créant un sentiment de confiance et de sécurité pour instaurer une réelle conversation. Cela passe par la voix, le sourire, par adopter un état d’esprit positif qui accroîtra notre agilité mentale. Notre cerveau ne se limite pas à comprendre et à traiter les actions et les mots des autres, mais aussi leurs sentiments, leurs intentions, le sens social de leur comportement et de leurs émotions.
L’une des techniques est la mise en miroir, qui est essentiellement de l’imitation. C’est l’art d’introduire de la similarité, ce qui facilite la création de liens. Elle se fonde sur un principe biologique basique profond : nous craignons ce qui est différent et nous sommes attirés par ce qui est similaire. On répète les mots de l’autre et on enclenche ainsi la mise en miroir ou le renforcement positif, en soutenant ce processus de connexion.
Un bon négociateur, au lieu de refuser de reconnaître les émotions, cherche à les identifier et à les influencer, car elles sont des moyens, et non des obstacles. L’empathie tactique consiste à comprendre l’état d’esprit d’autrui à un moment donné, et d’entendre ce qu’il y a derrière ces sentiments afin de pouvoir les influencer. L’empathie est une technique classique de communication douce, mais elle possède une base physique. Notre cerveau commence à se synchroniser avec le cerveau de l’autre personne quand on commence à observer attentivement le visage, l’intonation et les gestes de celle-ci, dans un processus de résonance neuronale, ce qui nous permet de savoir plus en détail ce que l’autre ressent ou pense. L’empathie ne signifie pas être gentil ou d’accord avec l’autre, mais juste le comprendre, reconnaître ses émotions et ensuite les lui renvoyer, calmement et respectueusement. Cette technique de l’étiquetage est une façon de valider les émotions de l’autre, en les reconnaissant. L’étiquetage est particulièrement efficace dans les situations où notre interlocuteur est tendu, et si nous l’utilisons comme une affirmation neutre de notre compréhension, notre interlocuteur est encouragé à réagir. Le but est de neutraliser le négatif et de renforcer le positif. Créer un regard positif inconditionnel rend possible un changement des pensées et des comportements, les hommes ayant un désir inné qui les pousse à une attitude socialement constructive. Les étiquettes (mettre des mots sur les peurs) ont une puissance incroyable et s’avèrent très efficaces : les réactions négatives de l’amygdale de notre interlocuteur commencent à s’estomper. L’empathie est un puissant antidépresseur. Donc ce schéma : étiquette - empathie tactique - étiquette - et seulement ensuite, une requête, fonctionne dans tous les cas, ce sont des pratiques émotionnelles qui aident à nouer des liens et à créer des relations chaleureuses.
Il faut avoir à l’esprit l’idée que chaque personne que nous rencontrons est portée par deux désirs primaires : le besoin de se sentir en sécurité et le besoin de contrôle. L’auteur explique pourquoi, au lieu d’arriver armé de logique dans une négociation et avec une gentillesse feinte, nous devrions rechercher le non, avant d’arriver au oui final. Le non est une protection, dire non apporte un sentiment de sécurité et de contrôle. Il ne faudra pas courir après un oui d’entrée de jeu, autrement notre interlocuteur sera sur la défensive et méfiant.
Il existe deux mots qui transforment instantanément une négociation, écrit l’auteur : c’est vrai fonctionne à merveille, tandis que vous avez raison pas du tout. Contrairement à une idée reçue, il ne faut pas faire de compromis, car les résultats sont toujours médiocres. Le compromis est considéré comme un grand concept, dans les relations humaines, la politique, etc. Or, le compromis ne repose pas sur l’idée de justice, mais de facilité, pour être en sécurité. Le conseil du négociateur est de ne pas faire de concessions et d’accepter le degré de risque, de confusion, parfois de conflit dans une négociation et d’avancer. Ce ne sont ni les arrangements ni le compromis qui vont produire des solutions créatives.
L’auteur dit que le mot le plus puissant dans une négociation, c’est le mot juste. Les gens sont sensibles à la façon dont ils sont traités, et ils vont respecter des accords s’ils sentent qu’ils ont été traités avec justice. L’imagerie cérébrale a d’ailleurs montré que l’activité neuronale humaine dans le cortex insulaire qui régule les émotions reflète le degré d’injustice dans les interactions sociales. La valeur émotionnelle négative de l’injustice est plus forte que la valeur rationnelle positive de l’argent.
La négociation signifie découvrir les moteurs émotionnels derrière ce que valorise la partie adverse (il faut arriver à ancrer les émotions de l’autre). La vente n’est pas un débat rationnel, mais un travail de cadrage émotionnel. Si vous arrivez à faire en sorte que la partie adverse vous révèle ses problèmes, ses souffrances et ses objectifs inachevé - si vous réussissez à trouver ce à quoi les gens adhèrent vraiment -, alors vous pourrez leur vendre une certaine vision de leur problème qui présente votre proposition comme la solution idéale. Il faut poser des questions calibrées (par quoi, pourquoi, comment), qui amènent notre interlocuteur à réfléchir et à répondre de façon détaillée. Ces questions calibrées sous-entendent que nous voulons la même chose que l’autre personne et que nous avons besoin de son intelligence pour surmonter le problème. Cela fonctionne vraiment avec des interlocuteurs très agressifs. Nous savons maintenant que nos décisions sont en grande partie irrationnelles, et que la prise de décision est déterminée par les émotions. La théorie de Daniel Kahneman et Amos Tversky (1979), la théorie des perspectives, affirme que les gens sont portés vers ce qui est certain plutôt que vers ce qui est possible, même quand la probabilité représente une meilleure solution (l’effet de certitude). Et ils prendront de plus grands risques pour éviter des pertes que pour réaliser des gains (l’aversion à la perte).
Dans la négociation, nous devons repérer les menteurs, gérer les crétins et charmer les autres, écrit l’auteur, en illustrant avec un cas de kidnapping. Il est fondamental d’interpréter les subtilités de la communication - à la fois verbale et non verbale - qui révèlent les états mentaux des interlocuteurs. Traiter les crétins avec respect est une méthode très puissante. Cela vous donne la capacité d’être catégorique - de dire « non » d’une façon invisible. Les outils d’évaluation les plus puissants ne sont pas les mots, mais l’intonation et le langage corporel. L’auteur explique qu’il est toujours prêt à prendre l’avion pour rencontrer quelqu'un, même quand il peut exprimer l’essentiel de ce doit l’être au téléphone. Observons qu’il existe trois sortes de oui, et il ne faut donc pas se tromper dans l’évaluation: le oui d’engagement, le oui de confirmation, le oui contrefait.
Le style de négociation compte dans le marchandage, et on peut répartir les gens en trois catégories, grosso modo : les arrangeurs, les assertifs, les analystes. Mais ce style - et celui de notre interlocuteur - se forme à travers l’enfance, l’éducation, la culture, et bien d’autres facteurs. En le reconnaissant, nous pouvons déterminer nos forces et nos faiblesses (et celles de nos interlocuteurs) et en ajuster en conséquence notre état d’esprit et nos stratégies. La règle pourrait être celle-ci : ne traitez pas les autres comme vous voudriez être traité, mais comme ils ont besoin d’être traités.
Un concept crucial pour la négociation est celui du cygne noir (popularisé par l’analyste des risques Nassim Nicholas Taleb) et il se réfère à l’inutilité des prédictions fondées sur l’expérience passée. Les cygnes noirs sont des événements ou des informations qui sont hors du champ de nos attentes habituelles et qui ne peuvent donc pas être prédits. Dans toute négociation coexistent différents types d’information : les connus connus, mais aussi les inconnues connues (des choses dont nous sommes certains qu’elles existent mais que nous ne connaissons pas, comme la possibilité que la partie adverse tombe malade et cède la place à un autre interlocuteur). Le plus important, ce sont les choses que nous ignorons complètement, les inconnues inconnues, les cygnes noirs, un élément que nous ignorons et qui change les choses. L’auteur décrit le cas d’un preneur d’otages qui n’a demandé aucune rançon, qui ne communiquait pas, mais qui a créé délibérément une situation de crise pour provoquer une réponse létale de la police – c’était un suicide par police interposée. Le preneur d’otages avait écrit un message qu’il a fait lire par un otage, mais comme le message était long et confus, la phrase après que la police m’aura ôté la vie, n’a pas été enregistrée, et c’était le cygne noir qui faisait comprendre que l’individu voulait mourir et qu’il voulait que la police se charge de le tuer. Trouver les cygnes noirs et les utiliser exige un changement d’état d’esprit, la négociation n’est plus une partie d’échecs, mais un jeu plus émotionnel, intuitif, adaptable.
Les leviers positifs sont essentiels dans une négociation. Il s’agit de la capacité du négociateur à fournir ou à conserver ce que désire son interlocuteur qui dit je veux ceci. Le négociateur peut posséder aussi des leviers négatifs pour faire du mal à son interlocuteur - des menaces, de la pression. Or, le concept d’aversion à la perte montre bien que les pertes potentielles paraissent plus grandes pour l’esprit humain que les gains équivalents. Si notre réputation est en jeu, nous choisirons de la sauver au lieu de prendre un pari risqué pour obtenir un bon accord. Il y a aussi les leviers normatifs qui se réfèrent aux croyances, au cadre moral, et qu’il faut connaître. Par exemple, connaître la religion de l’autre, un espace secret qui comprend sa vision du monde, sa raison d’être, afin de pouvoir l’influencer. Les recherches en sciences sociales ont confirmé le principe de similarité, et les bons négociateurs le savent. Si nous faisons davantage confiance aux gens qui nous ressemblent ou qui nous sont familiers, c’est parce que le sentiment d’appartenance fait appel à un instinct primaire. Dans de nombreuses cultures, les négociateurs passent du temps à établir une bonne relation avec leur interlocuteur avant de lui faire une offre. Un négociateur doit avoir à l’esprit l’idée que son adversaire, c’est la situation, et que l’interlocuteur interlocuteur est en réalité un partenaire.
Référence
Chris Voss et Tahl Raz, Ne coupez jamais la poire en deux / Never Split The Difference. Negociating as if your life depended on it, 2016, Belfond 2018 pour la traduction française.
1 commentaire
Excellente analyse et résumé du livre que je suis en train de lire(j'en suis à la fin).
Tout y est c'est clair et précis.
Ce livre est une mine de renseignements sur les comportements humains, les biais cognitifs,les rapports humains avec un regard neuf et différent de nos croyances en particulier,lors de négociations .
Merci Carmen.
Je t'embrasse.
Marie.
Les commentaires sont fermés.