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The Hard Problem
(Photos Nice: le ginkgo du square Wilson en mars)
Notre époque, appelée souvent celle du postmodernisme ou du post-postmodernisme, est l'époque où la philosophie, après s'être concentrée pendant des siècles sur nos représentations du monde, sur la conscience, ou sur les systèmes culturels, se tourne vers le monde réel. Beaucoup des derniers ouvrages philosophiques partent de l'idée que la réalité n'est pas un produit de la conscience, de nos perceptions ou du langage, mais qu'elle existe de manière indépendante: ce n'est pas nous qui faisons le monde, c'est lui qui nous fait.
Les motivations d'une telle perspective réaliste peuvent être aussi bien de nature écologique (le changement climatique est une situation du monde réel, qui demande une transformation physique du monde réel), que politique (la justice est une vérité à défendre, les conditions matérielles et économiques sont importantes, tout comme le traitement physique du corps humain). Des siècles de controverses et de débats ont entretenu le terrain de la réflexion -maîtres, disciples, écoles, théories. Prenons, par exemple, l'empirisme, qui va donner l'empirisme moderne et le pragmatisme. Par sa définition des modes de connaissances dérivés de l'expérience et de la logique qui s'affranchissaient de la Révélation, il était un précurseur de la science moderne, basée sur la méthode expérimentale. Toute connaissance valide et tout plaisir esthétique se fondent sur des faits mesurables, dont on peut extraire les lois générales en allant du concret à l'abstrait (Newton s'inscrit dans ce contexte intellectuel empiriste dont on retrouve les traces dans d'autres domaines que la philosophie -l'épistémologie, la logique, la psychologie, les sciences cognitives, la linguistique..). Mais l'empirisme était redevable aux nominalistes médiévaux (la querelle des universaux), qui se nourrissaient des catégories d'Aristote (la question si les étants généraux ont une existence réelle, ontologique, ou s'ils ne sont que des instruments nous permettant de parler du réel). Si pour Platon la connaissance est une réminiscence, les idées étant là de toute éternité, pour l'empirisme l'esprit est une table rase sur laquelle s'impriment des impressions sensibles.
Plus tard, William James dira que le monde est fait d'objets séparés (disjonctifs), indifférents et détachés les uns des autres, que notre esprit unifie afin de pouvoir agir sur eux (d'où l'importance de la distinction vrai/faux, laquelle, bien que prise au sens relatif, nous permet d'agir sur la réalité, de la modifier, de nous y adapter). Nous créons ou nous découvrons des "lignes de faits" entre les objets différents, des lignes qui sont innombrables et qui ne peuvent être réduites à une seule, à un principe. Il n'y a pas de loi une et éternelle, en tout cas, dans l'état de nos connaissances actuelles, ce principe n'est pas encore disponible.
L'aspect le plus intéressant des 20 dernières années est que la philosophie rencontre les neurosciences (ou l'inverse, si l'on préfère). Nous savons énormément de choses sur le cerveau -et il est vrai que tous les jours on publie des résultats, des découvertes sur telle ou telle région associée au jeu, à la paresse, au coup de foudre, au regret. Rappelons l'ambitieux projet à hauteur de quelques milliards de dollars initié par l'administration Obama et consistant à réaliser une carte du cerveau (un projet européen similaire a été démarré). En même temps, le domaine de l'intelligence artificielle, qui se propose de recréer les habiletés du cerveau humain, a enregistré d'énormes progrès. Et ce serait peut-être la vraie raison pour laquelle les scientifiques actuels et les philosophes sont autant préoccupés par le problème de la conscience (the Hard Problem, c'est le problème corps-esprit qui a traversé les siècles): qu'est-ce que la conscience, pourquoi existe-t-elle, est-elle le produit du tissu cérébral, existe-t-elle en dehors?
Beaucoup répondent que la conscience est le mystère central de la vie humaine, quoi que nous puissions encore apprendre des choses nouvelles sur la physiologie de notre cerveau qui contrôle notre corps, nos émotions ou nos pensées. Nous ne pouvons toujours pas comprendre où "nous" existons dans notre corps, comment nous développons le sentiment de soi, ou comment cela s'exprime au niveau des cellules. Si aujourd'hui peu de gens doutent qu'il existe un rapport très étroit entre le cerveau et l'esprit, on ne sait pas exactement en quoi consiste ce rapport (le philosophe et psychologue Emilio Ribes Inesta nous offre une image: quand vous frottez une allumette contre le grattoir de sa boîte, où se trouvait la flamme, dans l'allumette ou dans le grattoir? Ni dans l'une ni dans l'autre, mais dans l'interaction des deux). A propos de la conscience, le psychologue Stuart Sutherland écrivait en 1989 dans le Dictionnaire International de Psychologie qu'il est impossible de préciser ce que c'est, ce qu'elle fait, ou comment elle a évolué, et que rien de ce qui a été écrit sur ce sujet n'est vraiment digne d'être pris en compte. En même temps, cette incertitude coexiste aujourd'hui avec le phénomène du panpsychisme, issu des traditions spirituelles orientales, et conformément auxquelles tout dans l'univers est conscient. Du moment que nous ne connaissons pas comment le cerveau des mammifères crée la conscience, nous ne pouvons dire que seuls les cerveaux des mammifères en soient capables, ou même si la conscience nécessite un cerveau..(voir en fin de note le lien vers un article incisif sur Deepak Chopra, le gourou New Age qui pèserait plus de 15 millions de dollars..).
La question de la conscience (the Hard Problem) reste ainsi ouverte. Jusqu'à ce que les neurosciences et la philosophie arrivent à formuler une même vérité, nous pouvons approcher la conscience humaine d'une certaine façon par le biais de l'art. Il est peut-être vrai que la seule chose que l'esprit humain est incapable de comprendre est soi-même. Les personnages et les situations recréés et rencontrés dans la littérature nous aident à nous regarder nous-mêmes et à nous développer émotionnellement. Comment appréhender le mal dans notre existence, le mal qui naît (vraisemblablement) dans un cerveau humain, avant de se concrétiser à l'extérieur? Nous avons eu l'occasion de nous poser encore une fois la question récemment, en essayant de comprendre ce qui a pu se passer dans l'esprit du copilote qui a précipité volontairement dans la mort 149 passagers, le 24 mars dernier. Certes, il y a eu les explications psychiatriques, mais au-delà de ces explications, le mystère de la conscience qui a engendré cette pensée et sa mise en oeuvre calculée reste entier (la psychologie, quant à elle, fait de son mieux pour nous apprendre à contrôler nos inquiétudes ou à faire cesser les ruminations qui mènent à des idées suicidaires).
Un personnage de Lawrence Block a toujours pensé que tuer sa femme était le seul moyen de sortir d'un mariage qu'il ne supportait pas. Il a la solution le jour où il arrive sur une scène de crime, en tant que policier: il peut la tuer en faisant croire au modus operandi du Rôdeur au pic à glace. Mais comme il a peur que quelque chose dérape, qu'il commence et qu'il n'y arrive plus, il décide de tuer une autre femme, "pour s'exercer" :
"Il fallait que je sache si j'en étais capable. Je l'ai tuée parce que j'avais peur de tuer ma femme et qu'il fallait que je tue quelqu'un.. Je n'arrivais pas à m'ôter ça de la tête" (...) Il s'est passé quelque chose quand j'ai vu le corps de Madame Potowski (...). Quelque chose s'est passé en moi. A l'intérieur. Un truc qui est venu dans ma tête et que je n'ai pas pu expulser. Je me revois en train de me frapper le front, physiquement, sans réussir à me débarrasser de ce truc." (Lawrence Block, Le coup du hasard/ A Stab in the Dark, 1981, Calmann-Lévi 2013).
Lire aussi: Philosophy Returns to the Real World; Why can't the world's greatest minds solve the mystery of the consciousness? ; Why Does Deepak Chopra Hate Me?
17/04/2015 | Lien permanent
Le récit, c'est la vie
(Photo-Paul Klee, Fleurs dans la vallée)
Freud s’est intéressé à la catégorie des rêves attribués par les romanciers à leurs personnages imaginaires. Après avoir lu, en 1906, la très longue nouvelle Gradiva, fantaisie pompéienne par Wilhelm Jensen, il a publié l’analyse du récit sous le titre Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W.Jensen, un texte qui a fait couler beaucoup d’encre (d’ailleurs, le texte de la nouvelle et le texte psychanalytique de Freud sont toujours édités ensemble). En mettant en valeur les buts communs de la littérature et de la psychanalyse, il essaie de montrer l’importance des rêves dans la psychanalyse. Il compare la notion de refoulement à l’archéologie qui restitue le passé lors des fouilles.
A propos du héros de la nouvelle de Jensen, Freud écrit: « Une telle séparation de l’imagination d’avec la pensée raisonnante le destinait à devenir poète ou névropathe ; il était de ces êtres dont le royaume n’est pas de ce monde. Mais notre héros, Norbert Hanold, étant une pure création du romancier, nous voudrions adresser à celui-ci timidement cette question : son imagination a-t-elle été soumise à d’autres forces que le propre arbitraire de celle-ci ? » On sait que Freud a essayé de rencontrer le romancier, de le recevoir en analyse, mais Jensen s’est limité à répondre poliment à ses lettres. Entre le romancier et le psychanalyste qui mettait les bases d'une théorie sur le refoulement et les rêves, le malentendu est évident : Freud prêtait à l’auteur des intentions que celui-ci ne se reconnaissait pas, du moins consciemment. En réponse aux sollicitations insistantes du psychanalyste, Jensen tranche, dans une dernière lettre : « Non, je n’ai pas eu de sœur, ni d’une manière générale de parents consanguins. » Sa nouvelle provenait essentiellement d’une « motivation littéraire », et ses œuvres relevaient entièrement d’une « libre invention ». Evidemment, Freud ne veut pas entendre que le processus de création ne s’interprète pas comme un symptôme, et Jensen, qui n’est pas psychanalyste, ne le suivra pas sur ce terrain-là.
Ce qui semblerait plus intéressant dans cette histoire, ce n’est pas vraiment la manière dont Freud essaie de faire rentrer quelque chose dans le cadre de sa théorie (en 2010, le livre de Michel Onfray Le crépuscule d’une idole s'était largement occupé de cet aspect, en ravivant le combat entre défenseurs et détracteurs), mais la place qu’il accorde au roman comme outil dans la connaissance de la psychologie humaine. Freud écrit : « …les poètes et les romanciers sont de précieux alliés… ils sont, dans la connaissance de l’âme, des maîtres à nous, hommes vulgaires… ». « Les seuls éléments qui comptent dans la vie psychique sont bien plutôt les sentiments. Toutes les forces psychiques ne comptent que par leur aptitude à éveiller des sentiments. »
Dans les années ’90, Jerome Bruner inscrit la narration dans l’identité et les histoires dans le vivant (voir la note Les bons récits). Le travail de Michael White (voir la note Les thérapies brèves II) s’appuie sur les recherches de Bruner sur la mémoire, le mécanisme narratif, le récit. Paradoxalement, bien qu’alimentée par la pensée de Foucault, de Derrida, de Deleuze, de Bourdieu, la réflexion de White est pourtant peu connue en France. Depuis 2004, et après le décès de l'auteur en 2008, sa méthode a été rassemblée dans l’ouvrage Cartes des Pratiques Narratives, traduit en français en 2009. Il introduit en thérapie les conversations externalisantes, basées sur la métaphore littéraire. La vie est considérée du point de vue de celui qui en fait le récit, elle devient une histoire et son narrateur (la personne qui vient en consultation) en est l’auteur. La plupart de ceux qui viennent en thérapie, écrit Michael White, croient que leurs problèmes sont le reflet de leur identité, ou celle des autres, et cela ne fait que renforcer la croyance que les problèmes sont l’expression de certaines « vérités » sur la nature et le caractère des individus ou de leur entourage. L’ironie de cette situation, observe-t-il, c’est que le plus souvent ces interprétations internalisantes des choses (et les actions consécutives à ces interprétations) sont à l’origine du développement de ces problèmes. « Parce que l’habitude de construire des interprétations à l’intérieur de leur soi ou du soi des autres est un phénomène largement culturel, beaucoup des problèmes pour lesquels les gens consultent des thérapeutes sont de nature culturelle.»
« Les conversations externalisantes pratiquent l’objectivation du problème, contrairement aux pratiques culturellement admises d’objectivation des personnes. (...) Cette séparation entre l’identité de la personne et l’identité du problème ne supprime pas la responsabilité des gens à traiter leurs problèmes. De fait, cette séparation donne à la personne davantage de possibilités d’exercer sa responsabilité. En effet, si la personne est le problème, elle ne peut faire grand-chose qui ne soit pas autodestructeur. Par contre, si la relation entre la personne et le problème est définie avec clarté, comme c’est le cas dans une conversation externalisante, alors une foule de possibilités se présentent pour faire évoluer cette relation.(…) Ces pratiques permettent non seulement aux gens de renégocier leurs relations avec les problèmes qui surviennent dans leur vie, mais aussi de faire évoluer leurs relations les uns avec les autres d’une manière qui reconnaisse la contribution des voix des autres dans le développement de leur sens de l’identité. Ce type de redéfinition encourage une conception plus relationnelle de l’identité. » Michael White explique que la pratique de l’externalisation lui a permis de trouver le moyen d’avancer en thérapie avec des gens dont la situation était considérée comme désespérée. « Les conversations externalisantes ont ouvert de nombreuses possibilités aux gens pour qu’ils redéfinissent leur identité, qu’ils vivent leur vie de façon nouvelle et qu’ils cherchent à atteindre ce qui est précieux pour eux. »
Michael White explique qu’il a été attiré par l’exploration de la métaphore narrative et l’analyse des textes littéraire de Bruner, analyse qui visait à développer d’autres compréhensions de la manière dont les gens créent du sens dans la vie de tous les jours. Il avait remarqué des parallèles entre l’écriture de récits littéraires et la pratique thérapeutique, et il s’est rendu compte que, « tout comme une bonne histoire nous parle de péripéties convaincantes qui doivent être décrites de manière suffisamment subjective pour que le lecteur puisse réécrire l’histoire d’une manière qui convienne à son imagination (Bruner, 2000), une thérapie efficace consiste à engager les gens à réécrire les péripéties irrésistibles de leur vie d’une manière qui éveille la curiosité sur les possibilités humaines et qui fasse intervenir l’imagination ».
Bruner souligne que la caractéristique du texte littéraire est l’indétermination (le lecteur peut combler des interstices dans le récit) qui permet la communication avec le lecteur invité à participer à la production et à la compréhension de l’intention de l’œuvre. C’est cette relative indétermination d’un texte qui rend possible un éventail d’interprétations (cela fait penser à la notion d’ambiguïté qu’utilise Umberto Eco dans L’Oeuvre ouverte). « Les textes littéraires provoquent des actes de création de sens, plutôt que de vraiment formuler un sens par eux-mêmes » (Bruner, 2000).
L’intérêt de Michael White pour la métaphore narrative est basé sur l’hypothèse que les gens donnent du sens à leur expérience des événements de leur vie en les plaçant dans des cadres d’intelligibilité. Or, le principal cadre d’intelligibilité des actes de création de sens dans la vie de tous les jours est fourni par la structure de la narration. Et c’est par la circulation d’histoires concernant notre vie et celle des autres que l’identité se construit.
Références: Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen, traduction Marie Bonaparte, Editions Gallimard 1949, et NRF 1971
Michael White, Cartes des pratiques narratives, Editions Satas, 2009
19/01/2017 | Lien permanent
Acceptons nos émotions (I)
Eloge de la lucidité est Prix Psychologies-Fnac 2015. La préface est signée par Christophe André, et la Postface par Matthieu Ricard. Son auteur, Ilios Kotsou intervient, en Belgique et aussi en France, sur les thèmes de l’intelligence émotionnelle et de la pleine conscience. Dans cet ouvrage, il se fonde sur la littérature scientifique de ce que l’on appelle en psychologie « les approches de troisième vague » centrées sur l’observation, la reconnaissance, l’exploration et le non-jugement de nos expériences, et plus exactement sur la thérapie de l’acceptation et de l’engagement. Il y est question de la quête du bonheur et de ses pièges, de la différence entre la pensée positive ou magique et la psychologie positive, de la poursuite de l’estime de soi qui peut s’opposer à un moment donné à la tolérance, à l’auto-compassion, à l’élargissement de soi.
L’idéalisation, l’individualisme et la solitude peuvent devenir les conséquences de l’obsession du bonheur, perçu comme un impératif à atteindre : nous devons être heureux et épanouis dans tous les domaines de notre vie. Nous risquons, avec cette obsession, de ne pas évaluer notre existence à l’aune de ce qui nous arrive vraiment, de manière neutre, mais en comparaison de ce que nous devrions ressentir. Le versant positif de la recherche du bonheur est de mettre en avant l’autonomie et la réalisation personnelle, son revers serait de favoriser et d’entretenir l’esprit de compétition et de rendre chacun unique acteur responsable de son bonheur. Cela peut affecter nos liens sociaux, qui sont fondamentaux pour notre équilibre et notre bien-être, l’obsession du bonheur devenant un facteur d’isolement social. Nous vivons dans une société de consommation qui suscite toujours de nouvelles envies, ce qui détourne notre attention de ce qui est essentiel dans nos vies et nous incite à établir constamment des comparaisons. Il s’ensuit un niveau moindre de satisfaction dans la vie et plus de frustration. L’illusion du contrôle vient s’ajouter aux effets du bonheur idéalisé.
L’un des dangers de la lutte contre l’inconfort est, de point de vue émotionnel, le mécanisme de l’évitement. Il ne s’agit évidemment pas de l’évitement, en tant que mécanisme de survie, mais de l’évitement émotionnel, dont le paradoxe est qu’il fonctionne efficacement à court terme et nous rend dépendants. Il consiste à ne pas accepter de vivre des émotions, sensations ou pensées déplaisantes, et de mettre en place des actions pour essayer de contrôler ou de modifier ces sentiments et les situations qui les génèrent. Mais, comme nous ne pouvons pas échapper à nous-mêmes, et donc contrôler nos expériences intérieures, l’évitement qui nous évite de ressentir une émotion désagréable va paradoxalement augmenter notre mal-être. C’est une spirale. L’évitement émotionnel se caractérise par les tentatives de contrôle de nos sentiments inconfortables, mais il comprend aussi nos tentatives de fuir les situations qui pourraient déclencher ces émotions. Il crée une aversion pour tous les contextes, lieux ou personnes qui pourraient nous mettre mal à l’aise. Ce type de comportement nous demande énormément d’attention et de ressources, beaucoup d’énergie donc. Vouloir repousser tout risque, ou toute forme d’inconfort, revient à refuser de s’engager pour ce qu’il y a d’essentiel et qui donne du sens à notre vie. Eviter à tout prix de ressentir des émotions désagréables, ou éviter d’en parler, peut entraîner des conséquences au niveau interpersonnel. En même temps, notre capacité à vivre des sentiments agréables est affectée. L’évitement émotionnel peut mener à la pathologisation des états d’âme, et donc à leur médicalisation. Or, même les émotions les plus difficiles comme l’anxiété, la tristesse, présentent une utilité pour nous, ne serait-ce que pour leur capacité de nous renseigner, de nous préparer à faire face aux difficultés et à communiquer avec les autres. Il paraît qu’une personne sur dix en Europe a besoin d’une pilule pour affronter la vie. Puisque la souffrance est constituée de la douleur à laquelle s’ajoutent le jugement et le refus de cette douleur, il faudrait apprendre à ne pas transformer nos douleurs en souffrance.
La pensée positive est un mythe, dans le sens qu’elle ne fonctionne pas de manière magique. Des recherches ont mis en évidence « l’effet rebond » : la tentative de supprimer une pensée conduit à une intensification subséquente de celle-ci. L’idéologie de la pensée positive a comme effet « pervers » de faire reposer toute la responsabilité d’une situation sur l’individu, au détriment des déterminants sociaux et du contexte. La pression du penser positivement risque d’induire de la culpabilité, surtout chez certaines personnes malades. Devenir l’esclave de nos états mentaux, prendre nos pensée de manière littérale et leur accorder une importance démesurée (« la fusion cognitive ») influencera et modifiera notre perception de la réalité et nos comportements. Il faut faire la distinction entre la pensée positive –un courant qui postule l’effet magique de nos pensées sur nos vies – et la psychologie positive –une discipline scientifique qui étudie les moyens d’améliorer de manière réaliste le bien-être individuel et collectif, en focalisant notre attention davantage sur les ressources que sur les difficultés, sur les points forts plutôt que sur les points faibles.
L’estime de soi, à savoir le jugement, positif ou négatif, que l’on porte sur soi, est relativement stable et fait partie des traits de personnalité. Dans la culture occidentale, elle est vue comme un gage de réussite personnelle et professionnelle, supposée être une base indispensable pour développer des relations épanouissantes. Les études scientifiques n’ont jamais démontré la croyance très répandue selon laquelle l’estime de soi améliorerait les performances académiques. Dans le monde professionnel, c’est le succès qui augmente l’estime de soi, et non le contraire. L’estime de soi n’est pas capable de prédire la qualité ou la durée des relations (les personnes narcissiques sont attirantes par leur assurance, mais leur égocentrisme ne permet pas de construire une vraie relation). Elle ne prédit pas non plus les comportements antisociaux. On croit qu’une faible estime de soi est à l’origine du comportement agressif ou violent, mais les études n’ont montré aucun lien entre une basse estime de soi et l’agressivité. C’est plutôt l’inverse : les personnes ayant une opinion d’elles-mêmes démesurée (les narcissiques) réagissent violemment quand cette image leur semble menacée. Donc, la combinaison entre la menace (mauvaise évaluation) et le narcissisme mène à des niveaux d’agression particulièrement élevés. Le narcissique qui voit son sentiment d’importance personnelle (démesuré) menacé va devenir agressif, justement parce que la poursuite de l’estime de soi (qui est au coeur du fonctionnement des narcissiques) le rend réactif.
La poursuite de l’estime de soi est essentielle à notre motivation : nous essayons de faire ce qui pourrait nous donner plus de confiance en nous, et nous évitons ce qui risque de mettre cette confiance en péril. Néanmoins, la poursuite de l’estime de soi a un coût. A long terme, elle n’influence pas positivement nos liens sociaux, l’autonomie, l’apprentissage, c’est-à-dire tout ce qui détermine notre bien-être. Elle peut être un facteur de stress et d’anxiété, car elle n’est pas une motivation intrinsèque, comme le plaisir, l’absence de peur de punition ou de récompense, le sentiment d’autonomie, mais elle dépend de conditions extérieures (regard d’autrui, comparaison). La poursuite de l’estime de soi est souvent associée à des comportements perfectionnistes, qui exigent de correspondre à un certain standard. Les perfectionnistes sont enclins à de nombreux problèmes émotionnels, relationnels, et physiques, à cause du stress permanent auquel ils sont exposés. Le lien peut être fait entre la poursuite de l’estime de soi et la manipulation, étant donné l’importance que notre société accorde aux valeurs extrinsèques comme l’apparence, le pouvoir, le statut social. Nous sommes plus fragiles, et donc faciles à manipuler. Des chercheurs qui ont analysé le vécu émotionnel des utilisateurs Facebook ont observé que plus d’un tiers d’entre eux vivaient des émotions négatives, c’est-à-dire des frustrations dues au fait de se comparer et d’envier les amis virtuels. Les utilisateurs passifs (ceux qui ne communiquent pas avec les autres, mais les consultent comme source d’informations) sont plus exposés aux émotions négatives, car l’envie qu’ils ressentent les rend insatisfaits de leur propre vie. La poursuite de l’estime de soi est donc un facteur de vulnérabilité.
18/10/2016 | Lien permanent
Psychologie et mythologie
(Photo: Fèves de la Galette des Rois)
J’ai lu dans The Guardian un court article expliquant que, d’après les chercheurs, les contes de fées remonteraient à plusieurs millénaires. Ce n’est pas cette « découverte » qui a retenu mon attention (les lettres, c’est mon domaine d’expertise), mais le fait que l’article ait été partagé plus de 22.000 fois. Je pense que les lecteurs ont été séduits par un aspect qui évoque l’imaginaire ancestral, et qui représente, après tout, une vérité d’ordre psychologique. Jerome Bruner, l’un des fondateurs de la psychologie cognitive (et qui prend ses distances avec elle), montre que le récit est l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine. Notre esprit fonctionne comme un mécanisme narratif, le récit sous-tend toute notre existence, sa forme narrative est liée à l’entrée dans la culture. « Lorsque j’ai commencé mes recherches en psychologie, le béhaviorisme régnait en maître sur la psychologie. La méthode scientifique dominante consistait à étudier des rats dans les laboratoires pour comprendre des fonctions psychiques isolées : perception, apprentissage et mémoire. Mais ce qui m’intéressait en tant que psychologue, ce n’était pas les rats de laboratoire, mais les êtres humains. Je voulais comprendre comment les humains forgent une culture, créent des idées, des pensées, des univers mentaux. Or l’exploration des états mentaux des êtres humains -leurs rêves, leurs imaginations, leurs cultures -, je la trouvais plus dans la littérature, la poésie, le théâtre que dans la psychologie » (dans Les Nouveaux Psys, Editions des Arènes, 2008). On se souvient bien que Freud et Jung étaient d'excellents connaisseurs des lettres classiques et modernes, de l’art, de la philosophie.
Dans la société primitive ou ancestrale, tous les actes de la vie quotidienne prennent une dimension cosmique dans la mesure où ils réfèrent à des mythes d’origine, qui ont une valeur sacrée. Ils donnent signification aux événements de la vie, leur valeur symbolique permettant aux individus de vivre dans le plein du sens. C’est ainsi que le temps humain est perçu cyclique, il permet à chacun d’assurer cette continuité, d’être en contact avec l’origine ; les sauvages vivent dans le plein du sens, ils n’ont pas d’histoire, ni de philosophie, ils n’ont pas besoin de s’interroger sur la signification de leur existence, car les mythes à haute valeur symbolique et à dimension sacrée sont autant de réponses à ces questions. Jung situe la naissance du symbole dans le combat qui a lieu entre les contraires, sa fonction étant de réconcilier, ce qu’il explique dans sa célèbre « Lettre sur la fonction transcendante », où la rencontre entre Jésus et le diable est un exemple classique de la fonction transcendante. [On appelle diable l’être qui tente le Christ, mais on pourrait aussi bien dire qu’il s’agit d’une volonté de puissance inconsciente se manifestant chez le Christ sous la figure du diable. Les deux faces apparaissent avec évidence : la face obscure et la face claire. Le diable veut amener Jésus à se déclarer maître du monde, Jésus ne veut pas céder à la tentation et ici apparaît, grâce à la fonction transcendante résultant de chaque conflit, un symbole : l’idée du Royaume des cieux, du royaume spirituel qui prend la place du royaume matériel. Deux choses sont unies dans ce symbole : le point de vue spirituel du Christ et le désir diabolique de puissance]. En analysant notre relation à la mort, Freud souligne (dans « Considérations actuelles sur la vie et sur la mort ») que l’attitude psychique commune de l’homme des origines et de l’homme de nos jours est de ne pouvoir se représenter sa propre mort. Dans son inconscient, le sujet se croit immortel, et c’est la mort des autres, des êtres aimés, qui fait naître le conflit de sentiments et l’esprit de recherche. Freud veut corriger l’opinion philosophique que l’image de la mort a constitué une énigme intellectuelle poussant à la réflexion, alors qu’il est question de motifs agissant de façon primaire - c’est le conflit de sentiments ressenti lors de la mort de personnes aimées et en même temps, étrangères et haïes, qui a fait naître chez l’homme l’esprit de recherche, et c’est de ce conflit qu’est née en premier lieu la psychologie. « Auprès du cadavre de la personne aimée prirent naissance non seulement la doctrine de l’âme, la croyance en l’immortalité, et l’une des plus puissantes racines de la conscience de la culpabilité chez l’homme, mais aussi les premiers commandements moraux. Le premier et le plus significatif des interdits venus de la conscience morale naissante fut : ‘Tu ne tueras point’. Il s’était imposé comme réaction contre la satisfaction de la haine en présence du mort bien-aimé, satisfaction cachée derrière le deuil, et il s’étendit progressivement à l’étranger non-aimé et finalement aussi à l’ennemi (…) Un interdit si puissant ne peut se dresser que contre une impulsion d’égale puissance. Ce qu’aucune âme humaine ne désire, on n’a pas besoin de l’interdire, cela s’exclut de soi-même.» Ce qui fait que « nous descendons d’une lignée infiniment longue d’assassins ».
La grande guerre c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. L’ordre n’apparaît que si l’on s’élève au-dessus de la multiplicité, si l’on cesse de considérer chaque chose isolément et distinctement, pour envisager toutes choses dans l’unité, selon la loi d’harmonie qui sous-tend tous les modes et tous les degrés de la manifestation universelle. Mais il ne s’agit pas d’anéantir les éléments contraires qui ont leur raison d’être dans l’ensemble ; il s’agit de les transformer en les ramenant à l’unité. L’homme devrait tendre à réaliser l’unité en lui-même, selon les modalités de sa manifestation humaine : unité entre la pensée et l’action. Mais pendant que l’action et ses résultats sont affectés et modifiés par des contingences extérieures, l’intention est la seule qui dépende entièrement de l’homme lui-même. Cette force qui détermine les actes (Abélard la nommait intention et la psychanalyse désir) exprime profondément l’homme.
La délibération intime à l’égard de ce que l’homme doit faire de sa vie crée la vision des valeurs-guides, motifs supérieurs d’action. Il existe une valeur-guide ancestrale, fondement de la culture des peuples, qui est la vision mythique dont témoignent toutes les mythologies, où se situe le point de départ de tous les systèmes de pensée, théologiques, philosophiques, scientifiques. La psychologie montre que cette vision mythique, seule et unique, est due à la faculté symbolisante de notre psyché et s’exprime dans les mythologies par des images symboliques les plus diverses. La nature des expériences humaines est inférée dans un système symbolique. Le symbolisme le plus constant, le fondement même de la vision commune à tous les mythes, est la lutte entre le bien et le mal, entre les divinités d’une part, démons et monstres d’autre part. Transposée sur le plan de la psyché humaine, cette lutte exprime le conflit intime entre les motivations justes et fausses, conflit qui n’est rien d’autre que de la délibération intérieure. On peut donc déchiffrer le langage mythique, qui a un vocabulaire très précis et même une grammaire, comme toutes les mythologies, du fait qu’elles sont fondées sur les lois qui régissent la valeur sensée ou la non-valeur du processus délibératif intime. En considérant que la signification profonde d’une action est son intention, donc le désir qui pousse à l’acte, on arrive à la conclusion que la signification commune à toutes les mythologies, quelle que soit leur façade narrative, ne se dévoile qu’à l’aide d’une préalable étude des motivations. C’est la méthode de déchiffrement des symboles proposée par Paul Diel, qui a eu une contribution décisive à la compréhension du langage symbolique et du sens caché des mythes. Dans l’âme primitive, les fabulations pré-mythiques ou mythiques ne réveillent ni croyance ni doute, mais un saisissement émotif qui fait que l’explication sous-jacente soit perçue sans explication. C’est vivre le mysterium tremendum ou le mysterium fascinans, un mystère qui se dérobe à toute explication et qui est vécu comme solitude implacable de l’homme devant son destin. L’homme n’a d’autre issue que de trouver un sens et une valeur à sa vie, en respectant tout ce qui existe, comme mystérieuse apparition destinée à disparaître. Un même noyau prend contour derrière les multiplicités de ces tentatives : l’homme est sa propre providence, de lui seul dépendent son sort essentiel, sa joie ou son angoisse de vivre. L’essence de l’homme c’est d’être un être de désir, et son rapport au monde, qui s’exprime en termes de plaisir et de quête de la jouissance, est réglé par cette instance surconsciente que l’on a pu nommer ordre, unité, harmonie, équilibre, joie parfaite. Diel l’appelle l’immanence de l’ethos, la justice immanente qui est créatrice de toutes les images métaphysiques, de toutes les divinités (juges de la conduite humaine) que l’esprit humain a engendrées, de l’animisme au monothéisme. Le passage de l’animisme au symbolisme exprime l’évolution de l’esprit de l’espèce pensante, qui vit et essaie de résoudre ses conflits intimes. Les divinités bienveillantes figurent les forces harmonisantes immanentes au psychisme humain, les divinités malveillantes symbolisant les forces contraires, disharmonisantes. Donc, les mythes ne font qu’illustrer la vérité fondamentale que la vie humaine est une lutte et une aventure éthique.
(Références: Ma Thèse "La Rhétorique de la Passion dans le roman médiéval", soutenue à la Faculté des lettres de Nice)
22/01/2016 | Lien permanent
L'image, l'unité de base de l'esprit
(Photo- Coquelicot en janvier, à Cimiez)
Antonio Damasio, le neuroscientifique dont les livres « L’erreur de Descartes. La raison des émotions » (1994), « Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions » (2003) ouvraient il y a une vingtaine d’années une perspective nouvelle dans la recherche, continue d’être passionné par les affects, le monde des émotions et des sentiments. Dans son dernier ouvrage, « L’Ordre étrange des choses: La vie, les sentiments et la fabrique de la culture » (2017)», il nous propose de comprendre comment les sentiments guident l’évolution de nos cultures, quelle est la mécanique des sentiments et de la conscience, comment cette mécanique est responsable des liens réciproques qui unissent le fonctionnement de l’esprit et le monde extérieur. Voici ce que j’en ai retenu principalement, comme matière qui porte à réflexion. Après cette lecture, l'idée que l'intelligence artificielle pourra être un jour capable d'autre chose que de performances techniques extraordinaires, à savoir capable de sentiments et d'émotions complexes, apparaît plus fictionnelle que jamais. Wittgenstein avait raison.
Toutes nos activités et nos productions culturelles sont propulsées, évaluées et négociées par les sentiments. Les cultures humaines (les arts, la philosophie, la morale, la religion, la justice, la gouvernance, les institutions économiques, la technologie, la science) ont à leur base une importante faculté de l’esprit humain, le langage verbal, et des traits distinctifs : l’intellect supérieur et la socialité intense. Mais la grande épopée culturelle de l’humanité est activée par un élément supplémentaire, un moteur de motivation, que sont les sentiments – dans toute leur variété, de la douleur et la souffrance au bien-être et au plaisir. Il suffit de prendre l’exemple de la médecine, l’une des plus significatives productions culturelles, et de voir que l’alliance de la science et de la technologie est née en réaction à un constat : il existait des douleurs et des souffrances provoquées par des pathologies diverses (traumatismes physiques, infections, cancers), et il existait leur contraire (le bien-être, le plaisir, l’épanouissement personnel). La médecine est donc le fruit de sentiments spécifiques éprouvés par les malades, et le fruit des sentiments spécifiques éprouvés par les premiers praticiens, comme l’empathie et la compassion. Il faut observer que toutes les innovations -produits anesthésiants efficaces, instruments précis -ont pour moteur la même motivation principale : la gestion du sentiment d’inconfort. Et même la motivation financière des industries du médicament et de l’instrumentation y occupe également une place significative, puisque dans la mesure où nous avons besoin d’atténuer nos souffrances, ces industries ne font que répondre à ce besoin. La poursuite du profit est alimentée par des aspirations variées, qui ne sont rien d’autre que des sentiments, lesquels ne sont pas toujours nobles -le désir d’ascension sociale, de prestige, ou simplement l’avidité.
Au cœur de la condition humaine se trouve l’interaction (favorable et défavorable) des sentiments et de la raison, et il nous serait impossible de comprendre les conflits et les contradictions humaines sans tenir compte de cette interaction. Pour comprendre « comment les humains peuvent à la fois souffrir, mendier, célébrer la joie de vivre, être philanthropes, artistes et scientifiques, saints et criminels, tour à tour maîtres bienveillants de la terre et monstres cherchant à la détruire », on peut bien entendu, s’appuyer sur les travaux d’historiens et de sociologues, et également sur les oeuvres d’art qui révèlent la sensibilité et le mécanisme des passions humaines. Mais les branches de la biologie nous apprennent énormément, car les sentiments ne sont pas que les éléments déclencheurs de nos cultures, ils guident également leur évolution.
L’auteur cherche à établir un lien entre la vie humaine que nous connaissons à ce jour, dotée d’esprit, de conscience, de langage, de mémoire, de sentiments, de socialité complexe et d’intelligence créatrice, et la vie primitive qui aurait vu le jour il y a 3,8 millions d’années. Il montre que le véritable ordre d’apparition des facultés et des structures biologiques est particulièrement étrange, et qu’il existe un principe d’équilibre et de régulation dans cette chaîne évolutive: c'est l'homéostasie. Grâce à elle, cette chaîne pratique évolutive a relié les formes de vie primitives à l’extraordinaire alliance des corps et des systèmes nerveux qui ont donné naissance à la culture et à la civilisation. Les sentiments et l’esprit créateur de culture ont tissé ensemble des liens au fil d’un très long processus, au cœur duquel se trouve la sélection génétique, guidée par l’homéostasie. En mettant au jour les relations entre les cultures, les sentiments et l’homéostasie, l’auteur nous permet d’observer les liens cultures-nature et l’humanisation du processus culturel.
Evidemment, la question fondamentale porte toujours sur l’apparition de l’esprit et de la conscience, des comportements sociaux et culturels, comment cela a pu se passer, à quel moment. Rappelons qu’en sciences cognitives, la théorie de l’esprit désigne le processus cognitif qui permet à un individu de théoriser un état d’esprit chez lui ou un autre, à savoir de reconnaître l’intention, le désir, le jeu, la connaissance. Elle serait donc une puissante prédisposition de l’être humain, basée sur le fonctionnement de modules ou réseaux neuronaux acquis lors de la phylogenèse. Certaines théories mettent l’accent sur l’interaction avec l’environnement dans le développement des capacités d’expression et de reconnaissance des émotions. L'auteur considère que les comportements humains résultent aussi bien de phénomènes culturels autonomes que de la sélection naturelle, par l’intermédiaire des gènes. Les comportements humains sont influencés par ces deux facteurs, dans des proportions variables. Nos cultures trouvent donc leurs racines dans des biologies non humaines, mais cela n’entame en rien le caractère exceptionnel de l’humanité. « La dimension exceptionnelle de chacun d’entre nous provient de l’importance sans égale que nous accordons à la souffrance et à l’épanouissement –notamment dans le cadre de nos souvenirs et de nos incessantes représentations mentales et imaginations du futur ».
« L’humain est un conteur né », écrit l’auteur, en précisant que l'objectif majeur de son livre consiste à mettre au jour certains aspects de la création de l’esprit -cet esprit qui façonne des récits et définit du sens, qui se souvient du passé et qui imagine l’avenir. En voulant trouver le remède aux tourments de leur cœur et réconcilier les contradictions générées par la souffrance, la peur, la colère et la poursuite du bien-être, les humains se sont mis à chercher des sources d’émerveillement et de sensations fortes. Ils ont ainsi découvert la musique, la danse, la peinture et la littérature, ils ont élaboré « les tumultueuses épopées que sont les croyances religieuses, les questionnements philosophiques, la gouvernance politique ». Notre esprit créateur de culture « s’est perpétuellement adapté à la dramaturgie humaine, de la naissance à la mort ».
Avec une image empruntée à Pessoa, l’auteur explique que nous avons en nous une sorte d’orchestre qui fait que les mondes extérieur et intérieur interagissent avec le système nerveux, via les dispositifs sensoriels. Ensuite, que des dispositifs spécifiques régissent émotionnellement à la présence mentale de tout type d’objet ou d’événement : ce sont les besoins, la motivation, les émotions. Pour comprendre la nature et la composition des orchestres intérieurs et de la musique qu’ils jouent, il faudra comprendre le mécanisme de la fabrication des images, puisque l’incroyable richesse de nos processus mentaux repose entièrement sur les images. Celles-ci sont fondées sur les contributions de ces deux mondes, le monde extérieur qui apporte, dans les limites de nos dispositifs sensoriels, des images décrivant la structure de l’univers qui nous entoure, et le monde intérieur qui apporte des images que nous avons coutume d’appeler « sentiments ».
Simple ou complexe, la fabrication des images est toujours le produit de dispositifs neuraux. Nous percevons les objets et les événements qui nous entourent de manière multi sensorielle, nos « cortex d’association » intègrent les images composées dans des « cortex fondamentaux ». Et les images du monde extérieur sont presque toutes traitées en parallèle avec les réponses affectives que ces mêmes images produisent en agissant dans une autre région cérébrale. Donc notre cerveau cartographie et intègre les diverses sources sensorielles extérieures, il intègre simultanément les états internes -et ce sont les produits de ces processus que l’on nomme sentiments.
Nos cerveaux sont capables de prouesses extraordinaires : ils jonglent avec des images appartenant à de multiples catégories sensorielles, d’origines externes et internes, et les transforment en longs métrages cérébraux intégrés. Nos perceptions et les idées qu’elles évoquent s’accompagnent continuellement d’une description en termes de langage, qui est elle aussi élaborée à partir d’images. Tous les mots que nous utilisons, quel que soit le langage -parlé, écrit ou déchiffré via le toucher, comme le braille-, sont des contenus mentaux composés d’images. L’esprit lui-même est entièrement composé d’images, depuis la représentation d’objets et d’événements jusqu'à leurs concepts correspondants et à leurs traductions verbales. Les images sont la monnaie universelle de l’esprit. Autrement dit, l’unité de base de l’esprit est l’image -l’image d’une chose, de ce que peut faire une chose, du sentiment qu’elle évoque.
Du point de vue de l’évolution, les images ont aidé les organismes à se comporter de manière efficace (optimisation et contrôle des actions) malgré l’absence de subjectivité complexe, d’évaluation mentale, d’analyse réfléchie. Nous prenons conscience des images grâce au processus complexe de la conscience, qui, elle aussi, s’appuie sur les images. L'intégration complexe des images produit des comptes rendus plus riches des réalités externes et internes et représente la base de l'enrichissement de l'esprit. Cette intégration peut prendre plusieurs formes : représenter un objet depuis plusieurs perspectives sensorielles, mais aussi lier objets et événements au fil de leur interaction dans le temps et dans l’espace, pour produire des séquences significatives que l’on appelle « récits ». Le monde du récit est aussi celui des histoires, un monde fait de personnages, d’actions, de rêves, d’idéaux, de désirs, tout comme la vie elle-même est faite d’une infinité d’histoires, simples et complexes, banales et distinctes, et qui en disent très long sur nous. La technique secrète de l’esprit en matière de récit et d’art du conte consiste à lier entre eux des éléments distincts, comme les voitures d’un train temporel remontant le fameux « fil de la pensée ». « Pour ce faire, le cerveau fait appel à différentes régions sensorielles. Chacune d’entre elles lui fournit l’élément requis au bon moment, de manière à former ce train temporel. Il s’assure également que les structures associatives coordonnent l’entrée en scène des différents éléments ainsi que la composition et le mouvement du train. N’importe quelle région sensorielle principale peut être mobilisée selon les besoins ; tous les cortex d’association doivent participer aux fonctions gérant le rythme d’entrée en scène des éléments nécessaires. » Le cerveau traite les images, et au fil d’un récit, par exemple, une image visuelle ou auditive évoquant une situation peut être préférée, ce qui aboutit à une « métaphore » visuelle ou auditive, qui vient symboliser un objet ou un événement via l’image ou le son. Nous exprimons par le langage toutes les images qui nous passent par la tête, et cette traduction incessante représente le mode le plus spectaculaire d’enrichissement de l’esprit.
Les images forment de ce fait la pierre angulaire de la conscience, la subjectivité. Si je suis capable de décrire ce qui me passe par la tête, en parlant de ma conscience, c’est parce que les images qui peuplent mon esprit deviennent automatiquement « mes » images, des images que je peux examiner, avec plus ou moins de clarté, plus ou moins d’effort. Je sais que ces images m’appartiennent en tant que possesseur de cet esprit, et de ce corps qui le fabrique et l’abrite, en tant que possesseur de l’organisme vivant que j’habite. Mais lorsque la subjectivité disparaît – et que les images mentales ne sont plus automatiquement revendiquées par les personnes à qui elles reviennent de droit, la conscience cesse de fonctionner normalement. « Si l’on nous empêchait subitement de porter un regard subjectif sur les contenus manifestes de notre esprit, ces contenus partiraient à la dérive et n’appartiendraient plus à personne. Qui saurait qu’ils existent ? Notre conscience s’évanouirait, tout comme la signification du moment présent. Nous n’aurions plus conscience d’exister ».
Cette illusion de la subjectivité, qui est une illusion de propriété, transforme notre processus mental de fabrication des images en contenus qui nous donnent une structure et une orientation. L’absence de cette illusion peut rendre l’esprit dans son ensemble presque inutile. Il apparaît donc clairement que si nous voulons comprendre l’origine de la conscience, il nous faut commencer par comprendre celle de la subjectivité. Il va sans dire que la subjectivité est un processus et non une chose. Ce processus repose sur deux composantes essentielles : l’élaboration d’une « perspective » propre à nos images mentales et l’accompagnement de ces images par les « sentiments. »
Références: Antonio R. Damasio, L'Ordre étrange des choses: La vie, les sentiments, et la fabrique de la culture, Editions Odile Jacob, 2017
25/01/2018 | Lien permanent
Cerveau et comportement (relecture)
(Photo- Villefranche-sur-mer)
Cette note propose une relecture, en version simplifiée, d’un contenu qui traite des sciences du comportement humain à notre époque où les concepts de « santé » et de « maladie » ne semblent plus tellement reliés à une « norme » rigidement définie. La recherche biologique montre que le cerveau et l’organisme disposent toujours de ressources pour que l’individu puisse trouver une solution créative à ses problèmes, transformer un handicap en atout, et exploiter ainsi son potentiel caché.
Pour les citations, ainsi que pour les références, on pourra retrouver la note dans son intégralité ici : http://www.cefro.pro/archive/2018/09/29/cerveau-et-comportement.html
L’émotion, la cognition et le comportement forment le triangle d’or des neurosciences sciences cognitives qui se proposent d’expliquer la personne humaine par la connaissance du cerveau. Mais nous savons que déjà la philosophie, l’art, la littérature ont porté, au fil des siècles, une réflexion constante sur l’homme en tant que corps, âme, esprit, être de parole et de relation.
Les sciences du comportement humain ne cessent de prendre de l’ampleur depuis le début des années 1990, sous la forme des sciences cognitives, qui s’inscrivent dans un idéal social majeur : celui de l’individu capable de convertir ses handicaps en atouts en exploitant son « potentiel caché ». Un défaut vu et connu devient une qualité potentielle. « La psychologie ne peut dire aux gens comment ils devraient vivre - écrit Bandura - elle peut cependant leur fournir les moyens d’effectuer un changement personnel et social ». Le but des neurosciences cognitives est de voir comment le biologique, le psychologique et le social agissent de concert sur les circuits neuronaux, et comment trouver une forme de vie acceptable.
En passant, dans leur évolution, d’approches standardisées à des programmes individualisés et flexibles, les neurosciences cognitives permettent de nos jours le développement d’une science du comportement qui prend en compte la singularité individuelle. Nous sommes entrés dans un monde où l’amélioration de soi réussie fait de nous des personnes plus fortes et plus capables de coopérer avec autrui, de travailler pour un bien commun. Agir sur l’individu et sur la relation permet l’augmentation de la valeur de la personne, l’élargissement de soi. Le nouvel individualisme est que chacun devienne son propre psychologue, qu’il puisse arriver ainsi au bien-être par la compréhension de soi, donc par l’intelligence appliquée à soi-même. Ce changement est amorcé dans les années 1950, quand le monde de la psychothérapie se composait de pratiques diverses, comme la psychanalyse, les méthodes proposées par des postfreudiens (Eric Fromm), ou la psychologie humaniste de C. Rogers ou de A. Maslow, préoccupés par le sujet sain et le développement de son potentiel. Il existe des thérapies offrant des services de conseil, de guidance ou de support quelconque dans les universités ou les entreprises, pour des personnes qui ne sont pas des cas psychopathologiques. Ces thérapies ne sont pas seulement destinées aux malades névrosés, elles peuvent être employées pour accroître les possibilités de chacun, dans son travail, ses études, sa vie amoureuse ou familiale. C’est ainsi que la psychologie évolue en se démocratisant, en permettant à l’homme ordinaire de devenir l’expert de lui-même, car le savoir est disponible et l’expertise n’a qu’à passer dans les mains de chacun.
En 1977, Albert Bandura présente sa Théorie de l’auto-efficacité fondée sur l’affirmation que les procédures psychologiques, quelles que soient leurs formes, servent de moyens de création et de renforcement de l’efficacité personnelle. C’est la perception de l’efficacité personnelle qui entraîne, chez le sujet, les changements comportementaux, il faut aider le sujet à s’aider lui-même, à être l’agent de son propre changement. Il s’agit de produire un cercle vertueux où le sentiment de compétence contribue à motiver le sujet, état qui renforce à son tour le sentiment de compétence. Les individus eux-mêmes ont entre leurs mains à la fois la liberté accrue de choisir et l’autocontrôle. Une nouvelle dynamique se met en place, une dynamique positive de motivation-compétence qui rend l’individu capable de s’accomplir avec des libertés élargies de choisir. La créativité, l’initiative individuelle, le choix sont valorisés, car ils placent l’accent sur la capacité d’agir de l’individu et sur les comportements créatifs et innovants. Un individualisme de capacité voit le jour, la figure de l’individu créateur de valeurs connaît une extension considérable.
Toute vie devrait avoir la possibilité d’accéder à une individualité positive. Les découvertes en neurosciences vont dans ce sens : chaque cerveau, comme chaque être humain, est unique, l’un et l’autre sont marqués par un développement qui est l’expérience même de l’individu. Avec l’imagerie cérébrale, on franchit une autre étape, on entre dans l’ère de la biologie qui construit un pont entre le cerveau et l’esprit. Les technologies d’imagerie cérébrale, les sciences du cerveau et les sciences cognitives vont aboutir au lancement du projet américain Human Brain Project des années 1990. La conscience, les émotions, le jugement, la mémoire deviennent des objets de recherche dans les laboratoires. Dans les années 1990, parler d’émotions n’était encore affaire que de philosophes, d’artistes et de littéraires. Mais des spécialistes du cerveau s’en mêlent. Entre autres, l’Américain Joseph Le Doux, professeur de neurophysiologie à l’université de New York, établit une nouvelle hypothèse à partir de travaux menés sur le circuit de la peur chez les rats. Il montre qu’une partie des stimuli arrivant à notre cerveau via les organes sensoriels n’est pas immédiatement traitée dans le cortex préfrontal, siège de nos pensées rationnelles, mais dans une structure profonde et très ancienne : l’amygdale. Joseph Le Doux affirme alors que nous possédons un circuit des émotions, rapide, et un circuit du raisonnement, plus lent. Nous aurions donc deux routes cérébrales, l’une basse, rapide, émotionnelle, l’autre haute, lente, rationnelle, explique Daniel Goleman, psychologue clinicien américain, dans son ouvrage « L’Intelligence relationnelle ». La route basse emprunte des circuits neuraux qui traversent le tronc cérébral, l’amygdale et d’autres structures automatiques à l’importance majeure tels que le cortex cingulaire antérieur et le cortex orbitofrontal. Le neuroscientifique Antonio Damasio va faire une découverte majeure : ces deux voies sont indispensables à notre bon fonctionnement.
L’initiative américaine lancée en 2013 de construire, sur le modèle du décryptage du génome humain, une cartographie approfondie de l’activité cérébrale, associe des équipes de neurosciences et de nanotechnologies (Brain Activity Map Project). A l’aide de cette cartographie et de la base de données, il faudra voir comment les différences entre les individus, et donc entre les façons dont leurs cerveaux respectifs sont câblés, sont reliées à leurs comportements, à leurs pensées, à leurs émotions, à leurs sentiments, à leurs expériences.
La distance entre le biologique, le psychologique et le social est en train d’être comblée, une véritable science du comportement prenant en compte la singularité individuelle, une science personnalisante se dessine. Le cerveau est vu comme un système remarquablement plastique, qui fait que l’organisme crée en permanence une organisation et un ordre nouveaux qui répondent à la modification spécifique de ses dispositions et de ses besoins. Dans cette perspective, les concepts de « santé » et de « maladie » ne semblent plus tellement reliés à une « norme » rigidement définie. La recherche biologique montre que le cerveau et l’organisme disposent toujours de ressources pour que l’individu puisse trouver une solution créative à ses problèmes. L’individu est capable de surmonter la diminution causée par le mal, grâce à une création (une formule propre) qui correspond à ses besoins, et cela parce que le cerveau possède une remarquable souplesse de fonctionnement (connaissance distribuée, plasticité synaptique).
Les nombreuses thérapies cognitives-comportementales deviendront plus sensibles aux variations individuelles dans la physiologie et les gènes, plus orientées vers l’individualisation des résultats, et la science du comportement pourra alors mobiliser des acteurs de la clinique comme du social. La philosophie générale des neurosciences à ce jour consiste à corréler mécanismes cérébraux, comportements, pensées ou émotions. L’enjeu scientifique et l’enjeu moral ou social sont indissociables de la thérapie, de l’individu concret, et les trois aspects, biologique, psychologique et sociologique s’entremêlent au point de confondre la plasticité cérébrale et la plasticité au sens de l’éducabilité de l’individu ou de ses capacités à changer. Les thérapies, qu’elles soient psychodynamiques faisant appel à l’interprétation, ou cognitives-comportementales faisant appel à des pratiques d’entraînement, toutes partagent à présent un support social généralisé, basé sur des rituels de réparation pour refaire son être moral. Si ces rituels caractérisent toute société humaine (l’anthropologie les appelle des rites propitiatoires), dans les sociétés individualistes ils consistent à faire du mal une partie de soi en le socialisant, en le convertissant par un atout.
Prenons l’exemple de la thérapie narrative, l’une des thérapies brèves. Son but est de guider les patients vers un renouveau identitaire et l’enrichissement de leurs possibilités. La vie est considérée du point de vue de celui qui en fait le récit, elle devient donc une histoire et son narrateur, la personne qui consulte, en est l’auteur. L’identité du narrateur, forgée par son histoire, devient une entité mobile qui peut se redéfinir au gré des narrations, et des alternatives au récit dominant sont racontées et validées par le narrateur (patient/client). Cette conception narrative de l’identité constitue une révolution en psychologie. Cette navigation en collaboration permet d’envisager l’histoire de vie comme peuplée d’événements « uniques », existants et oubliés. Ce sont des conversations appelées externalisantes, dont le but est d’objectiver un problème, par opposition à la pratique culturelle courante d’objectiver les personnes. Elles permettent d’avoir une expérience de son identité qui soit distincte du problème. Le problème devient le problème, il ne devient pas la personne. Dans les conversations externalisantes, les métaphores jouent un rôle extrêmement important, car elles correspondent aux compréhensions spécifiques qu’a le narrateur (client/patient) de la vie et de sa propre identité.
Dans la société individualiste moderne, ces exercices de l’autonomie, qui sont en fait des rites modernes de réparation de son être moral, apprennent à l’individu comment devenir un agent de son propre changement. Par exemple, dans le traitement de certaines psychoses, les efforts pour établir du sens, pour construire des ponts entre les idées ou pour inventer de nouveaux styles de vie, témoignent d’un authentique travail de création. Ce trajet de transformation personnelle consiste donc en une socialisation de la négativité, car le mal est intégré comme une partie de soi. Ces pratiques s’insèrent dans la longue histoire des exercices spirituels et des pratiques de l’intériorité en Occident. Ils sont à ce jour les exercices émotionnels à destination de tous. Car la vie sociale actuelle offre des possibilités largement accrues de convertir des émotions incontrôlables en socialisant la négativité. Aux Etats-Unis, les groupes, programmes et organisations dirigés par une personne avec une sérieuse maladie mentale sont deux fois plus nombreux que les organisations de santé mentale dirigées par un professionnel. L’idée est de socialiser la négativité, en fixant la signification sur un support: écrire, parler aux autres en nommant et en objectivant les symptômes. Vivre dans une société, c’est participer d’un sens commun -les croyances partagées- par lequel l’individu agit spontanément comme le
01/07/2023 | Lien permanent
Les nouveaux comportements amoureux
(Photo- Novembre 2023)
(Les médiévistes admettent que l’amour courtois, en tant que système cohérent, n’a pas existé en réalité, mais qu’il s’agit plutôt de formes de conduite amoureuse, favorisées par un certain contexte. L’esprit de l’époque, passionné et violent, avait besoin d’un style pour les rapports sociaux. Pour ritualiser le désir et comprimer la brutalité et la violence, un code était nécessaire. L’amour courtois est un discours, une rhétorique servant à théâtraliser une parole, en communiquant le bon, le vrai amour. Mais depuis les jugements amoureux à la Cour de Marie de Champagne et les romans de Chrétien de Troyes, jusqu'à l’ère des nouvelles technologies de la communication, neuf siècles plus tard, qu’en est-il des comportements amoureux ?)
Dans mon travail de thèse sur le roman médiéval, je me suis penchée sur le culte du héros et sur le comportement du Sujet aimant. Les chercheurs admettent que l’amour courtois, en tant que système cohérent, n’a pas existé en réalité, mais qu’il s’agit plutôt de formes de conduite amoureuse, favorisées par un certain contexte. L’esprit de l’époque, passionné et violent, avait besoin d’un style pour les rapports sociaux : ce qu’offrait la chevalerie, qui n’était plus seulement une forme politique et militaire, mais un idéal de vie dont le caractère noble était dû aux liens subtils avec la religion et la vertu. Les historiens ont vu l’amour courtois comme un modèle de relation entre le féminin et le masculin, fondé sur le schéma de la joute, l’enjeu étant d’aviver le plaisir de l’homme par la discipline du désir. Pour ritualiser le désir et comprimer la brutalité et la violence, un code était nécessaire. L’amour courtois est un discours, une rhétorique servant à théâtraliser une parole, en communiquant le bon, le vrai amour. Or, situer le phénomène courtois au niveau du langage revient à éclairer la psyché médiévale dans la perspective de la structure psychologique de l’être humain. A travers les jugements amoureux à la Cour de Marie de Champagne et les romans de Chrétien de Troyes, on peut voir comment se construit la conscience du héros par la chevalerie, la courtoisie et l’amour - éléments extérieurs qui configurent la norme sociale. Mais l’aventure du héros est d’abord une expérience personnelle avant d’avoir sa portée collective.
Dans une chantefable (genre littéraire où alternent strophes et morceaux de prose) d’un auteur anonyme, écrite vers la fin du XIIe siècle, Aucassin et Nicolette, on retrouve des scènes qui nous rappellent les romans de Chrétien de Troyes. Voici un extrait du dialogue entre les amoureux (Aucassin entend Nicolette dire qu’elle veut s’en aller dans un autre pays):
"Ma très douce amie, fait-il, vous ne partirez pas, car ce serait me tuer. Le premier qui vous verrait et qui en aurait la possibilité, vous enlèverait aussitôt et vous mettrait dans son lit, faisant de vous sa maîtresse. Et une fois que vous auriez couché dans le lit d’un autre homme que moi, n’allez pas vous imaginer que j’attendrais de trouver un couteau pour me poignarder et me tuer. (…)
- Ah ! fait-elle, je ne crois pas que vous m’aimiez autant que vous le dites ; mais je vous aime plus que vous ne le faites.
- Allons donc ! répond Aucassin, ma très douce amie, il n’est pas possible que vous m’aimiez autant que je vous aime. La femme ne peut aimer l’homme autant que l’homme aime la femme ; car l’amour de la femme réside dans son œil et tout au bout de son sein et tout au bout de son orteil, mais l’amour de l’homme est planté au fond de son cœur d’où il ne peut s’en aller."
Les attitudes amoureuses illustrées dans la littérature courtoise montrent quel effet l’amour peut avoir sur les comportements.
Qu’en est-il des comportements amoureux de nos jours, à des siècles de distance et à l’ère des nouvelles technologies de la communication ? J’ai fait une recherche en ligne et voici quelques résultats. Comme il y a neuf siècles, la réalité sociale change les comportements.
Le site cairn.info publie un article paru dans Bulletin de psychologie 2013 : Aspects psychologiques et sociaux de la rencontre amoureuse. Cet article propose une compréhension psychanalytique des conduites dans le cadre de la rencontre amoureuse, en se basant sur des données sociologiques d’enquêtes françaises (les années ’90) et aussi des travaux américains, anglais et canadiens. Les résultats de ces travaux se limitent à l’observation du phénomène dans les cultures occidentales. "Même si l’on peut croire que l’Œdipe est universel, la rencontre amoureuse étant un avatar du complexe d’Œdipe, en ce qu’elle permet de réunir le courant tendre, issu de l’attachement aux parents, au courant sensuel, qui a été refoulé au cours de l’enfance, il est possible que les valeurs véhiculées par d’autres cultures, modifient considérablement le vécu psychologique résultant, malgré les données biologiques constantes." Cette précision me fait penser à Joseph LeDoux, qui considère que toutes les émotions sont colorées culturellement : "Même pour les émotions dites de base, plus ou moins câblées dans le cerveau, il existe une influence culturelle".
Selon ces travaux sociologiques, les attitudes et les comportements relatifs à la relation amoureuse d’adolescents et de jeunes adultes mettent en évidence certaines caractéristiques liées au choix d’objet d’amour. Par exemple, le Prince charmant (l’idéal de chaque femme) n’a pas d’équivalent dans l’imaginaire masculin. Les hommes opèrent une dissociation entre la sexualité et la tendresse, qui apparaît sous la forme d’un classement des femmes. Ils font une distinction entre les femmes avec lesquelles on établit une relation sentimentale et celles avec qui on se limite à la sexualité, ces deux catégories étant mutuellement exclusives. Ces critères se retrouvent chez les jeunes hommes de toutes les classes sociales. Une autre caractéristique est que la maturation féminine passe par le renoncement à l’idée de l’homme comme médiateur de leur épanouissement, et donc par l’abandon de l’espoir de rencontrer le Prince charmant. La recherche peut devenir plus réaliste et les critères du choix plus objectifs. La maturation masculine entraîne la convergence progressive de la sexualité et la tendresse sur le choix d’une même femme, en permettant ainsi d’aboutir à un projet de couple.
Dans l’approche psychanalytique, l’orientation du choix amoureux est fondée (au-delà des déterminants culturels) sur des mécanismes psychiques inconscients, mis en place dès le plus jeune âge (le rôle du père, l’état primitif d’union avec la mère, etc.)
Une étude sérieuse sur le comportement amoureux des Français présente quatre comportements jugés inacceptables. Dans le monde du dating, les codes et les valeurs évoluent avec la société, ce qui fait que beaucoup de comportements toxiques qui étaient auparavant tolérés, à présent sont à éviter. Une personne sur deux pense que les références au romantisme ne sont plus pertinentes. Des changements significatifs sont dus à une meilleure éducation à l’égalité des sexes, à l’empowerment des femmes, à une meilleure représentation des modèles dans la pop culture. Une Française sur trois déclare prendre désormais position et ne plus romancer les comportements toxiques. "Pour la majorité des Français de la génération Z (56%), certains comportements comme l’obsession, la jalousie, la manipulation et la pression ne sont tout simplement plus acceptables. Par rapport aux générations plus âgées, les jeunes Français/es expriment clairement la nécessité de recadrer les rencontres et les relations, en mettant l’accent sur des limites et une communication saine." Les associations qui luttent contre les violences sexuelles et sexistes éduquent aussi sur l’importance de comprendre et d’identifier nos limites, de les exprimer et de n’accepter que les comportements qui nous font du bien et créent des relations saines, avec le consentement comme point central. Il faut apprendre à maintenir un équilibre entre l’indépendance et l’engagement envers quelqu'un.
La recherche américaine (anglo-saxonne), la première comme souvent, a caractérisé les nouveaux comportements de la rencontre amoureuse, et les termes ont été adoptés tels quels. En voici les plus fréquents. Le serendipidating consiste à annuler ou à reporter sans cesse le premier rendez-vous, en espérant trouver mieux. Pourquoi se lancer dans une histoire quand on peut trouver un nouveau profil ? Le serendipidating (sérendipité = heureux hasard) est considéré un vice des temps modernes. On a un choix très large en ligne, et se fixer sur un profil, c’est renoncer à tant d’autres. Le ghosting consiste à rompre avec quelqu'un en disparaissant complètement. La personne ne donne pas de réponse claire, et l’autre est ainsi relégué au rang d’objet qui ne mérite plus son attention. C’est une forme de manipulation mentale, consciente ou non, qui plonge volontairement l’autre dans un doute envahissant. Il est important de ne pas reprendre contact après un ghosting. Le comportement peut se retrouver également dans le monde de l’entreprise, chez les candidats comme chez les recruteurs : on postule sans jamais redonner de nouvelles, ou on commence un processus de recrutement et puis on ne relance plus le candidat.
Le breadcrumbing est un vrai fléau, il consiste à jouer avec les sentiments d’autrui, en lui donnant des miettes, en soufflant le chaud et le froid. Bien que se faire désirer soit une tactique de séduction bien connue, les réseaux sociaux et les nouvelles technologies ont amplifié le phénomène. Des miettes d’espoir : des textos, des likes, des sms disséminés, à la volée, juste de quoi donner suffisamment d’attention à sa cible pour lui laisser l’espoir d’une relation.
Le cuffing, comme le nom l’indique, c’est mettre des menottes, une métaphore pour sexfriend, relation d’un soir. Le stashing consiste à mettre son partenaire de côté, cacher sa relation amoureuse à son entourage. En couple, l’un des deux partenaires refuse de s’afficher avec sa moitié, refuse de se montrer avec elle sur les réseaux sociaux, ou n’accepte pas que l’autre publie des photos ouvertement de leur relation. Il reste à savoir si le « stasher » agit ainsi pour protéger son couple ou s’il s’agit d’une tentative de manipulation. Lorsqu'il est insidieux, ce comportement peut entraîner une perte de confiance chez le partenaire et l’enfermer dans une sorte de dépendance. "Si vous n’existez pas publiquement dans une relation, votre partenaire peut se comporter comme si vous n’étiez pas vraiment ensemble, se donnant le droit de vous maltraiter." (C’est le quotidien britannique Metro qui a écrit sur ce comportement en 2017).
Le mid-mute dating, c’est la nouvelle tendance amoureuse à fuir. C’est une relation semi-connectée, on contacte une personne uniquement pour le week-end, en la négligeant tout au long de la semaine.
Le push and pull, technique très toxique à éviter, consiste à parler fréquemment avec une personne pendant une longue période, et lorsque la confiance est établie, à disparaître un moment, afin de laisser l’autre revenir. L’objectif est de créer une dépendance affective en installant un sentiment de manque chez l’autre. "Le push and pull est une lutte acharnée contre les émotions sans qu’aucune des deux partie gagne", dit le fondateur d’un site de rencontres Geek. C’est une technique de séduction toxique et malhonnête, car les motivations de ce comportement sont basées sur l’insécurité et peuvent se produire "parce que l’un des partenaires ressent le besoin de chercher une validation".
Mais j’ai également trouvé en ligne la Fédération Française du Dating (ffdating.fr) : "un collectif d’amoureux de l’art noble de l’accostage de rue et du dating, avec pour objectif de donner des conseils à tous les célibataires, dans le but de réussir respectueusement leurs recherches amoureuses (et en respectant le consentement d’autrui)". Le site publie une Etude nationale du comportement des Français lors des rencontres (dates).
Références bibliographiques:
Le Sujet aimant au Moyen Age, dans Le Sujet aimant au Moyen Age -texte.pdf
https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2013...
https://www.grazia.fr/lifestyle/psycho-sexo/dating-voici-...
https://www.elle.fr/Love-Sexe/News/Le-serendipidating-le-...
https://www.elle.fr/Love-Sexe/News/Couple-etes-vous-victi...
https://www.femmeactuelle.fr/amour/news-amour/relation-to...
01/12/2023 | Lien permanent | Commentaires (2)
Le temps et le Soi
(Photo- L'arbre et son fruit)
"Je dis je en sachant que ce n'est pas moi" (Samuel Beckett, L'Innommable)
Les états modifiés de conscience : la neuropsychologie ou comment la perception du temps module notre expérience du Soi, de la dépression à l’ennui et au flux créatif.
« Le cerveau n’est pas une simple représentation du monde de manière désincarnée, comme une construction intellectuelle. Notre esprit est lié au corps. Nous pensons, nous ressentons, et nous agissons dans le monde avec notre corps. Toute expérience est transcrite dans ce corps existant au monde. »
Il y a, dans les heures les plus saines, une conscience, une pensée qui surgit, indépendante et libre de toutes les autres, qui est calme comme les étoiles et qui brille à jamais. C’est la conscience de l’identité, écrivait Walt Whitman, contemplant le paradoxe du Soi. Probablement, la caractéristique la plus étonnante de la conscience est le fait que le Soi reste insaisissable dans une identité composée de multiples facettes poreuses et changeantes. Un siècle après Whitman, le poète, romancier et dramaturge Thomas Bernhard écrivait ceci, dans une exquise réflexion sur le paradoxe de l’auto-observation : Si nous nous observons nous-même, nous ne nous observons jamais nous-même, mais un autre. Nous ne pouvons ainsi jamais parler d’auto-observation : quand nous ne nous observons pas, nous parlons comme celui qui n’est pas nous-même, et quand nous nous observons nous-même, nous n’observons jamais la personne que nous voulons observer, mais une autre.
A mi-chemin entre Whitman et Bernhard, Virginia Woolf a résumé le paradoxe : Personne ne peut décrire immédiatement l’âme. Dès qu’on regarde de près, ça disparaît. Elle a dû comprendre, bien avant la science moderne, que la perception que nous avons de notre moi, de notre âme, est profondément enracinée dans notre perception du temps, à savoir que le Soi et le temps sont deux entités inséparables dans une élasticité partagée.
Presque un siècle après Woolf et Whitman, le psychologue et chrono-biologiste allemand Marc Wittmann, un pionnier de la recherche sur la perception du temps, reprend ces questions fondamentales dans son ouvrage Altered States of Consciousness : Experiences Out Time and Self. Il tisse ensemble la phénoménologie de la perception, la recherche clinique en psychiatrie et neurobiologie, les études de cas de patients, la philosophie, la littérature et les expériences pratiquées dans les différents laboratoires de psychologie du monde. Il examine les formes extrêmes de conscience - expérience de mort imminente, épilepsie, méditation profonde, psychédéliques, maladie mentale - afin d’éclairer l’énigme de la conscience : ce que celle-ci est en réalité, comment le corps, le Soi, l’espace et le temps sont interconnectés, où se situent les limites du Soi, pourquoi l’effacement de ces limites semble déclencher un état de bonheur suprême, et comment la conscience du temps et la conscience de Soi se créent réciproquement, afin de construire l’expérience de ce que nous sommes. Il écrit :
Les états modifiés de conscience vont souvent main dans la main avec la modification de la perception du temps et de l’espace. Finalement, notre perception et notre réflexion sont organisées en termes d’espace et de temps, donc les états extraordinaires de conscience vont affecter aussi l’espace et le temps. En accord avec la célèbre réfutation du temps formulée par Borges (Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve ; c’est un tigre qui me dévore, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.), Wittmann ajoute ceci:
Le temps subjectif et la conscience, le temps ressenti, l'expérience du moi - tous sont étroitement liés : je suis mon temps, et à travers mon expérience du moi, j’ai une perception du temps. Si nous avions une meilleure compréhension de l’expérience subjective du temps, alors des aspects de la conscience de Soi seraient également mieux appréhendés.
Dans les états de conscience hors du commun (moments de choc, méditation profonde, expérience mystique soudaine, expérience de mort imminente, drogues), la conscience temporelle est fondamentalement modifiée, la conscience de Soi et de l’espace aussi. Dans ces circonstances extrêmes, le temps, l’espace et le Soi sont modulés ensemble, intensifiés ou affaiblis. Mais aussi dans des circonstances plus banales, comme l’ennui, l’expérience du flux [état mental fait de concentration, d’engagement et de satisfaction durant une activité], l’expérience de l’oisiveté, le temps et le Soi sont modifiés ensemble.
Wittmann relève une différence essentielle entre notre sens du temps et nos autres sens, ce qui vient éclairer la place centrale qu’occupe la perception du temps dans l’expérience du Soi :
Le sens du temps est « ancré » d’une manière qui englobe tout, plus que les autres sens. Finalement, la perception du temps n’a pas d’organe pour lui servir d’intermédiaire, comme ont la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher. Il n’existe pas un organe du temps. Le temps subjectif comme le sens du Soi est ressenti physiquement et émotionnellement en tant que globalité du Soi durant le temps.
Dans ses recherches à l’Université de San Diego, Wittmann explique que faute d’un organe de sens à part entière, il doit y avoir une région spécifique dans le cerveau responsable de notre sens du temps. En ayant recours aux techniques d’imagerie cérébrale, lui et son équipe ont fourni la première preuve empirique que la perception du temps est encodée dans des signaux du corps commandés par l’insula (un fragment du cortex cérébral, le lieu décisif de l’émotion consciente, de la conscience de soi et de l’interaction sociale).
Toute expérience subjective signifie vivre ce qui est transcrit dans l’environnement et dans l’interaction sociale avec les autres. (…) Les sensations corporelles qui sont reliées à l’insula (la température du corps, la douleur, les contractions musculaires, le contact physique, les divers signaux des intestins) sont également un composant des émotions et un déclencheur d’émotions positives et négatives. Les affects de courte durée, aussi bien que ceux de plus longue durée, sont essentiels dans la modulation du sens du temps.
En fait, l’une des plus séduisantes évidences que le Soi est une entité temporelle résulte des expérimentations et des études montrant que les gens qui ont des états mentaux perturbés ont également une perception du temps détériorée. La dépression, par exemple, dilate la perception du temps à un niveau de souffrance aiguë. En citant une étude sur des patients dépressifs hospitalisés, dans laquelle on voit la corrélation positive forte entre la gravité des symptômes et l’incapacité à estimer correctement le temps, Wittmann écrit :
Les gens souffrant de dépression sont désynchronisés temporellement ; leur vitesse interne ne correspond pas à la vitesse de l’environnement social. L’état dépressif et la tristesse, exprimés par une image de soi négative, par l’auto-accusation et par un sentiment de non-valeur, parmi d’autres, vont de pair avec le sentiment croissant et désagréable du temps qui passe plus lentement.
Dans l’addiction, le temps devient arythmique. Quand la personne est intoxiquée avec un stimulant, ses pensées et ses actions sont plus alertes que d’ordinaire, mais le cerveau ne réussit pas à transcrire de telles expériences rapides comme il le fait pour les vrais souvenirs. Pendant l’état de manque, c’est le contraire qui se produit : le temps se dilate et s’élargit. La concentration sur l’envie irrésistible de drogues fait que les symptômes physiques douloureux semblent interminables et l’issue de la dépendance extrêmement lointaine.
Réduite à l’état d’addiction, la personne perd sa liberté temporelle, la liberté de choisir entre des opportunités présentes ou futures.
Dans la schizophrénie, la détérioration du temps est encore plus prononcée. Le Soi n’est plus vu comme une unité continue, mais il se brise en moments fragmentés qui se figent dans le temps et empêchent la personne d’interroger le passé, le présent et le futur, en une image cohérente de l’être. La continuité de l’expérience temporelle et, avec elle, la continuité du Soi sont perturbées, écrit Wittmann. C’est comme si le Soi était coincé dans le présent. Le temps ne s’écoule plus, il semble être figé. Le point mort du temps, c’est le point mort du Sujet. Normalement, une personne se perçoit comme une unité du Soi. Nous nous concentrons sur des événements à venir, nous nous préparons à l’action. Etre mentalement présent, c’est intégrer le passé, le présent, et l’anticipation de l’action en un tout qui est le Soi. Notre expérience, en tant qu’individus conscients, est fondée sur ces trois modes temporels. Dans la schizophrénie, le passage dynamique du temps, qui sous-tend le caractère subjectif de toutes nos expériences, ne fonctionne plus. Et parce que le temps subjectif est au point mort, l’expérience du Soi, qui dépend de la structure temporelle sous-jacente, est abîmée. Sans ce flux temporel dynamique, le Soi s’effondre dans des fragments faits de moments présents.
L’interdépendance entre notre sens du temps et notre sens du Soi est valable non seulement pour les états mentaux pathologiques, dans l’acception clinique du terme, mais aussi pour nos pathologies existentielles : l’expérience de l’ennui, du flux créatif, des limites de la vigilance. Il y a un siècle, Bertrand Russell avertissait qu’une génération qui n’est pas capable de supporter l’ennui serait une génération dans laquelle la pulsion vitale se dessécherait lentement, telles les fleurs coupées dans un vase.
En réalité, l’ennui signifie que nous nous trouvons nous-même ennuyeux, écrit Wittmann. Nous sommes fatigués de nous-même. (…) Dans l’ennui, nous sommes entièrement temps et entièrement Soi - le vide intérieur. Maintenant, je suis moi et rien d’autre. Un excès d’être soi-même, le plus souvent quand on est seul, mais également quand on se sent seul avec les autres ».
En revanche, durant le flux créatif, le temps coule très vite, jusqu'à disparaître: Nous avons d'une part accompli quelque chose qui va être permanent - écrire un texte, résoudre un problème de codage dans un programme- mais notre vie, comme un tout, a disparu presque depuis quelques minutes ou quelques heures. Nous étions entièrement concentrés sur notre action, mais en faisant cela, nous ne nous sommes pas observés : nous avons perdu l’expérience du Soi et du temps. On voit bien à quel point la perception du temps et la perception du Soi sont modulées ensemble.
Une des confrontations les plus élémentaires avec la désintégration du Soi vient au moment où notre conscience glisse dans le sommeil. Dans les premières secondes du réveil, parce que le Soi narratif n’est pas encore mis à jour, la conscience est tout de même concentrée sur quelque chose : c’est le Soi physique qui est le centre de la perception et de la pensée, ce qui permet de faire la différence entre Soi et non Soi. Normalement, nous sommes conscients de nos souvenirs, attentes, objets de notre conscience. Néanmoins, au-dessous de la surface, nous avons également un Soi minimal, l’ancre égocentrique de toutes les expériences et qui, dans la situation concrète évoquée (réveil sans souvenirs) est perçu très clairement, vu que les objets habituels de notre conscience, la perception et les souvenirs sont absents. Je suis renvoyé à moi-même. Dans ce cas, l’expérience du Soi peut être comprise comme un « ego-pôle ». Mon « ego-Sujet » se concentre sur un « ego-Objet » : je me perçois moi-même. Tout de même, il y a un problème puisque le « moi-Objet » est différent du « moi-Sujet ». Si nous nous observons nous-même, à savoir le « moi-Sujet » s’observe lui-même, il s’observe toujours comme un « moi-Objet ». (…) Dans le passage du sommeil au réveil, nous connaissons les frontières de l’état habituel de notre Soi. Chaque fois que nous nous réveillons, nous sommes conscients de nous-mêmes, nous sommes « insérés » dans notre état de réveil. Mais parfois, ce retour à la conscience n’est pas automatique, le moi ne se reconnaît pas. C’est lors de ces instants que nous avons l’occasion de déchiffrer l’énigme de la conscience, et montrer comment le Soi conscient dépend de facteurs qui restent à déterminer et qui composent la conscience de Soi.
Néanmoins, c’est au cours des expériences psychédéliques que les frontières du Soi dans le temps semblent s’effacer de façon plus palpable. Un siècle après le philosophe et psychologue William James, le premier à avoir codifié les caractéristiques des états transcendants, Wittmann a recours à la nouvelle recherche pour examiner comment la science des psychédéliques pourrait éclairer la conscience : la recherche scientifique sur les effets du LSD et de la psilocybine montre clairement que les états de conscience impliquent des modifications choquantes au niveau des perceptions, des émotions, des idées, et aussi de la manière dont elles sont décrites: le temps, l’espace et l’expérience du Soi sont modifiés de façon spectaculaire. Ces modifications sont comparables uniquement à d’autres états de conscience extrêmes, comme dans les rêves, dans l’extase mystique et religieuse, ou dans les épisodes psychotiques au stade de schizophrénie précoce. Les dimensions de l’expérience mystique comprennent l’unité du Soi avec l’univers, l’impression que le temps et l’espace n’ont pas de limites, l’intense sensation de bonheur, et la certitude d’avoir accès à une vérité absolue, impossible à décrire. Cette certitude s’accompagne de l’impression que l’on regarde derrière le voile de la réalité, en saisissant ainsi la vérité immuable sur le monde dans sa globalité, à savoir l’absence du temps et de l’espace. (…) Les recherches sur l’expérience mystique de la dissolution du temps et du Soi sous l’influence des substances hallucinogènes est une voie vers la compréhension de la conscience humaine.
Dans son ouvrage Altered States of Consciousness, Wittmann analyse d'autres expériences, comme la méditation profonde et la musique, qui apportent un éclairage sur la nature de la conscience quand on la regarde à travers les verres du Soi et du temps.
Références:
Adaptation en français de l’article publié dans BrainPickings.
Quelques précisions : Le Self est une notion introduite par Winnicott, il est à la fois le Moi, le ça et une partie du Surmoi. C’est ce que nous reconnaissons comme étant nous-même, nous représentant spécifiquement, il nous donne l’impression de notre identité, de notre intimité, et se développe dans le contact avec l’environnement. Le Vrai-Self est un état où l’individu a suffisamment confiance en lui-même et en l’environnement pour s’accepter lui-même et accepter de le montrer. Le Faux-Self se construit prioritairement comme adaptation à l’environnement.
A la différence des Anglo-saxons, la psychiatrie française établit une distinction entre Self et Soi, ce dernier terme intégrant l’ensemble des sentiments et des pulsions de la personnalité d’un individu. Le Soi se construit en référence au mythe familial.
Dans la note, j’ai traduit Self par Soi.
J’ai également utilisé parfois la forme « nous-même » quand il m’a semblé que c’était un équivalent du pronom « je ».
01/08/2019 | Lien permanent | Commentaires (2)
Cerveau et comportement
(Photo- La vitrine)
L’émotion, la cognition et le comportement forment le triangle d’or des neurosciences sciences cognitives, qui se proposent d’expliquer la personne humaine par la connaissance du cerveau. Mais nous savons que déjà la philosophie, l’art, la littérature ont porté, au fil des siècles, une réflexion constante sur l’homme en tant que corps, âme, esprit, être de parole et de relation.
Spinoza : « L’âme est un certain mode déterminé du penser et ainsi ne peut être une cause libre, autrement dit, ne peut avoir une faculté absolue de vouloir ou de non vouloir ; mais elle doit être déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause, laquelle est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, etc. »
E.M. Cioran : « N’importe quel malade pense plus qu’un penseur. La maladie est disjonction, donc réflexion. Elle nous coupe toujours de quelque chose et quelquefois de tout. Même un idiot qui éprouve une sensation violente de douleur dépasse l’idiotie ; il est conscient de sa sensation et se met en dehors d’elle, et peut-être en dehors de lui-même, du moment qu’il sent que c’est lui qui souffre. Semblablement, il doit y avoir, parmi les bêtes, des degrés de conscience, suivant l’intensité de l’affection dont elles pâtissent. »
« Penser, c’est courir après l’insécurité, c’est se frapper pour des riens grandioses, s’enfermer dans des abstractions avec une avidité de martyr, c’est chercher la complication comme d’autres l’effondrement ou le gain. Le penseur est par définition âpre au tourment. »
« Depuis toujours je me suis débattu avec l’unique intention de cesser de me débattre. Résultat : zéro. Heureux ceux qui ignorent que mûrir c’est assister à l’aggravation de ses incohérences et que c’est là le seul progrès dont il devrait être permis de se vanter. »
Les sciences du comportement humain ne cessent de prendre de l’ampleur depuis le début des années 1990, sous la forme des sciences cognitives, qui s’inscrivent dans un idéal social majeur : celui de l’individu capable de convertir ses handicaps en atouts en exploitant son « potentiel caché ». Un défaut vu et connu devient une qualité potentielle. « La psychologie ne peut dire aux gens comment ils devraient vivre - écrit Bandura -, elle peut cependant leur fournir les moyens d’effectuer un changement personnel et social ». Le but des neurosciences cognitives est de voir comment le biologique, le psychologique et le social agissent de concert sur les circuits neuronaux, et comment trouver une forme de vie acceptable.
En passant, dans leur évolution, d’approches standardisées à des programmes individualisés et flexibles, les neurosciences cognitives permettent de nos jours le développement d’une science du comportement qui prend en compte la singularité individuelle. Nous sommes entrés dans un monde où l’amélioration de soi réussie fait de nous des personnes plus fortes et plus capables de coopérer avec autrui, de travailler pour un bien commun. Agir sur l’individu et sur la relation permet l’augmentation de la valeur de la personne, l’élargissement de soi. Le nouvel individualisme est que chacun devienne son propre psychologue, qu’il puisse arriver ainsi au bien-être par la compréhension de soi, donc par l’intelligence appliquée à soi-même. Ce changement est amorcé dans les années 1950, quand le monde de la psychothérapie se composait de pratiques diverses, comme la psychanalyse, les méthodes proposées par des post-freudiens (Eric Fromm), ou la psychologie humaniste de C. Rogers ou de A. Maslow, préoccupés par le sujet sain et le développement de son potentiel. Il existe des thérapies offrant des services de conseil, de guidance ou de support quelconque dans les universités ou les entreprises, pour des personnes qui ne sont pas des cas psychopathologiques. Ces thérapies ne sont pas seulement destinées aux malades névrosés, elles peuvent être employées pour accroître les possibilités de chacun, dans son travail, ses études, sa vie amoureuse ou familiale. C’est ainsi que la psychologie évolue en se démocratisant, en permettant à l’homme ordinaire de devenir l’expert de lui-même, car le savoir est disponible et l’expertise n’a qu’à passer dans les mains de chacun.
En 1977, Albert Bandura présente sa « Théorie de l’auto-efficacité » fondée sur l’affirmation que les procédures psychologiques, quelles que soient leurs formes, servent de moyens de création et de renforcement de l’efficacité personnelle. C’est la perception de l’efficacité personnelle qui entraîne, chez le sujet, les changements comportementaux, il faut aider le sujet à s’aider lui-même, à être l’agent de son propre changement. Il s’agit de produire un cercle vertueux où le sentiment de compétence contribue à motiver le sujet, état qui renforce à son tour le sentiment de compétence. Les individus eux-mêmes ont entre leurs mains à la fois la liberté accrue de choisir et l’autocontrôle. Une nouvelle dynamique se met en place, une dynamique positive de motivation-compétence qui rend l’individu capable de s’accomplir avec des libertés élargies de choisir. La créativité, l’initiative individuelle, le choix sont valorisés, car ils placent l’accent sur la capacité d’agir de l’individu et sur les comportements créatifs et innovants. Un individualisme de capacité voit le jour, la figure de l’individu créateur de valeurs connaît une extension considérable.
Toute vie devrait avoir la possibilité d’accéder à une individualité positive. Les découvertes en neurosciences vont dans ce sens : chaque cerveau, comme chaque être humain, est unique, l’un et l’autre sont marqués par un développement qui est l’expérience même de l’individu. Avec l’imagerie cérébrale, on franchit une autre étape, on entre dans l’ère de la biologie qui construit un pont entre le cerveau et l’esprit. Les technologies d’imagerie cérébrale, les sciences du cerveau et les sciences cognitives vont aboutir au lancement du projet américain Human Brain Project des années 1990. La conscience, les émotions, le jugement, la mémoire deviennent des objets de recherche dans les laboratoires. Dans les années 1990, parler d’émotions n’était encore affaire que de philosophes, d’artistes et de littéraires. Mais des spécialistes du cerveau s’en mêlent. Entre autres, l’Américain Joseph Le Doux, professeur de neurophysiologie à l’université de New York, établit une nouvelle hypothèse à partir de travaux menés sur le circuit de la peur chez les rats. Il montre qu’une partie des stimuli arrivant à notre cerveau via les organes sensoriels n’est pas immédiatement traitée dans le cortex préfrontal, siège de nos pensées rationnelles, mais dans une structure profonde et très ancienne : l’amygdale. Joseph Le Doux affirme alors que nous possédons un circuit des émotions, rapide, et un circuit du raisonnement, plus lent. Nous aurions donc deux routes cérébrales, l’une basse, rapide, émotionnelle, l’autre haute, lente, rationnelle, explique Daniel Goleman, psychologue clinicien américain, dans son ouvrage « L’Intelligence relationnelle ». La route basse emprunte des circuits neuraux qui traversent le tronc cérébral, l’amygdale et d’autres structures automatiques à l’importance majeure tels que le cortex cingulaire antérieur et le cortex orbitofrontal.
Le neuroscientifique Antonio Damasio va faire une découverte majeure : ces deux voies sont indispensables à notre bon fonctionnement. Dans son ouvrage « L’Erreur de Descartes. La raison des émotions » (1995), il explique que Descartes se trompait quand il séparait le corps et l’esprit, et que Spinoza avait raison. L’être humain est guidé par les émotions, mais il faut les connaître, et c'est le rôle de la Raison. Spinoza, considéré par Hegel comme le philosophe par excellence (« L’alternative est : Spinoza ou pas de philosophie »), est plus contemporain que jamais. Damasio explique le rôle majeur des émotions dans nos prises de décision, et pourquoi une décision rationnelle est une décision impossible.
L’initiative américaine lancée en 2013 de construire, sur le modèle du décryptage du génome humain, une cartographie approfondie de l’activité cérébrale, associe des équipes de neurosciences et de nanotechnologies (Brain Activity Map Project). A l’aide de cette cartographie et de la base de données, il faudra voir comment les différences entre les individus, et donc entre les façons dont leurs cerveaux respectifs sont câblés, sont reliées à leurs comportements, à leurs pensées, à leurs émotions, à leurs sentiments, à leurs expériences. Dans un article bilan sur la génétique appliquée à la psychiatrie, le directeur de l’Institut américain de santé mentale (NIMH –National Institute Of Mental Health), Steven Hyman, observait que « …à mesure que l’individu mûrit et acquiert de l’expérience dans la vie, les manifestations de n’importe quel trait comportemental, y compris la maladie mentale, reflètent les déroulements de l’individualité de cette personne et de l’histoire unique de sa vie ». La distance entre le biologique, le psychologique et le social est en train d’être comblée, une véritable science du comportement prenant en compte la singularité individuelle, une science personnalisante se dessine. Le cerveau est vu comme un système remarquablement plastique, qui fait que l’organisme crée en permanence une organisation et un ordre nouveaux qui répondent à la modification spécifique de ses dispositions et de ses besoins. Dans cette perspective, les concepts de « santé » et de « maladie » ne semblent plus tellement reliés à une « norme » rigidement définie. La recherche biologique montre que le cerveau et l’organisme disposent toujours de ressources pour que l’individu puisse trouver une solution créative à ses problèmes. L’individu est capable de surmonter la diminution causée par le mal, grâce à une création (une formule propre) qui correspond à ses besoins, et cela parce que le cerveau possède une remarquable souplesse de fonctionnement (connaissance distribuée, plasticité synaptique).
Les résultats des recherches montrent des variations concomitantes entre les circuits cérébraux et les pensées ou les émotions. Grâce à sa plasticité synaptique, le cerveau possède des capacités illimitées de modifications internes. On sait de nos jours que la méditation peut aider à recâbler notre cerveau, pour former des comportements nouveaux, et cette pratique prouve partout ses bénéfices (voir Rick Hanson). Les nombreuses thérapies cognitives-comportementales deviendront plus sensibles aux variations individuelles dans la physiologie et les gènes, plus orientées vers l’individualisation des résultats, et la science du comportement pourra alors mobiliser des acteurs de la clinique comme du social. La philosophie générale des neurosciences à ce jour consiste à corréler mécanismes cérébraux, comportements, pensées ou émotions. L’enjeu scientifique et l’enjeu moral ou social sont indissociables de la thérapie, de l’individu concret, et les trois aspects, biologique, psychologique et sociologique s’entremêlent au point de confondre la plasticité cérébrale et la plasticité au sens de l’éducabilité de l’individu ou de ses capacités à changer. Les thérapies, qu’elles soient psychodynamiques faisant appel à l’interprétation, ou cognitives-comportementales faisant appel à des pratiques d’entraînement, toutes partagent à présent un support social généralisé, basé sur des rituels de réparation pour refaire son être moral. Si ces rituels caractérisent toute société humaine (l’anthropologie les appelle des rites propitiatoires), dans les sociétés individualistes ils consistent à faire du mal une partie de soi en le socialisant, en le convertissant par un atout.
Prenons l’exemple de la thérapie narrative, l’une des thérapies brèves. Son but est de guider les patients vers un renouveau identitaire et l’enrichissement de leurs possibilités. La vie est considérée du point de vue de celui qui en fait le récit, elle devient donc une histoire et son narrateur, la personne qui consulte, en est l’auteur. L’identité du narrateur, forgée par son histoire, devient une entité mobile qui peut se redéfinir au gré des narrations, et des alternatives au récit dominant sont racontées et validées par le narrateur (patient/client). Cette conception narrative de l’identité constitue une révolution en psychologie. Cette navigation en collaboration permet d’envisager l’histoire de vie comme peuplée d’événements « uniques », existants et oubliés. Ce sont des conversations appelées externalisantes, dont le but est d’objectiver un problème, par opposition à la pratique culturelle courante d’objectiver les personnes. Elles permettent d’avoir une expérience de son identité qui soit distincte du problème. Le problème devient le problème, il ne devient pas la personne. Dans les conversations externalisantes, les métaphores jouent un rôle extrêmement important, car elles correspondent aux compréhensions spécifiques qu’a le narrateur (client/patient) de la vie et de sa propre identité.
Dans la société individualiste moderne, ces exercices de l’autonomie, qui sont en fait des rites modernes de réparation de son être moral, apprennent à l’individu comment devenir un agent de son propre changement. Par exemple, dans le traitement de certaines psychoses, les efforts pour établir du sens, pour construire des ponts entre les idées ou pour inventer de nouveaux styles de vie, témoignent d’un authentique travail de création. Ce trajet de transformation personnelle consiste donc en une socialisation de la négativité, car le mal est intégré comme une partie de soi. Ces pratiques s’insèrent dans la longue histoire des exercices spirituels et des pratiques de l’intériorité en Occident. Ils sont à ce jour les exercices émotionnels à destination de tous. Car la vie sociale actuelle offre des possibilités largement accrues de convertir des émotions incontrôlables en socialisant la négativité. Aux Etats-Unis, les groupes, programmes et organisations dirigés par une personne avec une sérieuse maladie mentale sont deux fois plus nombreux que les organisations de santé mentale dirigées par un professionnel. L’idée est de socialiser la négativité, en fixant la signification sur un support: écrire, parler aux autres en nommant et en objectivant les symptômes. Vivre dans une société, c’est participer d’un sens commun -les croyances partagées- par lequel l’individu agit spontanément comme les autres, emploie les règles d’une grammaire sociale à laquelle il ne fait pas plus attention qu’à celles de la grammaire quand il prononce des phrases. Le langage est coextensif à la société, à savoir qu’il ne dépend pas de la volonté humaine, il est hérité, donc naturel. Chacun y fait sa place en se l’appropriant peu à peu et plus ou moins bien. Ainsi donc, dans les itinéraires de transformation personnelle des individus modernes, deux manières de refaire son être moral coexistent : la quête d’intelligibilité (thérapie psychodynamique) et l’apprentissage par l’exercice (thérapies cognitives-comportementales).
Références
Alain EHRENBERG, la Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Editions Odile Jacob, 2018
SPINOZA, Ethique, De la nature et de l’origine de l’âme, Editions GF Flammarion 1965
E.M. Cioran, Ebauches de vertige », texte extrait d’Ecartèlement, collection folio, Gallimard, 1979)
Michael WHITE, Cartes des pratiques narratives, Editions Le Germe, 2009
Voir aussi : Rick Hanson, The Neuroscience of Lasting Happiness (https://www.rickhanson.net)
Cours CEFRO –Développer ses compétences émoti
01/10/2018 | Lien permanent | Commentaires (2)
Pulsion et comportement
(Photo- Villefranche-sur-mer à 7 h 30)
Nous sommes de la matière organisée, dotée d'une conscience, mais d'abord de la matière: des cellules, des neurones, des processus physiologiques et chimiques. Trois neurologues célèbres - Sacks, Damasio, Freud - nous fournissent des explications sur la source de nos comportements. Dans un livre paru récemment, Oliver Sacks décrit des cas de patients atteints de troubles neurologiques. Parmi ces récits cliniques, j’en ai choisi deux, et je raconte dans cette note celui qui se réfère à la pulsion. Le neurologue auteur reçoit un patient, W., un homme affable et communicatif, qui devient épileptique après un traumatisme crânien subi à l’adolescence. Il a des accès répétitifs de déjà vu, et il est seul à percevoir une sorte de musique. Il se décide à consulter. Le médecin pose le diagnostic d’une épilepsie temporale et lui prescrit plusieurs antiépileptiques, mais les crises ne cessent pas, bien au contraire. W. consulte alors un neurologue spécialiste de l’épilepsie réfractaire à tout traitement, et la solution est radicale : une intervention chirurgicale, à savoir l’exérèse du foyer épileptique de son lobe temporal droit. Au bout de quelques années, une autre opération s’avère nécessaire, suivie de sa médication postopératoire. Et c’est là que des problèmes apparaissent, des changements de comportements particuliers.
Le patient se met à manger énormément, il se lève même au milieu de la nuit pour engloutir des friandises et des fromages. La qualité de son attention passe en mode « tout ou rien », il devient incapable de se concentrer, il se laisse facilement distraire ou s’englue dans certaines activités, par exemple, il peut jouer du piano neuf heures d’affilée. Son appétit sexuel connaît également une modification inquiétante : un besoin permanent de copuler, mécaniquement, rend insuffisante sa monogamie hétérosexuelle (son épouse témoigne de la transformation de son mari auparavant aimant et attentionné). La moralité lui interdisant de solliciter les faveurs sexuelles d’un homme, d’une femme ou d’un enfant, il se tourne vers la pornographie sur le net, et passe des heures devant son ordinateur à se masturber. Après avoir visionné de nombreux films X, plusieurs sites lui proposent d’acheter et de télécharger des vidéos pédopornographiques, ce qu’il fait, en commençant à s’intéresser à d’autres formes de stimulations sexuelles - l’homosexualité, la zoophilie, le fétichisme. Ces compulsions étrangères à sa sexualité précédente l’inquiètent, lui font honte, il s’efforce de les freiner, de les cacher surtout, en continuant son travail et ses relations sociales. Il mène donc cette double vie pendant neuf ans. Ce type de « perversion polymorphe » - explique le neurologue - est parfois concomitante de divers états dans lesquels l’excès de dopamine cérébrale tend à plonger. Elle peut être observée chez certains patients ayant reçu des médicaments dopaminergiques, la L-dopa, et elle peut être associée aussi au syndrome de Gilles de la Tourette (maladie neurologique caractérisée par des tics moteurs, des gestes incontrôlés, des bruits et des paroles incongrus, des grossièretés), ou à la consommation chronique d’amphétamines ou de cocaïne. L’inévitable se produit un jour, des agents fédéraux débarquent chez W. et le placent en état d’arrestation pour possession de matériel pédopornographique. W. est terrifié mais également soulagé, il révèle son secret à son épouse, à ses enfants, à ses médecins qui lui administrent immédiatement une poly-chimiothérapie puissante pour atténuer ses pulsions sexuelles. Le comportement de W. change instantanément, mais le procès suit son cours : selon le procureur, la pathologie neurologique n’est qu’un faux-fuyant, W. est un pervers et un danger public, il risque donc vingt ans de prison. Les neurologues qui connaissent son cas comparaissent en tant que témoins et experts: celui qui a recommandé la lobectomie temporale, et l’auteur, qui a suivi les effets de cette opération. Les deux signalent que W. est atteint du syndrome de Klüver-Bucy, pathologie rare mais bien connue, qui rend insatiablement boulimique et libidineux, et qui est d’origine purement physiologique (avant d’être décrit chez les humains, ce syndrome a été observé pour la première fois dans les années 1880 chez des singes lobotomisés). Les systèmes de contrôle centraux sont lésés (parfois c’est pareil chez les parkinsoniens placés sous L-dopa): les systèmes appétitifs sont continuellement sous tension, incapables de revenir à la position médiane qui module les réactions des mécanismes de contrôle normaux, d’où l’envie de consommer encore et encore. A l’issue du procès, la juge décide que W. ne peut être tenu pour responsable d’avoir contracté le syndrome de Klüver-Bucy, mais il est coupable d’avoir omis de parler plus tôt de son problème à ses médecins et se faire ainsi aider, au lieu de commettre des actes préjudiciables à autrui. Il reçoit une peine de vingt-six mois d’emprisonnement suivis de vingt-cinq mois d’assignation à résidence, suivis de cinq ans de mise à l’épreuve. W. accepte la sentence et met son séjour en prison à profit en créant un groupe musical aux côtes d’autres détenus, en lisant, en rédigeant des lettres à son neurologue pour lui parler des dernières publications neuroscientifiques qu’il lisait. Ses crises et son syndrome de Klüver-Bucy restent contrôlés par le traitement médicamenteux, son épouse le soutient pendant les années d’emprisonnement, il se déclare rétabli.
[Le syndrome de Klüver-Bucy est une maladie neuro-comportementale. La lobectomie du lobe temporal provoque de dramatiques changements de comportements, dans la mémoire et dans le comportement social et sexuel. La lésion bilatérale du lobe temporal est causée par l’herpès simplex encephalitis, un traumatisme, Alzheimer, la maladie de Niemann (maladie métabolique qui affecte divers organes, dont l’amygdale qui régule les émotions, renforce les comportements relatifs à la nourriture et au sexe, diminue la réponse de la peur)].
En 1994, le neurologue Antonio Damasio a pu résoudre un « old case », le cas de Phineas Cage, rapporté par le Docteur Harlow, en 1868, Recovery from the passage of an iron bar through the head : à la suite d’un accident, un ouvrier modèle change complètement de comportement, il devient grossier, incorrect, querelleur, psychopathe. Plus de cent après, grâce à l’imagerie cérébrale on a pu reconstruire l’évaluation de la lésion: il s’agissait d’une atteinte du cortex préfrontal.
Avec les neurosciences se pose la question de la localisation cérébrale: toute fonction cognitive, tout comportement est le produit du fonctionnement de nombreuses aires cérébrales, et ces aires mettent en jeu un ensemble de processus élémentaires qui sont chacun sous-tendus par une région cérébrale particulière. On a pu ainsi comprendre quels sont les circuits impliqués dans les troubles affectifs - des aires impliquées dans les fonctions émotionnelles, et des aires impliquées dans les fonctions exécutives. A ce jour, tout est observable: les structures corticales préfrontales, sous-corticales, l’amygdale. Nous aurions deux routes cérébrales, l’une basse, rapide, émotionnelle, l’autre haute, lente, rationnelle. La première est un circuit qui opère à notre insu, automatiquement et sans effort, à une vitesse incroyable, la seconde passe par des systèmes neuraux qui travaillent méthodiquement, étape par étape et non sans effort, elle est consciente. La route basse emprunte des circuits neuraux qui traversent le tronc cérébral, l’amygdale et d’autres structures automatiques à l’importance majeure, tels que le cortex cingulaire antérieur et le cortex orbitofrontal, et elle permet à l’individu de se faire une opinion expresse sur une situation donnée, une « première impression ». La route haute envoie des impulsions au cortex préfrontal qui nous permet de penser ce qui nous arrive.
La découverte majeure que fait Antonio Damasio est que ces deux voies sont indispensables à notre bon fonctionnement. Il ne le sait pas encore lorsqu'il reçoit en consultation un patient, Monsieur Eliott, opéré en 1982 d’une tumeur cérébrale située dans le cortex orbitofrontal. L’intervention s’était bien déroulée, le patient ayant récupéré toutes ses facultés cognitives et présentant le même QI qu’auparavant. Sauf qu’il n’éprouve pas ou très peu d’émotions, ce qui a des conséquences sur ses décisions, sur son comportement. C’est dans son ouvrage phare, L’Erreur de Descartes (1995), que Damasio explique sa théorie sur le rôle majeur des émotions dans nos prises de décisions. Il a pu formaliser sa théorie à partir des lésions cérébrales de son patient, situées au niveau du cortex orbitofrontal, une zone charnière entre le cerveau des émotions et celui du raisonnement.
On sait que pour Freud, neurologue de formation, les troubles du psychique sont ancrés dans le somma. Mais malgré cette intuition juste, Freud était bien loin des moyens d’investigation dont disposent les neurosciences de nos jours, ainsi que des traitements médicamenteux découverts. Il a fondé sa théorie des pulsions en explorant le psychisme humain avec d’autres outils, qu’il est allé trouver dans la psychologique, la littérature, la mythologie, la philosophie.
Parmi ses écrits, il existe un où Freud expose sa doctrine des pulsions dans un parallèle entre l’individuel et le collectif. Le Malaise dans la culture, écrit en 1930, est le plus philosophique des textes du fondateur de la psychanalyse et le véritable exposé de sa conception de la réalité sociale et de sa philosophie politique.
Il existe trois sources principales du malheur: notre corps lui-même, qui « ne peut pas même éviter les signaux d’alarme que sont la douleur et la peur », le monde extérieur, les relations avec les autres humains. Le malheur humain ne vient pas d’une dénaturation, mais à la fois des poussées de la pulsion de mort et de certaines stratégies que la culture met en oeuvre pour l’endiguer. La culture n’est pas l’auteur du malheur humain, mais elle est le cadre nécessaire dans lequel le jeu des pulsions humaines mène à ce malheur. L’activité principale de la culture (qui désigne tout ce qui est le fait des humains, la somme totale des réalisations et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins: la protection des hommes contre la nature et le règlement des relations des hommes entre eux) consiste à provoquer, ou au moins à favoriser, le déplacement des pulsions. La forme la plus fréquente de ce déplacement est la sublimation qui, en dérivant l’énergie sexuelle vers des buts non sexuels, a été et continue d’être à l’origine des plus hautes réalisations de la culture. Il faut donc considérer comme proportionnels le degré de sophistication de la culture et le degré de renoncement pulsionnel exigé des individus par la culture. Le penchant à l’agression est une des pulsions de l’homme, et même là où elle survient sans intention sexuelle, elle est connectée à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, car nos pulsions d’agression et de destruction ne se réalisent pas sans une satisfaction narcissique. Ce qui sépare fondamentalement les humains des autres vivants, c’est la pulsion de destruction. Le combat vital de l’espèce humaine est le combat entre l’Eros et la mort. La plus grande affaire de la culture est de contenir l’agressivité humaine qui peut être mortelle pour elle. Il est donc crucial pour la culture d’endiguer cette agressivité, car par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société culturelle est sans cesse menacée de ruine. Mais Freud ne croit pas à la possibilité d’une société rationnelle dans laquelle tous collaboreraient pour le plus grand profit de chacun, parce que les intérêts de type pulsionnel sont plus forts que les intérêts rationnels. Le terme pulsion, traduction canonique du terme allemand Trieb, désigne une poussée venue de l’intérieur de l’appareil psychique, amenant le sujet à accomplir certaines actions pour se débarrasser (décharger) de certains types d’excitations. La faim est l’exemple typique de pulsion conservatrice du moi, tandis que l’amour représente les pulsions tournées vers l’extérieur: donc pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles, dont l’énergie est appelée libido.
Le problème principal de la culture est comment, sinon éradiquer, du moins endiguer l’agressivité humaine qui est son ennemie principale et qui est d’autant plus puissante qu’elle est aussi source de plaisir ? Et c’est là qu’intervient l’histoire, car la répression est un phénomène historique, la soumission effective des instincts à des règles répressives est imposée par l’homme, et non par la nature. Les forces qui ont conduit à la création et au maintien de la culture (après le meurtre du père primitif, la horde primitive) sont la contrainte au travail créée par les nécessités extérieures (rien ne vaut le travail pour insérer l’individu dans le réel et l’aider à effectuer le déplacement de fortes composantes libidinales narcissiques, agressives et érotiques) et l’Amour, l’Eros, le facteur le plus important de la fondation de la famille. « La culture est le développement nécessaire qui mène de la famille à l’humanité ». Ce qui va se faire au prix de renoncements aux pulsions sexuelles. Pour parvenir à ses buts, la culture a besoin de grandes quantités d’énergie psychique qu’elle ne peut trouver que dans la sexualité et qu’elle doit donc détourner à son propre profit, donc elle est obligée d’aller chercher dans la libido l’énergie dont elle a besoin pour lutter contre cette libido.. La culture doit avoir de puissants motifs pour exiger de tels renoncements de ses membres. L’homme n’est pas un être doux, il a un fort penchant à l’agression qui fait qu’il ne se sert pas d’autrui parce qu’il a besoin d’un collaborateur ou d’un partenaire sexuel, mais parce qu’il satisfait cette pulsion agressive en exploitant, violant, spoliant, humiliant, martyrisant et tuant son prochain.
« De quels moyens se sert la culture pour refréner l’agression qui se dresse contre elle, pour la mettre hors d’état de nuire et peut-être même hors circuit ? » -s’interroge Freud, avant d’aller chercher la réponse dans l’histoire du développement de l’individu. « Que se passe-t-il en lui qui mette hors d’état de nuire son plaisir à l’agression ? Quelque chose de très remarquable que nous n’aurions pas deviné et qui est pourtant évident. L’agression est introjectée, intériorisée, mais renvoyée à vrai dire là d’où elle est venue, c’est-à-dire retournée contre notre propre moi. Elle y est prise en charge par une partie du moi, le surmoi, qui s’oppose au reste et exerce en tant que « conscience morale » la même sévère agressivité contre le moi que celle que le moi aurait volontiers satisfaite sur d’autres individus étrangers. (…) La culture maîtrise ainsi le plaisir dangereux à l’agression en affaiblissant et désarmant l’individu ; elle place à l’intérieur de lui une instance de surveillance, comme des forces d’occupation dans une ville conquise ». Le surmoi, qui inflige au moi dont il est issu des frustrations importantes, rend des services éminents à la culture dans ses efforts pour contrôler l’agressivité humaine. C’est donc le renoncement pulsionnel qui renforce et développe la conscience morale. Mais une fois que le surmoi s’est mis en place, le renoncement pulsionnel ne suffit plus « car le désir demeure et ne saurait se dissimuler devant le surmoi », puisque le surmoi voit tout. « Nous connaissons donc deux origines au sentiment de culpabilité, celle qui naît de la peur de l’autorité, et celle, plus tardive, qui naît de la peur du surmoi », dans les deux cas, il est question de l’éternel combat entre Eros et la pulsion destructrice ou de mort. Cela est valable sur le plan individuel et collectif, et c’est sur cette analogie qu’est construit l’ouvrage de Freud.
L’actualité de certaines idées présentes dans cet ouvrage de Freud est surprenante dans les conditions de la pandémie que nous traversons et du contrôle mis en place. Derrière son individualisme affiché, notre époque se caractérise par une présence obsédante du collectif dans la vie de chacun. Jamais le contrôle social n’a été aussi étroit et la manipulation idéologique des masses aussi efficace, la surveillance par les moyens technologiques aussi poussée. Freud dit que l’intériorisation accrue des interdits et le contrôle accru de la violence dirigée vers l’extérieur se traduisent par une explosion des névroses individuelles parce que cette violence est introjectée. On emploierait de nos jours le terme de désordres ou de troubles psychologiques. Que dire de cet homme qui, seul sur son balcon au cinquième étage, chez lui, porte un masque sur le visage ? Ou de cette femme qui promène son chien dans une rue complètement déserte, à 6 heures du matin, le masque sur le visage ? L'impact psychologique et sociétal du dernier Coronavirus qui a provoqué la pandémie actuelle dépasse de loin son impact physique, et nous n'avons pas encore pris la vraie mesure des comportements en train de se modifier, ni des nouveaux schémas de pensée qu'ils favorisent.
Références
Oliver SACKS, Chaque chose à sa place. Premières amours et derniers récits, 2020, Christian Bourgois Editeur pour la traduction française/ Everything in Its Place : First Loves and Last Tales, 2019, The Estate of Oliver Sacks
S. FREUD, Le Malaise dans la culture, Editions Flammarion, 2010
Cours CEFRO -Développer ses compétences émotionnelles dans le monde du travail
01/09/2020 | Lien permanent | Commentaires (2)