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La littérature, toujours...

Archives, littérature

(Photo- A Villefranche-sur-mer)

 

C'est le mois des vacances, voici donc deux notes des Archives comme plaidoyer pour la littérature et son rôle si complexe dans notre vie. « L’imaginaire se loge entre les livres et la lampe. (…) Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire. » (Michel Foucault)  

La fiction comme thérapie 

Le biais littéraire

 

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01/08/2023 | Lien permanent

La littérature, toujours...(II)

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(Photo- Poinsettia Noël 2023)

Bonne Année 2024!

 

Commençons l'année avec quelques beaux textes de Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, une superbe méditation sur la création, la solitude, l’amour, l’accomplissement de l’être. L’auteur n’avait que vingt-sept ans, et, en ce début du XIX e, contemporain de Nietzsche et de Lou Andreas-Salomé, il se cherche, en réfléchissant à des questions qui resteront cruciales jusqu'à la fin de sa vie. Relus 120 ans après, à l’ère des neurosciences cognitives et de la gestion des émotions, ces textes nous rappellent que « vivre, c’est se métamorphoser », ou que « les relations humaines, qui sont un concentré de vie, sont ce qu’il y a de plus instable », car « elles montent et descendent minute par minute », et que « dans le contact entre ceux qui s’aiment pas un instant ne ressemble à un autre ». Et aussi qu’il n’y a pratiquement « rien de plus difficile que de s’aimer soi-même. C’est là un travail, un labeur quotidien. »

Paris, le 17 février, 1903

Cher Monsieur,

(…) Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez, à moi. Vous l’avez auparavant demandé à d’autres. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d’autres poèmes, et vous êtes agité quand certaines rédactions refusent vos tentatives. Eh bien – puisque vous m’avez autorisé à vous donner des conseils – je vous prie de laisser tout cela. [« tout cela » : Rilke veut dire seulement « la critique » -et non les tentatives poétiques elles-mêmes.]. Vous regardez vers l’extérieur, et c’est justement cela, plus que tout au monde, qu’il vous faudrait éviter en ce moment. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’y a qu’un moyen, un seul. Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire; vérifiez s’il étend ses racines jusqu'à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir. C’est cela avant tout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : suis-je contraint d’écrire ? Creusez en vous-même jusqu'à trouver une réponse profonde. Et si elle devait être positive, s’il vous est permis de faire face à cette question sérieuse par un simple et fort « J’y suis contraint », alors, construisez votre vie en fonction de cette nécessité; votre vie doit être, jusqu'en son heure la plus indifférente et la plus infime, signe et témoignage de cet irrépressible besoin. Puis approchez-vous de la nature. Puis tentez, comme si vous étiez le premier homme, de dire ce que vous aimez et ce que vous perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour; fuyez pour commencer les formes qui sont trop courantes, trop ordinaires (…) Aussi, réfugiez-vous, loin des motifs généraux, auprès de ceux que vous offre votre propre quotidien ; peignez vos tristesses et vos désirs, les pensées fugitives et la foi en quelque beauté – peignez tout cela avec une ardente, silencieuse, humble sincérité, et servez-vous, pour vous exprimer, de choses qui vous entourent, des images de vos rêves et des objets de votre souvenir. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas; accusez-vous vous-même, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en évoquer les richesses; car pour celui qui crée, il n’y a pas de pauvreté, ni de lieu pauvre, indifférent. Et quand vous seriez vous-même dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir jusqu'à vos sens aucun des bruits du monde, - n’auriez-vous pas encore votre enfance, cette richesse précieuse, royale, cette chambre forte des souvenirs ? C’est vers elle qu’il vous faut tourner votre attention. Essayez de faire remonter les sensations enfouies de ce vaste passé; votre personnalité s’affermira, votre solitude s’agrandira pour devenir une demeure plongée dans la pénombre, d’où l’on entend passer au loin le bruit que font les autres. – Et si ce mouvement vers l’intérieur, cette plongée dans votre propre monde donne naissance à des vers, alors vous ne songerez pas à demander à qui que ce soit si ce sont de bons vers. (…) Une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité. (…)

Borgeby gard, Flädie, Suède, le 12 août 1904

Je voudrais à nouveau vous parler un moment, cher monsieur Kappus, bien que je ne puisse pratiquement rien dire qui vous soit de quelque secours, et fort peu de choses qui vous soient utiles. (…) S’il nous était possible de voir au-delà des limites de notre savoir, et même un peu plus loin que les avant-postes de notre pressentiment, peut-être supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où quelque chose de nouveau entre en nous, quelque chose d’inconnu; nos sentiments, craintifs et mal à l’aise, sont tout à coup muets, tout en nous recule, il se fait un silence, et le Nouveau, que personne ne connaît, se tient au beau milieu, et il se tait.

Je crois que toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie parce que nous n’entendons plus vivre nos sentiments frappés de stupeur par cet étranger. Parce que nous sommes seuls avec l’étranger qui est entré en nous; parce que tout ce qui nous est familier, habituel, nous est pour un instant enlevé; parce que nous sommes au beau milieu d’un gué où ne nous pouvons faire halte. C’est pourquoi la tristesse passe aussi; le Nouveau en nous, ce qui est venu nous rejoindre, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa chambre la plus intérieure et n’y est du reste déjà plus – il est déjà dans notre sang. Et nous n’avons pas eu le temps de savoir de quoi il s’agissait. On n’aurait aucune peine à nous faire croire qu’il ne s’est rien passé, et pourtant nous nous sommes métamorphosés, comme une maison se métamorphose lorsqu’un hôte y a pénétré. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des signes laissent penser que c’est ainsi que l’avenir entre en nous, pour se métamorphoser en nous bien avant de se produire.

Voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif quand on est triste; l’instant apparemment fixe, non perçu comme un événement, où notre avenir pénètre en nous est infiniment plus proche de la vie que cet autre moment, bruyant et fortuit, où il survient pour nous comme de l’extérieur. Plus nous sommes calmes, patients et ouverts lorsque nous sommes tristes, plus le Nouveau entre en nous profondément, directement, mieux nous en faisons l’acquisition, plus il sera un destin vraiment nôtre ; et lorsqu'un jour, plus tard, il « s’accomplira » (c’est-à-dire sortira de nous pour aller vers les autres), nous sentirons à son égard la parenté et la proximité les plus intimes. Et cela est nécessaire. (…)

Nous sommes placés dans la vie comme dans l’élément qui nous correspond le mieux (…) Nous n’avons aucune raison d’avoir de la méfiance envers le monde qui est le nôtre, car il n’est pas contre nous. S’il contient des terreurs, ces terreurs sont les nôtres, des abîmes, ces abîmes nous appartiennent, s’il présente des dangers, nous devons essayer de les aimer. (…)

 

Références:

RILKE, Lettres à un jeune poète et autres lettres, GF Flammarion, Paris, 1994

Vous pouvez lire d'autres notes sur le sujet littérature en rentrant ce mot-clé dans le champ Rechercher, colonne gauche. 

 

 

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01/01/2024 | Lien permanent

Le biais littéraire

littérature, livre, extraits, Montero

(Photo -Matin d'été à Nice) 

"La littérature, dont les principes organisateurs sont le mythe -c'est-à-dire l'histoire ou le récit- et la métaphore -c'est-à-dire le langage figuré et les images -est un monde libéré, le monde du libre épanouissement de l'esprit" (Northrop Frye, A Double Vision)

"Si vous voulez savoir ce qu'est l'hystéro-neurasthénie, par exemple, ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Hamlet. Si vous voulez savoir ce qu'est la démence terminale ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Le Roi Lear " -écrit Fernando Pessoa. Il est incontestable que la littérature reste le meilleur moyen de comprendre les comportements humains, les émotions, les sentiments. (Lisez Shakespeare

La question de la conscience (the Hard Problem) reste ainsi ouverte. Jusqu'à ce que les neurosciences et la philosophie arrivent à formuler une même vérité, nous pouvons approcher la conscience humaine d'une certaine façon par le biais de l'art. Il est peut-être vrai que la seule chose que l'esprit humain est incapable de comprendre est soi-même. Les personnages et les situations recréés et rencontrés dans la littérature nous aident à nous regarder nous-mêmes et à nous développer émotionnellement. (The Hard Problem

(Extraits) Rosa MONTERO, La chair (La Carne, 2016) Editions Métailié, Paris, 2017

 

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Le TSPT

livre, littérature, psychologie, mémoire, traumatisme, traitement(Photo- Promenade des Anglais, Nice)

L’altération des souvenirs factuels et émotionnels des traumatismes est au premier rang des recherches et des technologies en cours dans le domaine des sciences de la mémoire, note l’écrivain Wendy Walker dans une note à la fin de son roman Tout n’est pas perdu (All is not forgotten). Des scientifiques ont réussi à altérer des souvenirs factuels et à atténuer leur impact grâce aux médicaments et aux thérapies décrits dans ce livre, et ils continuent de chercher la drogue qui les ciblera et les effacera complètement. Si l’intention originale des traitements qui altèrent la mémoire était de soigner les soldats sur le terrain et d’atténuer les manifestations du TSPT, leur utilisation dans le monde civil a déjà commencé –et elle sera probablement extrêmement controversée.  

Le psychiatre (qui est le narrateur dans le roman) offre au lecteur d’intéressantes explications sur le fonctionnement de la mémoire et sur les nouveaux traitements du syndrome post-traumatique. Dans une note précédente publiée sur ce site, on trouvera quelques références sur les faux souvenirs et sur les blessures émotionnelles. Mais parce que souvent le biais de la littérature est meilleur professeur, j’ai réuni des extraits du roman de Wendy Walker dans un document qui peut être lu ICI. 

 
 

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17/07/2017 | Lien permanent

Parole et symbole

désir,parole,symbole,littérature,rhétorique,thèseC'est la qualité et la force du désir de s'ancrer dans le réel qui inscrit l'homme dans l'existence, et ce désir ne peut être que passionnel, et donc conflictuel. La conscience, une fois qu'elle se voit absorbée par ses passions, réalise tout ce qui la met à distance d'elle-même et la déchire. C'est alors qu'elle s'efforce de retrouver son unité, sa fusion avec elle-même, par la victoire sur ses passions ou par l'acceptation réfléchie de ce qui la conduira au bien. On rend les passions rationnelles en parlant d'elles, en leur faisant une place dans le discours, car l'homme est un être de désir, mais il est aussi un être de parole; entre l'ordre de l'Etre et l'ordre du Logos, l'ordre du Symbole sert de médiateur qui philtre. Le paradoxe heureux des passions, c'est qu'elles expriment une rationalité sous-jacente à nos aveuglements et à nos dérèglements, elles forment raison derrière le chaos des apparences. C'est par rapport à cette raison que les réponses diffèrent: ce qui nous semble sûr est qu'elle est d'ordre éthique, car autrement l'Histoire serait impossible. Le discours sur les passions en livre la raison, les abolissant et les préservant. Les passions racontées deviennent ainsi l'objet de l'esthétique et nous avons besoin d'y recourir car cela nous permet de durer, nous donne des raisons de vivre et restaure le courage.
 
 "La littérature, dont les principes organisateurs sont le mythe-c'est-à-dire l'histoire ou le récit- et la métaphore -c'est-à-dire le langage figuré et les images -est un monde libéré, le monde du libre épanouissement de l'esprit" (Northrop Frye, A Double Vision). La littérature se réapproprie les principes structurants de la mythologie, définie comme modèle culturel exprimant la manière dont l'homme peut réformer la civilisation dans laquelle il vit. La dialectique mythologique se résume à une oscillation entre ce que l'homme vit dans son monde,
et ce qu'il rêve de vivre ailleurs, et c'est cette dialectique qui fonde les principaux modèles de l'imaginaire littéraire. Elle se manifeste dans les sociétés primitives à travers la mythologie qui offre un schéma de l'interprétation de l'univers, elle apparaît dans le monde moderne à travers la culture, qui construit, elle aussi, ses mythes modernes. Le métaphorique (et donc le symbole) se situe entre la rhétorique, comme art de persuader, et la poétique, comme art de dire la vérité par le moyen de la fiction, de la fable, du mythe. Pour les sémioticiens, le symbole est un signe parce qu'il fait connaître au moyen d'une forme visible une réalité invisible, il re-présente, parce qu'il présente une seconde fois ce qui est ressemblance formelle, mais il ne peut être interprété que sous l'effet d'une opération herméneutique (philosophique, théologique, psychologique). Le signe symbolique est aussi un signe institutionnel,  dans le sens que c'est l'institution culturelle qui fait parler les symboles (en étant ainsi une véritable herméneutique). Les langues artificielles, scientifiques, fonctionnent selon la norme idéale: un Signifiant -un Référent, c'est-à-dire que la fonction signifiante s'accomplit tout entière dans la fonction désignative (c'est pourquoi le langage peut mentir), inversement, quand le langage veut faire prédominer le référent sémantique sur le référent objectif, c'est la poésie qui apparaît, le langage dans le langage. 
 
Mais la parole ne peut prendre sens que dans le corps de l'Autre, qui l'accueille, et qui fonctionne comme contenant et comme signifiant. Aucune parole ne peut être dite s'il n'y a pas le creux d'un corps pour la recevoir et lui faire écho, parce que le corps propre se construit, prend conscience de lui-même non seulement dans le miroir où se reflète l'Autre, mais aussi par l'écho et la parole de l'Autre. 

 

(extraits adaptés de ma Thèse La Rhétorique de la Passion dans le roman médiéval soutenue le 27 juin 1995, Département des langues classiques et modernes, Langue et littérature françaises, Université de Nice Sophia-Antipolis, mention Très honorable à la majorité).

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27/06/2014 | Lien permanent

Les sciences humaines

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(Photo- Inscription au tableau dans la salle de notre cours sur les compétences émotionnelles, 2013

Le paradoxe de notre époque est que nous nous noyons dans l’information, tout en restant affamés de sagesse. Et pourtant, celle-ci est souvent considérée avec une certaine condescendance. Les sciences humaines enseignent le raisonnement critique, elles enrichissent également notre esprit et notre portefeuille. Premièrement, les arts libéraux offrent aux étudiants les compétences interpersonnelles et de communication qui sont extrêmement précieuses dans le monde du travail, surtout accompagnées de compétences techniques. Une éducation dans laquelle les arts libéraux sont présents est une clé de succès dans l’économie du 21 e siècle. Le retour aux pures compétences techniques est dépassé, la place est à ceux qui combinent les compétences douces – excellence dans la communication et les relations avec les autres – et les compétences dures. Celui qui a étudié l’informatique, l’économie, la psychologie ou d’autres sciences aura de la valeur et bénéficiera d’une grande flexibilité professionnelle. Nous avons besoin des deux pour maximiser notre potentiel. Une formation de base en biologie, en informatique, en physique, pourra être enrichie par des cours sérieux en histoire, par exemple. Notre société a besoin de personnes formées dans les sciences humaines et qui soient capables d’aider à la prise des décisions politiques justes, sages.

Les grandes compagnies technologiques se retrouvent souvent confrontées aux problèmes d’ordre éthique (Facebook, Twitter), et dans d’autres domaines, comme celui des modifications génétiques, les facteurs régulateurs doivent disposer d’excellentes données scientifiques et humanistes. Les sciences exactes dépendent des sciences humaines pour formuler des jugements par rapport à l’éthique, aux limites, aux valeurs. Quelle que soit la base de notre carrière, la plus grande part de notre bonheur repose sur nos interactions avec ceux qui nous entourent, et il est évident que la littérature favorise une plus riche intelligence émotionnelle. Les études menées montrent que les sujets qui lisent de la fiction littéraire sont meilleurs pour déchiffrer les émotions d’une personne sur la photo, que ceux qui lisent de la non fiction ou des romans populaires. La littérature fournit des leçons sur la nature humaine et nous aide à décoder le monde autour, à être de meilleurs amis, en créant de passerelles dans la compréhension. Bref, il est parfaitement logique d’étudier le codage et la statistique, mais aussi la littérature et l’histoire. (Starving for wisdom, publié dans The New York Times)

Voici l'opinion de Peter Salovey, professeur de psychologie connu pour ses contributions à la recherche dans l’intelligence émotionnelle, et Président de l’Université de Yale.

Dans notre monde complexe et interconnecté, nous avons besoin de leaders de l’imagination, de la compréhension, de l’intelligence émotionnelle, des femmes et des hommes capables d’aller au-delà des débats polarisés et de relever des défis. Pour cultiver de tels leaders, nous devons reconnaître la valeur des sciences humaines et y investir. Je suis psychologue de formation et j’étudie les émotions humaines. L’art, la littérature, l’histoire et d’autres branches des sciences humaines sont essentielles au développement de notre intelligence émotionnelle, de la compréhension de nous-mêmes et d’autrui. Elles nous aident à affronter l’incertitude, à comprendre la complexité, à éprouver de l’empathie. Observez ce qui se passe lorsque vous lisez un roman. Plongé dans le récit, vous êtes invité à imaginer le monde à partir de la perspective du personnage. Vous pensez à l’interaction entre les désirs d’une personne et ses faits. Quand vous écoutez de la musique, quand vous allez voir une pièce de théâtre ou vous visitez un musée, vous avez une réponse émotionnelle, laquelle vous connecte à d’autres gens et à des perspectives nouvelles. Nous développons notre intelligence émotionnelle et nous apprenons les compétences de l’empathie, de l’imagination et de la compréhension à travers les sciences humaines. Ces compétences, si elles sont cultivées, permettront aux leaders de répondre brillamment aux défis et aux opportunités dans chaque domaine d’activité. Nos scientifiques sont meilleurs dans leur travail s’ils lisent de la littérature, nos diplomates et nos généraux sont plus efficaces quand ils comprennent les langues, nos informaticiens sont capables de penser au-delà des algorithmes quand ils connaissent l’art et la musique. 

Partout dans le monde, nous pouvons apercevoir les bénéfices de la globalisation. Toutefois, les débats se poursuivent concernant le développement équitable, la diversité des peuples et des cultures dans le respect de l’environnement. Les sciences humaines doivent être partie prenante. Le rôle de leadership exige davantage de compréhension sur ces aspects complexes, il demande une estimation de tout ce qui fait le sens et la plénitude de la vie. Comme disait Lei Zhang, un leader de succès et diplômé de Yale, les sciences humaines sont essentielles au raisonnement. Si l'on isole les données et la technologie des sciences humaines, c’est comme si l'on essayait de nager sans l’eau ; vous pouvez avoir tous les mouvements de Michael Phelps, mais vous aurez du mal à arriver quelque part. Les sciences humaines fournissent le contexte, la possibilité de la compréhension réelle de tout ce que l’avenir promet. 

Pour exploiter la force extraordinaire des sciences humaines, nous devons nous assurer qu’elles sont largement accessibles. Des institutions comme la mienne, en tant que gardiennes des plus grands trésors culturels, doivent œuvrer à partager la joie et la beauté des sciences humaines avec le public. Autrement, les leaders potentiels du futur seront perdants dans la possibilité de les apprendre. Les institutions de culture et d’éducation peuvent faire que le monde soit un endroit plus équitable et plus juste, grâce au pouvoir transformateur des sciences humaines. En dépit des prouesses technologiques pour relier les gens, nous restons souvent isolés dans nos cercles étroits. Les nouveaux outils numériques peuvent nous aider à mieux approcher ces sciences, en permettant à un plus grand nombre de personnes, au-delà des divisions, à travers le temps et l'espace, d'explorer nos ressources culturelles. Les défis de notre époque sont graves : pauvreté, famine, changement climatique et menaces à la sécurité nationale et globale - autant de tests pour les plus grands leaders. Par ces temps-ci, il semble prudent d’oublier l’art, la musique, la littérature, les langues. Nous avons déjà connu un moment similaire. En 1939, quand la guerre faisait des ravages en Europe et en Asie, le président de Yale, Charles Seymour, s’inquiétait pour les arts libéraux. Le public ne les jugeait pas « utiles », mais Seymour était convaincu que les sciences humaines étaient indispensables. « Sans elles, l’héritage de l’expérience humaine est appauvri ». Maintenant, comme hier, nous devons les apprécier même au milieu des conflits et de la division. Il n’y a qu’à travers elles que nous pouvons préparer des leaders, de l’empathie, de l’imagination, de la compréhension. Des leaders réactifs et responsables qui embrassent la complexité et la diversité. Nos institutions doivent jouer un rôle dans le leadership en rendant les trésors de ces sciences disponibles. C’est notre responsabilité de préparer les leaders de demain, et d’élever et de défendre « l’héritage d l’expérience humaine » que nous partageons tous. (We need the humanities more than ever, by the President of Yale)

La vidéo The Jobs of The Future publiée par Big Think (partagée sur Facebook Cefro) explique que les métiers du futur seront ceux que les robots ne pourront pas faire, car ils ne comprennent pas les plus simples choses du comportement humain et du monde. Les robots ne savent pas que l’eau est humide, ou que les cordes doivent être tirées et non poussées. Les emplois qui vont disparaître sont les emplois répétitifs (l’industrie automobile et l’industrie textile seront menacées). Les emplois non-répétitifs vont survivre ou vont se développer: l’assainissement, le bâtiment, le jardin, la police. Les cols blancs moyens - comptables, agents, caissiers - seront poussés hors du travail. Dans le monde des cols blancs, les bénéficiaires seront ceux qui sauront s'impliquer dans le capitalisme intellectuel. Celui-ci ne signifie rien d’autre que du bon sens : créativité, imagination, leadership, analyse, capacité à raconter une anecdote, à écrire un scénario ou un livre, à faire de la science. Selon Tony Blair, la Grande Bretagne tire plus de revenus de la musique rock que du charbon. Nous passons du capital de base, comme le charbon, au capital intellectuel, comme le rock and roll. 

 
 

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26/04/2017 | Lien permanent

Rendre la vie bien réelle

littérature,existence,narration,thérapie,cerveau

littérature,existence,narration,thérapie,cerveau(Photos- Greenville, S.C, 2021)

Pour ce dernier mois de l’année, et à l’approche des vacances, nous vous adressons nos meilleurs vœux et vous proposons une note sur les vertus de la littérature. 

 

Joyeux Noël ! Joyeuses Fêtes !

 

"La littérature est une défense contre les offenses de la vie ", écrit Cesare Pavese (Le métier de vivre).

Pour Fernando Pessoa, "La littérature entière est un effort pour rendre la vie bien réelle" car "la plupart des gens souffrent de cette infirmité de ne pas savoir dire ce qu'ils voient ou ce qu'ils pensent ». [...] "Comme nous le savons tous, même quand nous agissons sans le savoir, la vie est absolument irréelle dans sa réalité directe : les champs, les villes, les idées, sont des choses totalement fictives, nées de notre sensation complexe de nous-mêmes. Toutes nos impressions sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature." (Le Livre de l’intranquillité). Il écrit également: "Si vous voulez savoir ce qu'est l'hystéro-neurasthénie, par exemple, ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Hamlet. Si vous voulez savoir ce qu'est la démence terminale ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Le Roi Lear ". Il est incontestable que la littérature reste le meilleur moyen de comprendre les comportements humains, les émotions, les sentiments. Pessoa a entretenu un rapport affectif avec le genre policier, qui est souvent considéré comme un genre paralittéraire, mineur, ou "populaire". Il était persuadé que "l'un des  rares divertissements intellectuels qui restent encore à ce qui demeure d'intellectuel dans l'humanité est la lecture de romans policiers", et pendant des décennies, il a écrit des textes inédits, "un par mois" jusqu'à sa mort, son personnage Quaresma étant aussi bien un maître de la déduction qu'un connaisseur du fonctionnement de l'âme humaine.

Les romanciers Fruttero & Lucentini trouvent que finalement, c’est la littérature qui s’est toujours occupée de la signification de l’existence :

"L'existence étant ce qu'elle est, il n'y a pas à s'étonner si les hommes se sont toujours préoccupés de sa possible signification. Les opinions courantes à ce sujet sont fondamentalement au nombre de trois: pour certains, l'existence a une signification précise, pour d'autres, elle n'en a aucune, pour d'autres, enfin, il n'est pas exclu qu'elle en ait une, mais chacun doit se débrouiller pour la trouver pour lui-même. En tout cas, il s'agit d'une question 'grave', traditionnellement réservée aux spécialistes, philosophes, prêtres, savants et penseurs, spéléologues, prisonniers libérés, commandants de pétroliers, actrices rescapées de la taillade de leurs poignets, etc. Les gens ordinaires n'en parlent pas, soit par bonne éducation, soit de crainte d'avoir l'air bêtes et mal informés, soit parce que les occupations de la vie quotidienne laissent peu de temps, passé seize ans, pour les échanges de méditations cartésiennes.(....) Nous passâmes d'urgence en revue diverses religions dans l'idée d'une éventuelle adhésion, nous considérâmes trois ou quatre religions progressistes et utopistes qui s'étaient imposées en même temps que la locomotive à vapeur, nous étudiâmes à fond quelques grands systèmes philosophiques antiques et modernes. Mais il ne nous fallut pas longtemps pour voir tout ce qu'il y avait d'incompatible entre nous et ces électromécaniciens de la vie, si sentencieux et sûrs de leurs diagnostics, et si facilement désavoués par un fil, un joint ou un contact déplacé.

Il ne nous restait donc que la littérature qui s'est toujours occupée, à vrai dire, de la signification de l'existence. Mais de quelle manière? Par des voies subtilement indirectes, tangentielles, allusives, symboliques, avec les silences, les hésitations, les délicatissimes précautions d'un homme qui essaie de pêcher un poisson avec les mains." (La signification de l'existence,1974, 1996 Arléa)

"La littérature, dont les principes organisateurs sont le mythe (c'est-à-dire l'histoire ou le récit) et la métaphore (c'est-à-dire le langage figuré et les images) est un monde libéré, le monde du libre épanouissement de l'esprit" (Northrop Frye, A Double Vision). La littérature se réapproprie les principes structurants de la mythologie, dont la dialectique se résume à une oscillation entre ce que l'homme vit dans son monde et ce qu'il rêve de vivre ailleurs, et c'est cette dialectique qui fonde les principaux modèles de l'imaginaire littéraire. Le métaphorique (et donc le symbole) se situe entre la rhétorique, comme art de persuader, et la poétique, comme art de dire la vérité par le moyen de la fiction, de la fable, du mythe. C'est la qualité et la force du désir de s'ancrer dans le réel qui inscrit l'homme dans l'existence, et ce désir ne peut être que passionnel, et donc conflictuel. La conscience, une fois qu'elle se voit absorbée par ses passions, réalise tout ce qui la met à distance d'elle-même et la déchire. C'est alors qu'elle s'efforce de retrouver son unité, sa fusion avec elle-même, par la victoire sur ses passions ou par l'acceptation réfléchie de ce qui la conduira au bien. On rend les passions rationnelles en parlant d'elles, en leur faisant une place dans le discours, car l'homme est un être de désir, mais il est aussi un être de parole; entre l'ordre de l'Etre et l'ordre du Logos, l'ordre du Symbole sert de médiateur qui philtre. 

La lecture peut être une thérapie pour gérer les défis émotionnels de l’existence. Les neurosciences ont trouvé que dans notre cerveau les mêmes réseaux s’activent quand nous lisons des récits et quand nous essayons de deviner les émotions d’une autre personne. Nos habitudes de lecture changent au fur et à mesure des étapes que nous traversons dans notre vie. Pour certaines personnes, lire de la fiction est simplement essentielle à leur vie. A une époque séculière comme la nôtre, lire de la fiction reste l’une des rares voies vers la transcendance, si l’on comprend par ce terme l’état insaisissable dans lequel la distance entre le moi et l’univers se rétrécit. Lire de la fiction peut nous faire perdre tout sens de l’ego, et en même temps, nous faire nous sentir pleinement nous-mêmes. Comme écrit Woolf, un livre nous divise en deux pendant que nous lisons, parce que l’état de lecture consiste en une totale élimination de l’ego, et qu’il nous promet une union perpétuelle avec un autre esprit.

Le besoin de narration et même la dépendance à la fiction sont à ce jour scrutés dans une perspective neurocognitive, comportementale. Le biologique, le psychologique, le social sont interdépendants. L’homme se distingue de l’animal par sa capacité à raconter des histoires, la narration étant la plus puissante forme de communication. Notre cerveau fonctionne comme un mécanisme narratif. Les psychologues et les théoriciens littéraires ont identifié un nombre de bénéfices attribués à la dépendance narrative. L’idée unanimement acceptée est que la narration est une forme du jeu cognitif qui aiguise notre esprit, en nous permettant de simuler la réalité autour de nous et d’imaginer des stratégies, particulièrement dans des situations sociales. Le récit nous apprend des choses sur les autres, il est également un exercice d’empathie et de la théorie de l’esprit. Les images du cerveau ont montré que l’écoute ou la lecture de récits activaient des régions du cortex impliquées dans le traitement des informations sociales et émotionnelles. Plus on lit de la fiction, meilleure sera notre empathie envers les autres.

La bibliothérapie est un terme qui désigne l’ancienne pratique consistant à encourager la lecture pour ses effets thérapeutiques. Sa première utilisation date de 1916, dans un article paru dans The Atlantic Monthly sous le titre A Literary Clinic. L’auteur y décrit un institut où l’on dispense des recommandations de lecture à valeur de guérison. Un livre peut être un stimulant ou un sédatif, un irritant ou un somnifère. Il a un effet certain sur nous, et nous devons savoir lequel. Nous choisissons nos lectures : des récits agréables qui nous font oublier, ou des romans qui nous sollicitent ou nous déstabilisent.

La bibliothérapie prend aujourd'hui des formes diverses et variées : des cours de littérature pour la population carcérale, des cercles pour personnes âgées ou atteintes de démence sénile. Il existe une bibliothérapie « émotionnelle », parce que la fiction a une vertu restauratrice. On peut prescrire des romans pour différentes affections, telles le chagrin d’amour, ou l’incertitude dans la carrière. En 2007, The School of Life a été créée avec une clinique de bibliothérapie, la fiction étant vue comme une cure suprême parce qu’elle offre aux lecteurs une expérience transformationnelle.

En fait, on retrouve la méthode chez les Grecs anciens qui avaient inscrit au-dessus de l’entrée de la bibliothèque de Thèbes que là, c’était un lieu pour la guérison de l’âme. La pratique s’est installée à la fin du XIXe siècle, quand Freud avait commencé à utiliser la littérature dans ses séances de psychanalyse. Après la Première Guerre, on prescrivait souvent un cours de lecture aux soldats traumatisés qui revenaient du front. Plus tard, et plus récemment, la bibliothérapie est utilisée par les psychologues, les travailleurs sociaux, les médecins, les gérontologues, comme un mode de thérapie viable. A présent, il existe un réseau international de bibliothérapeutes formés et affiliés à « School of Life ». Tous les lecteurs passionnés qui se sont soignés eux-mêmes avec de grands livres pendant toute leur vie savent que lire des récits est bon pour la santé mentale, pour les relations avec les autres. Mais de nos jours, cela est devenu encore plus clair grâce aux récentes recherches mettant en évidence les effets de la lecture sur le cerveau. La neuroscience de l’empathie doit beaucoup à la découverte des « neurones miroirs », au milieu des années ’90. Une étude publiée dans « Annual Review of Psychology », en 2011, basée sur l’examen des IRM du cerveau des participants, a montré que lorsque nous lisons une expérience, les mêmes régions neurologiques sont stimulées que lorsque nous effectuons nous-mêmes cette expérience. D'autres études publiées en 2006 et 2009 ont montré quelque chose de similaire –les gens qui lisent beaucoup de fiction ont tendance à être mieux en empathie avec les autres (le biais principal serait que les gens les plus empathiques ont tendance à lire des romans). En 2013, une étude importante publiée dans « Science » a trouvé que lire de la fiction littéraire (plutôt que de la fiction populaire ou de la fiction non littéraire) améliorait les résultats des participants aux tests mesurant la perception sociale et l’empathie, et qui sont essentiels dans la « théorie de l’esprit ». La capacité à deviner avec précision ce qu’un autre être humain pourrait penser ou ressentir est une compétence que les humains commencent à développer à partir de l’âge de 4 ans. Keith Oatley, romancier et professeur de psychologie cognitive à l’Université de Toronto, a dirigé pendant des années un groupe de recherche intéressé dans la psychologie de la fiction. Il écrit dans son livre Such Stuff of Dreams : The Psychology of Fiction, paru en 2011, que la fiction est une sorte de simulation qui a lieu non dans l’ordinateur, mais dans le cerveau : une simulation des egos en interaction avec d’autres dans le monde social, basée sur l’expérience et impliquant la capacité de réfléchir à des futurs possibles. L’idée que les livres sont les meilleurs amis est une conviction de beaucoup d’écrivains et de lecteurs. En tant qu’amis, les livres nous offrent la chance de répéter les interactions avec les autres dans le monde, mais sans les dégâts durables. Proust l'avait remarqué: avec les livres, il n’y a pas de sociabilité obligatoire. 

Néanmoins, tout le monde ne partage pas l’idée que la fiction nous procure la capacité à être meilleurs dans la vie réelle. Dans son livre paru en 2007, Empathy and the NovelSuzanne Keen se penche sur l’hypothèse de l’empathie-altruisme, en étant sceptique que les connections empathiques créées pendant la lecture fiction se traduisent réellement en un comportement altruiste, pro-social, dans le monde. Elle montre qu’une telle hypothèse est difficile à prouver. "Les livres ne peuvent pas opérer des changements par eux-mêmes. Comme tout rat de bibliothèque sait bien, les lecteurs peuvent être antisociaux et indolents. Lire des romans n’est pas un sport d’équipe". Mais nous devrions apprécier ce que la fiction nous offre, c’est-à-dire une libération de l’obligation sociale de ressentir quelque chose à l’égard des personnages inventés, ce qui signifie que paradoxalement les lecteurs répondent parfois avec une plus grande empathie à une situation et à des personnages qui ne sont pas réels, à cause du caractère protecteur de la fiction. Celle-ci soutient le bénéfice personnel d’une expérience d’immersion dans la lecture, qui permet d’échapper à la pression quotidienne. Donc, même si nous ne sommes pas d’accord que lire de la fiction nous fait mieux traiter les autres, au moins nous devons reconnaître que c’est une manière de mieux nous traiter nous-mêmes. Il a été démontré que lire met notre cerveau dans un état semblable à la transe, à la méditation, et que cela apporte les mêmes bénéfices pour la santé que la relaxation ou la paix intérieure. Les lecteurs réguliers ont un meilleur sommeil, moins de stress, une plus grande estime de soi, et enregistrent moins d’épisodes dépressifs que les non-lecteurs. "La fiction et la poésie sont des médicaments 

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01/12/2021 | Lien permanent

”Les idéologies portatives”

DSC_1526.JPG(Photo- Immeuble à Nice)

« Tout ce que le philosophe peut faire, c’est détruire les idoles. Et cela ne signifie pas en forger de nouvelles. » C’est avec cette citation de Wittgenstein que s’ouvre l’essai  intitulé Le bluff éthique, Editions Flammarion, 2008, de Frédéric Schiffter. L’auteur se propose de démystifier « les blablas » éthiques, celles qui, tout comme les blablas métaphysiques offrent aux hommes des recettes « vagues, sibyllines, ronflantes, lénifiantes, et, parfois, suffisamment bien tournées pour les bluffer, les impressionner en leur laissant le sentiment d’entrevoir quelque chose de fondamental quant à leur prétendu être » (….), celles qui  leur promettent parfois « une humanité digne, heureuse, authentique, à laquelle, moyennant un «  travail » sur eux-mêmes, ils auraient le droit et le devoir d’accéder ». « Nul, parmi les humains, ne croit que l’un d’entre eux, fût-il le plus avisé, détient le savoir de la vie meilleure, heureuse, joyeuse, ou plus humaine, et les règles qu’il conviendrait de se prescrire pour y atteindre, mais nul ne veut l’admettre.(…) Or, c’est bien parce que la science objective et raisonnable de la vie heureuse n’existe pas, que circulent les croyances éthiques soutenues avec plus ou moins de force persuasive par des discours verbeux auxquels les humains, toujours déçus, aiment à donner valeur de savoir mais sans jamais y croire. Cette mauvaise foi éthique ou, si l’on préfère, cette impossibilité de croire en quelque chose qui conduirait à une vie supérieure, s’explique par le fait que les humains suivent, « entre le naître et le mourir », dixit Montaigne, un parcours semé d’impondérables. Sachant, donc, pour en vivre l’expérience à chaque instant, que rien ne leur est assuré, tôt ou tard, que le néant, nulle proposition éthique ne les convainc bien longtemps. Selon les circonstances ou les périodes de leur existence, la vertu aristotélicienne peut les séduire autant que le souverain bien épicurien, l’impassibilité stoïcienne, le détachement bouddhiste, l’engagement sartrien, l’altruisme levinassien, l’humanitarisme bénévole. S’accrochent-ils pour un temps, même avec ferveur, à l’un de ces projets ou de ces idéaux, ils peuvent très facilement s’en déprendre ou les renier pour un épouser un autre. Les fins éthiques, ni plus ni moins que les autres croyances, ne supposent en rien la fidélité de leurs adeptes. »  Si les humains peuvent comprendre intellectuellement que le bonheur, la justice, la vertu, etc.., ne sont que des fictions verbales (des « jeux de langage » comme dit Wittgenstein), il leur est impossible psychologiquement de supprimer en eux le désir d’y croire, et cela parce qu’ils sont également enclins à la crainte comme à l’espérance, les deux ressorts affectifs de l’éthique. En d’autres mots, il faudrait qu’ils n’aient plus la certitude effrayante de mourir. « Vivant ici ou là, sous tel ou tel climat, dans telles ou telles formes sociales changeantes, à telle ou telle époque, à la surface d’une planète fragile flottant dans une région perdue de l’espace infini en perpétuelle mutation, et, enfin, destinés, comme tout ce qui les entoure, à mourir, les humains savent bien qu’ils ne vivent pas dans un monde, que la somme de leurs passions ne fait pas l’Homme et que nul logos divin ou cosmique n’ordonna, n’ordonne et n’ordonnera jamais le réel. Seulement, ce savoir intuitif, charnel même, que Miguel de Unamuno appelait « le sentiment tragique de la vie », est une douleur. Refoulé chez le plus grand nombre, il génère un pessimisme malheureux consistant à déplorer que le monde soit « mal fait » -toujours inadéquat à ce qu’on attend-, contraire à un pessimisme heureux, cultivé, quant à lui, par un petit nombre, consistant à s’arranger de l’évidence que, n’étant « ni fait ni à faire », le « monde » n’a pas vocation à satisfaire les désirs humains. Or, c’est du pessimisme malheureux, du sentiment que le monde est mal fait, que surgit le désir optimiste de l’améliorer, de le modifier, de le transformer soit dans l’ensemble, soit dans le détail, à commencer par les humains (…) Les humains ressentent-ils le dérisoire de leur présence au sein d’un univers où les étoiles meurent comme des mouches ? Font-ils  l’expérience du chaos, du choc des passions, de l’incompatibilité des névroses, de leur goût du carnage, du temps qui les ravage, de leurs plaisirs vite épuisés, de l’ennui, de l’esseulement, de l’incommunicabilité de leurs désirs, de la dépression, de l’échec, de l’usure, de la maladie, de la déchéance, de la mort qui les guette en embuscade ? C’est bien sûr à cet insoutenable sentiment du rien que disent remédier les notions lénifiantes de "monde ", de "nature ", d’ "être", d’ "harmonie", de "spiritualité", d’ "amour", de "liberté", de "vertu", d’ "amitié", de "justice", de "paix", de "raison", de "bonne volonté", de "bonheur", de "béatitude", de "réalisation de soi", de "sagesse", d’ "altruisme" , d’ "engagement", etc. ».

Et c’est dans ce réel « hasardeux, temporel et mortel », qui réduit à chaque instant « le monde » à néant et ne laisse survivre dans la conscience des humains que le mot, la vision de ce monde, et l’espérance, que vient s’affirmer l’action éthique comme « une promesse de bonheur qui n’engage que les malheureux qui y croient ». « Pour être crédibles, les discours éthiques, malgré leurs nuances doctrinales, travestissent le tragique » et le nomment « le Mal », ce qui permet aux hommes d’imaginer qu’ils peuvent et qu’ils doivent lui résister, le combattre et le vaincre. « Le Mal rassure –raison pourquoi il s’impose comme la version kitsch du tragique ».  Il existe un marché des raisons de vivre - observe l’auteur-, un marché sur lequel se font concurrence les sectes new age, l’homéopathie, la consommation bio, l’authenticité, la résilience, l’initiation, la méditation, le travail sur soi, les livres de sciences ésotériques et de spiritualités bouddhistes, zen ou tibétaine, l’engagement au service de l’Homme ou de la Nature. Ce seraient « des idéologies portatives, à usage personnel, nommées « éthiques »,  « reprises de sagesses antiques, mixées et compilées en livres ou en manuels de recettes magiques pour une vie heureuse, réussie, joyeuse et responsable ». « Vivre c’est perdre », l’être humain ne fait qu’accumuler des pertes dans sa vie, et ne peut se tourner ni vers l’avenir, ni vers le passé pour échapper au vide qui constitue son quotidien. La chronologie de l’inéluctable est marquée à chaque instant dans le processus de démolition qui accompagne son existence. Il reste le divertissement -rappelle l’auteur, en citant Pascal: « Sans le divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse ». Pour observer ensuite que lorsque le divertissement –« l’amusement, le jeu, le sport, le travail, la débauche, le vice, la philosophie et ses « exercices spirituels » s’avère un analgésique trop léger pour atténuer chez l’humain la maladie du temps, quand il ne suffit pas à le soulager du trouble du passé et de l’inquiétude de l’avenir, reste, plus efficacement, l’abrutissement que lui procure le pharmakon de l’alcool ou celui de la drogue –et, plus radical encore, le suicide ».

Je dirais que chaque humain fait du mieux qu’il peut, en fonction du désir qui l’habite, et que si « les idéologies portatives à usage personnel » peuvent l’aider à traverser l’existence, à s’en accommoder sans se suicider, alors, tant mieux. Il n’est pas exclu qu’il y trouve une sorte de satisfaction, de réconfort capable de transfigurer l’instant présent, en rendant supportable le sentiment du tragique et de l’inéluctable. En lisant cet essai, d'ailleurs agréable pour sa lucidité et pour ses incursions dans la pensée des stoïciens, de Montaigne, de Gracian, de Hobbes, de Sartre, je me disais, qu’après tout, son auteur faisait autrement ce qu'il reprochait aux vendeurs d'éthiques, aux « spécialistes du stress, de la dépression, de la médecine douce, de la résilience », à ceux qui se « taillent un franc succès commercial ». Sa « niche » critique devrait lui permettre de mener une existence confortable et de se consacrer aussi à sa passion, le surf, sur la côte atlantique, à Biarritz.. Mais il y a surtout dans cet essai, qui a eu l’effet peut-être paradoxal de me revigorer, une excellente observation que je partage totalement. L’auteur la formule dans les deux dernières pages: il s’agit des buts antinomiques que suivent l’éthique et l’art. L’une évoque ce qui devrait être en déniant et en condamnant ce qui est, pendant que l’autre expose ou surexpose ce qui est en restant indifférent à l’égard de ce qui devrait être. « Quand, par exemple, Platon fait dire à Socrate que la mort n’est que le passage de la vie « dans le corps » à la vie « sans le corps » ; ou quand Epicure assure à Ménécée que la mort n’est rien ; ou encore quand Spinoza déclare que la sagesse est méditation de la vie et non de la mort, il apparaît clairement que ces philosophes, au fond, partagent la même éthique : à vouloir exclure la mort « du champ de vision » des humains, ils visent, en toute démagogie -et, bien sûr, en vain- à amoindrir leur terreur et leur désespoir : « N’ayez crainte, leur bonimentent-ils, mourir n’est qu’une formalité et, d’ailleurs, il suffit d’apprendre ». A rebours, quand Flaubert, Proust, Céline, parmi d’autres stylistes du désastre, décrivent les destinées de leurs héros détruits par des épreuves personnelles ou historiques, rien de plus évident que leur littérature n’a d’autre intention, des plus impopulaires, que de désespérer les humains : « Quoi que vous fassiez, leur rappelle-t-elle, la réalité dans laquelle vous vous débattez sera toujours inacceptable ». Les lecteurs des artistes, des peintres du tragique ont un sens de l’humour que n’ont pas les lecteurs des dénonciateurs du Mal, ce qui expliquerait que « les romances éthiques plaisent davantage à la foule que les chefs-d’œuvre littéraires ». Je me rappelle une affirmation attribuée à Einstein, à propos de la créativité qui ne serait autre chose que de l'intelligence qui s'amuse. Je suis convaincue que la littérature, l’art le plus syncrétique, nous offre la possibilité, à travers des narrations identiques à nos propres existences, d’éprouver le plaisir d’un moment de lucidité retrouvée. C’est ce que Schopenhauer appelle « joyeuse révélation », ce moment où  l’idée d’ordinaire refoulée que la vie ne nous donne la moindre satisfaction, et qu’elle nous humilie, surgit dans le champ de la conscience.

Un article publié sur un site de The New York Times s’interroge sur le bénéfice de la littérature à l’époque des curricula pauvres, de l’essor de l’Internet et de la culture du lien hypertexte. La grande littérature élargit l’imagination et affine nos sensibilités morales et sociales, la valeur civilisatrice de la fiction littéraire semble une évidence. Lire de la grande littérature nous améliore moralement. Le plus souvent, nous ignorons qui nous sommes réellement, nous attribuons nos échecs aux circonstances, et ceux des autres à leur mauvais caractère, bien que nous ne puissions pas nous considérer toujours une exception à la règle (si règle il y a) selon laquelle les gens font des mauvaises actions parce qu’ils sont simplement mauvais. Nous ne savons pas toujours pourquoi nous faisons ce choix et pas un autre, et nous ne sommes pas capables de reconnaître ces changements subtils qui s’opèrent dans les circonstances et qui nous font basculer d’un choix à l’autre. Est-ce que votre ami généreux et sociable qui lit Proust se comporte ainsi parce qu’il le lit ? Ou bien, les gens brillants, compétents socialement, empathiques sont plus susceptibles que d’autres d’éprouver du plaisir aux représentations complexes de l’interaction humaine que nous trouvons dans la littérature ? Nul ne saurait affirmer que fréquenter la littérature protège contre la tentation morale ou modifie le mal parmi nous. C’est sur le territoire de la recherche psychologique qu’il faut avancer. Nous savons que si vous donnez aux gens à lire l’histoire d’un meurtre d’enfant, ils vont éprouver -à court terme- des sentiments plus négatifs concernant le monde. Cela montre que les fictions appuient sur nos « boutons », mais cela ne montre pas qu’elles nous modifient émotionnellement. En tous les cas, la littérature nous aide à être plus prêts à devenir des experts moraux. Nous savons que, dans la vie réelle, l’expertise morale échoue et elle est relative aussi. L’exposition à la littérature en soi fait une différence positive auprès des personnes que nous finissons par être.

 
N.B. Pour (re)lire d'autres notes qui parlent de éthique ou/et de littérature, il suffit d'introduire les mots dans la case Recherche (colonne à gauche). 
 

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07/02/2016 | Lien permanent

Joyeuses Fêtes!

récit, extraits, roman policier, Raymond Chandler

Joyeux Noël! Merry Christmas! 

(Photo -Aux Galeries Lafayette, Nice

Le récit est l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine. Notre esprit fonctionne comme un mécanisme narratif, le récit sous-tend toute notre existence, sa forme narrative est liée à l’entrée dans la culture. Il représente une façon imaginaire d’explorer le monde. Notre capacité à restituer l’expérience en termes de récit n’est pas seulement un jeu d’enfant : « c’est un outil pour fabriquer de la signification, qui domine l’essentiel de notre vie au sein d’une culture », affirme Jerome Bruner, l’un des fondateurs de la psychologie cognitive. (Les bons récits ; Le récit, c’est la vie)

En 1950, Raymond Chandler écrit dans son Essai sur le roman policier:

"Tout ce qui est écrit avec vie exprime cette vie ; il n’y a pas de sujet ennuyeux, rien que des auteurs ennuyeux. Tout lecteur s’évade de son monde pour passer de l’autre côté de la page imprimée. On peut discuter de la qualité de ce rêve, mais il est devenu une nécessité vitale. Tout homme doit échapper de temps à autre au rythme mortel de ses pensées." 

Voici plus loin quelques extraits de Simple comme le crime (The Art of Murder):

 

Le roman, sous toutes ses formes, s’est toujours voulu réaliste. (…) Les chroniques de la vie bourgeoise provinciale de Jane Austen, avec leurs caractères fortement inhibés, nous semblent réalistes sur le plan psychologique. Ce genre d’hypocrisie dans les relations sociales et les sentiments ne manquent certes pas de nos jours. Ajoutez-y une bonne dose de prétention intellectuelle et vous obtiendrez le style de la page littéraire de votre quotidien, le sérieux imbécile des discussions dans les petits salons. Les gens qui les fréquentent fabriquent les best-sellers en conjuguant campagne publicitaire et appel au snobisme, avec l’aide attentive des phoques savants de la Confrérie des Critiques, et l’assistance attentionnée de certains groupes de pression beaucoup trop puissants, dont la fonction est de vendre des livres bien qu’ils prétendent promouvoir la culture.(...) Pour diverses raisons, le roman policier se prête rarement à ce genre de promotion. Racontant généralement un meurtre, il manque par là même d’élévation morale. L’assassinat, qui anéantit un individu et porte donc atteinte à toute l’espèce, peut avoir, et a effectivement, de nombreuses implications sociologiques. Mais on tue depuis trop longtemps pour que le meurtre ait l’attrait du neuf. Si tant est qu’il soit réaliste (c’est très rarement le cas), le roman policier est écrit avec un certain détachement, sans lequel ses auteurs comme ses lecteurs se recruteraient uniquement parmi les malades mentaux. Autre caractéristique décourageante, le « polar » ne s’occupe que de ses propres affaires, ne règle que ses propres problèmes et ne répond qu’aux questions qu’il se pose. Il n’offre qu’un seul sujet de discussion : est-il assez bien écrit pour être un bon roman ? (…)

Le roman policier doit trouver lui-même son public par un lent  processus de décantation. Qu’il y parvienne est un fait patent, dont je laisse à des esprits plus patients que le mien d’étudier les causes. Il n’entre pas davantage dans mes intentions de soutenir qu’il constitue une forme d’art capitale et essentielle. Il n’y a pas de forme d’art capitale, il y a l’art tout court –et c’est une denrée plutôt rare. (…) Pourtant, il est difficile d’écrire un bon roman policier, même des plus conventionnels. (…) Hemingway dit que le bon écrivain n’a que des morts pour rivaux. Le bon auteur de roman policier – il doit bien y en avoir quelques-uns – affronte non seulement tous les morts non enterrés mais aussi toute la kyrielle des vivants.  Et quasiment à armes égales, car l’une des qualités du genre, c’est de ne jamais se démoder. (…)

Dans sa préface à la première Anthologie du crime, Dorothy Sayers écrit : « Le roman policier n’atteint pas et ne peut jamais atteindre, du fait de sa nature même, les sommets de l’art littéraire. » Et elle suggère ailleurs que c’est parce que c’est une « littérature d’évasion » et non une « littérature d’expression ». J’ignore ce qu’est un sommet de l’art littéraire, Eschyle ou Shakespeare aussi, et miss Sayers également. Toutes choses égales par ailleurs - ce qui n’arrive jamais -, un thème plus fort donne un ouvrage plus puissant. Toutefois, on a écrit sur Dieu des livres mortellement ennuyeux et d’autres tout à fait remarquables sur l’art de gagner sa vie en demeurant à peu près honnête. Cela dépend toujours de la personnalité de l’auteur, de ce qui le fait écrire.

Quant à « littérature d’évasion » et « littérature d’expression », c’est du jargon de critique qui se sert de mots abstraits comme s’ils avaient une signification absolue. Tout ce qui est écrit avec vie exprime cette vie ; il n’y a pas de sujet ennuyeux, rien que des auteurs ennuyeux. Tout lecteur s’évade de son monde pour passer de l’autre côté de la page imprimée. On peut discuter de la qualité de ce rêve, mais il est devenu une nécessité vitale. Tout homme doit échapper de temps à autre au rythme mortel de ses pensées. Cela fait partie du développement même de la vie chez les êtres pensants. (…) Je ne tiens pas particulièrement à plaider la cause du roman policier, littérature d’évasion par excellence. Je dis simplement que toute personne qui lit pour son plaisir s’évade, que ce soit avec une grammaire grecque, un manuel de mathématiques, un ouvrage d’astronomie, un livre de Benedetto Croce ou le Journal d’un raté. Prétendre autre chose, c’est donner dans le snobisme intellectuel, c’est ne pas connaître grand-chose à l’art de vivre. (…)

Tout ce qui mérite le nom d’art a un aspect rédempteur. Ce peut être de la tragédie pure (quand c’est de la grande tragédie), de la pitié ou de l’ironie, ou encore le rire éraillé d’un homme fort. Mais dans ces rues sordides doit s’avancer un homme qui n’est pas sordide lui-même, qui n’est ni véreux ni apeuré. Dans ce genre de roman, le détective doit être un homme de cette trempe. Il est le héros, il est tout. Il doit être un homme complet, à la fois banal et exceptionnel. Il doit être, pour employer une formule un peu usée, un homme d’honneur –par instinct, par fatalité, sans même y penser et surtout sans le dire. Il doit être le meilleur de son monde et capable de faire bonne figure dans n’importe quel autre. Je ne m’intéresse pas tellement à sa vie privée mais ce n’est ni un eunuque ni un satyre. Je le crois capable de séduire une duchesse et incapable de souiller une pucelle : s’il est homme d’honneur dans un domaine, il l’est dans tous.

Mon héros est relativement pauvre, sinon il ne serait pas détective. C’est un homme ordinaire, sinon il ne pourrait pas fréquenter les gens ordinaires. En matière de psychologie, il est perspicace, sinon il ne connaîtrait pas son boulot. Il se refuse à gagner de l’argent malhonnêtement et ne se laisse insulter par personne sans réagir comme il se doit, en gardant cependant la tête froide. C’est un solitaire ; sa fierté, c’est que vous le traitiez en homme fier –sinon vous regretterez de l’avoir rencontré. Il parle comme un homme de son époque, c’est-à-dire avec un humour caustique, un sens aiguisé du ridicule, un profond dégoût pour le factice et un grand mépris pour la mesquinerie.

Le roman tel que je le conçois, c’est l’aventure de cet homme cherchant une vérité cachée, et ce n’en serait pas une si elle n’arrivait pas précisément à un homme taillé pour l’aventure. Il montre une vigilance d’esprit qui étonne mais qui lui appartient de droit parce qu’elle est celle du monde dans lequel il vit. S’il y avait assez d’hommes comme lui, le monde serait, je crois, un endroit où l’on vivrait en toute sécurité, mais pas trop ennuyeux cependant pour qu’on ait envie d’y vivre.

 

(Les ennuis, c’est mon problème, L’intégrale des nouvelles, suivi de Simple comme le crime, Essai sur le roman policier, Editions Omnibus, 2009)

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Lire Spinoza, une forme de thérapie

spinoza,religion,philosophie

(Photo- L'hiver, ailleurs)

Le mal est une absence de bien (privatio boni). C’est ce que dit Thomas d'Aquin, philosophe et théologien, l’un des pionniers de la Scolastique au 13 e siècle, Docteur de l’Eglise, le plus saint des savants et le plus savant des saints. Thomas d'Aquin occupe un chapitre dans mon travail de Thèse sur la pensée et la littérature du Moyen Âge, et, des années plus tard, quand mon intérêt allait s'élargir au domaine des émotions et des neurosciences, sa formule concise privatio boni, comme définition du mal, m'est apparue sous un autre éclairage. Par exemple, à propos de l’absence de joie, même dans les moindres aspects de la vie (ce que l’on appelle anhédonie ou perte de la capacité à éprouver du plaisir - symptôme central de la dépression majeure et de certains troubles neuropsychiatriques).

Mais plus concrètement, comment faire quand on se trouve confronté au mal absolu, c'est-à-dire à la mort, violente et soudaine, d’un être cher ? En général, il existe deux solutions censées apporter un peu de consolation : la religion (la foi) et la philosophie (la raison). C’est pourquoi, depuis novembre dernier, je me suis plongée dans la lecture de mon philosophe-thérapeute, Spinoza, qui m'avait déjà aidée en 2003, dans un moment difficile. 

Ceux qui connaissent Spinoza savent qu’il était loin d’être athée (bien qu’il fût excommunié), et qu’il a créé peut-être le plus cohérent des systèmes philosophiques, où la Raison et la Joie occupent une place fondamentale: Deus sive Natura. Il explique, dans son Traité de la réforme de l’entendement, le but de sa recherche : "Je résolus de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine". Ce Bien suprême est Dieu, mais c'est le Dieu de Spinoza. 

Cette fois-ci, j'ai choisi le Traité théologico-politique. J’ai résumé quelques idées dans ce document PDF.  

 

Références 

Spinoza, Œuvres II. Traité Théologico-politique, GF-Flammarion, 1965

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01/02/2023 | Lien permanent

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