Cet ouvrage de plus de 500 pages nous offre, chiffres et exemples concrets à l'appui, quelques données sur la santé, vue en tant que construction sociale au croisement de la biologie et de la culture, susceptible d'évoluer avec le temps et en fonction des politiques de société, de l'environnement, du développement et du rôle des Etats. Certaines conclusions sont inquiétantes: le droit des pays pauvres à la santé est une utopie, les médicaments sont un produit de consommation comme les autres, l’argent est chez les gens riches et bien-portants, seuls susceptibles de consommer beaucoup de médicaments sur de longues périodes ; la science a été absorbée par le marketing, les compagnies pharmaceutiques dépensent deux fois autant en marketing qu'en recherche et développement, une opacité totale règne en matière de prix des médicaments, la fixation est arbitraire et cynique ; la vie quotidienne se médicalise et se "pharmacise" ("lifestyle enhancement drug"), les médicaments qualité de vie représentent un marché actuel de 28 milliards de dollars ; les compagnies pharmaceutiques cherchent de nouveaux produits, donc de nouveaux troubles sur la base des opportunités de marché non exploitées (érection, sevrage tabagique, alopécie, vieillissement de la peau, dépression, contraception orale, dysfonctionnement sexuel, surpoids, reflux gastrique, antidouleurs, somnifères, anxiolytiques, tranquillisants représentent le nouvel environnement pharmaceutique haut de gamme) ; la banalité de la corruption bureaucratique dans l’obtention des brevets pour les médicaments fait que l'on fabrique de nouvelles maladies à vendre, à savoir on promeut une marque maladie pour tel médicament, au lieu de promouvoir un médicament pour telle maladie (selon la grande technique de vente qu'est la « condition branding », on lance des affections, « conditions », comme on lançait une nouvelle marque, on crée un marché pour le médicament en promouvant une maladie ad-hoc ; le système DSM est conçu pour sur diagnostiquer des troubles afin de fournir un prétexte aux ventes massives de médicaments, l'alliance psychiatrie-laboratoires mène à des traitements inutiles, et a des effets dangereux (on est passé du paradigme psychanalytique au paradigme biologique) ; des professeurs ont le rôle "d'agents de blanchiment" de l'information que les laboratoires veulent faire passer ; les marketeurs réécrivent Wikipédia pour promouvoir leurs intérêts commerciaux (avec WikiScanner, on a repéré des entrées modifiées à partir des IP appartenant à des laboratoires..).
Quelques notes et extraits plus loin:
Aucune catégorie thérapeutique n’est plus hospitalière au « condition branding » que le champ de l’anxiété et de la dépression, où la maladie est rarement basée sur des symptômes physiques mesurables et où elle est donc ouverte à une définition conceptuelle (...) Les sociologues et psychanalystes invoquent une société dépressive, mais la raison est que la dépression a été « brandée » par des compagnies pharmaceutiques désireuses de créer un nouveau marché pour les médicaments antidépresseurs. Actuellement, le marché des antidépresseurs est sans intérêts (les brevets expirent), et la mode est au trouble bipolaire (enfants, vieux), qui remplace la psychose maniaco-dépressive (terme introduit dans le DSM en 1980): recycler les dépressifs non-rentables en bipolaires auxquels vendre le thymorégulateur.
Fabriquer plus pour vendre plus, plus de clients, pour plus longtemps : le diabète existe, on crée le pré-diabète, on crée le trouble cognitif mineur, on médicalise les événements naturels de la vie (...) Faire peur c’est le meilleur levier pour générer des comportements de protection (appelés « prévention »). (...) Peter J. Whitehouse, un « repenti » chercheur décrit la maladie d’Alzheimer comme une classique opération de « condition branding » destinée à jouer sur notre peur et à vendre des médicaments inutiles.
L’industrie pharmaceutique est à l’heure actuelle l’une des plus performantes et des plus profitables de la planète, ce qui se reflète dans son éclatante santé boursière. En janvier 2012, la valeur boursière globale de l’industrie pharmaceutique se situait à 1600 milliards dollars, en troisième position derrière le secteur bancaire-assurantiel (4000 milliards) et les compagnies pétrolières (3400 milliards), à égalité avec le secteur informatique et très loin devant l’industrie de l’armement (130 milliards) ou même celle du tabac (240 milliards). Les firmes pharmaceutiques assurent à leurs actionnaires des retours sur investissement incomparablement supérieurs à ceux des autres industries.
Selon le groupe de défense des consommateurs Familles USA, le salaire annuel moyen des dirigeants des 7 plus grandes compagnies pharmaceutiques américaines était en 2004 de …millions dollars, sans compter leurs stock-options s’élevant à plus de 19 millions en moyenne. Le salaire le plus élevé celui du P-DG de Merck, Raymond V. Gilmartin 37 786 981 $ par an. On ne comprend rien à l’industrie pharmaceutique si l’on ne voit pas qu’il s’agit d’une énorme machine à faire de l’argent, beaucoup d’argent, toujours plus d’argent. Avec l’argent et la taille, vient le pouvoir. Big Pharma, tout comme Big Oil, Big Tabacco ou Big Chemical est une puissance politique autant que financière qui parle d’égal à égal avec les gouvernements, les organismes internationaux et les parlements nationaux, sur lesquels elle lance de véritables armées de lobbyistes …Comme une grande industrie, Big Pharma a une importance économique, ce qui lui permet de peser sur les décisions politiques et de bloquer toute législation ou régulation qui lui déplaît (…) Elle représente trop d’emplois pour qu’on lui cherche noise. Une grande compagnie pharmaceutique emploie en moyenne 100 000 personnes.
Il est difficile de concilier la santé publique et les exigences du marché. Contrairement à ce que voudrait vous faire croire l’idéologie néolibérale qui gouverne notre monde, l’intérêt des firmes ne coïncide pas avec l’intérêt public. En réalité, il y a un permanent conflit d’intérêts, car l’objectif premier des compagnies pharmaceutiques n’est nullement de protéger la santé des populations, mais uniquement d’assurer un retour sur investissement aussi élevé que possible à leurs actionnaires (... )
L’industrie pharmaceutique se désintéresse donc complètement du tiers- monde pour se concentrer sur les pays développés ou émergents, où les consommateurs peuvent payer le prix fort. C’est ainsi que les maladies infectieuses tuent de nos jours plus de 10 millions de personnes chaque année, dont 90% dans les pays en voie de développement car les populations n’y ont pas accès aux médicaments dont elles ont besoin.( …)
A l’heure actuelle, les grandes firmes se bousculent pour développer des anticancéreux car elles se sont aperçues qu’il n’y a quasiment aucune limite au prix qu’elles peuvent exiger.
La grande majorité des médicaments actuellement sur le marché dans les pays développés, ceux qui en tout cas rapportent le plus, ne sont pas des traitements curatifs mais des produits d’entretien destinés à prévenir une détérioration ou à assurer le bon fonctionnement de l’organisme, voire à optimiser ses performances. Si l’on excepte les anticancéreux, les 5 classes thérapeutiques ayant généré le plus gros chiffre d’affaires au niveau mondial en 2008 étaient : -les psychotropes (antidépresseurs, antipsychotiques et antiépileptiques utilisés comme thymorégulateurs -60,1 milliards $) ; - les statines pour abaisser le taux de cholestérol (33,8 milliards) ; -les traitements pour l’asthme (31,2 milliards) ; -les antidiabétiques (27,2 milliards) ; -les antiulcéreux pour le reflux gastrique (26,5 milliards).
Tous ces médicaments sont à prendre régulièrement, aucun ne guérit le mal pour lequel il est prescrit. Il en résulte que le patient (qu’il vaudrait mieux appeler le client) est très littéralement fidélisé, accroché à son médicament. Il ne le prend pas pour ne plus être malade mais pour rester en bonne santé et assurer son bien-être, un peu comme le drogué qui prend sa dose pour rester à flot et fuir les effets du manque.
Le marketing. Fabriquer de nouvelles maladies… La même chose vaut pour la quasi-totalité des troubles psychiatriques, y compris la schizophrénie et la psychose maniaco-dépressive. Les marketeurs peuvent les « définir conceptuellement » comme ils l’entendent et charger les leaders d’opinion avec lesquels ils travaillent de faire entériner les nouvelles maladies ainsi créées par les commissions du DSM et de l’OMS. Grâce aux moyens énormes dont disposent les compagnies pharmaceutiques pour diffuser leur message, elles sont ainsi en mesure de formater très efficacement la façon dont tel ou tel état d’esprit ou de corps sera perçu tant par les médecins que par les patients-consommateurs. Alors que cette perception était par le passé le résultat de changements culturels sur le long terme, elle est à présent directement contrôlée par des marketeurs qui déterminent des années à l’avance quels syndromes seront mis en valeur en fonction de stratégies commerciales et de la durée des brevets. La façon dont nous allons nous sentir mal dans notre peau dans cinq ou six ans se décide dans les bureaux aseptisés de l’industrie, exactement comme la couleur de nos chemises ou la coupe de nos jeans.
Un document montrant que « si de nouveaux troubles psychiatriques surgissent constamment, les uns chassant les autres à un rythme accéléré, ce n’est nullement parce que la science psychiatrique irait de découverte en découverte, mais qu’elle suit le cycle de vie des médicaments sur le marché.
Comment le DSM a-t-il mal tourné ? A quel moment s’est-il engagé dans la mauvaise voie ? Le problème fondamental est peut-être l’indépendance de tout contexte. Les émotions humaines, comme la peur et la tristesse sont biologiquement conçues pour être déclenchées dans certaines situations, comme le danger ou la perte, et pas dans d’autres. De ce fait, si l’on ne connaît pas le contexte, il est impossible de dire si l’état d’un patient est une réaction normale ou non. Pour cette raison la plupart des troubles mentaux étaient traditionnellement diagnostiqués en fonction du contexte, le clinicien examinant les circonstances du patient afin de juger si les symptômes étaient normaux dans ces circonstances précises. Un médecin savait jadis que les gens réagissent à toutes sortes d’événements négatifs avec une tristesse extrême (ruine financière, trahison, dépit amoureux) qui par ses manifestations extérieures peut ressembler à un trouble dépressif, mais qui est une émotion normale qui s’estompe avec le temps. Cependant, en laissant aux cliniciens le soin de juger si les symptômes sont dus à ces événements, on réduit la fiabilité du diagnostic. C’est pourquoi le contexte fut généralement expurgé du DSM-III en faveur des symptômes..
La recherche de la perfection s’avère à la fois futile et destructrice. Tous les corps s’affaiblissent avec le temps et certains beaucoup plus tôt que d’autres, notamment quand ils sont exposés à la violence et à la pauvreté. Il y aura toujours des catastrophes et des accidents. La maladie, le vieillissement et la mort entraîneront toujours souffrance et perte. En créant une expectative de perfection qui ne pourra jamais être satisfaite par l’expérience, la définition de l’OMS érode systématiquement la qualité de la vie tout en inspirant colère et déception chez les patients et un sentiment d’échec et de frustration chez les médecins. Dans cette situation il est urgent de trouver une autre façon d’envisager la santé qui accepte la nature incertaine de l’univers et l’omniprésence de cette expérience humaine qu’est la maladie. La peur propage un cycle de besoin de consommation qu’alimentent le marketing pharmaceutique et les patients en quête des médicaments et traitements les plus nouveaux et les plus coûteux, même quand leurs avantages sont négligeables. Cela encourage une mauvaise répartition des ressources publiques et privées.
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