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01/05/2015

La mémoire et le regret

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(Photo Nice: Promenade du Paillon)
 
Des ouvrages actuels traitant de l'optimisation du cerveau expliquent le rôle que joue dans ce processus notre mémoire émotionnelle (appelée  mémoire épisodique, ou mémoire du vécu). Nous sommes ce que nous nous rappelons, et notre identité dépend de tous les événements, les gens, les lieux qui sont inscrits dans notre mémoire, et que nous pouvons évoquer. Toutefois, la mémoire n'est pas un disque sur lequel seraient gravés tous ces souvenirs, mais un "praticien qui fait du plagiat de manière créative". Comme dit le personnage d'un roman lu récemment: la mémoire est un animal coopératif, toujours prêt à faire plaisir; ce qu’elle ne peut pas fournir, elle l’invente à l’occasion, improvisant avec application pour remplir les vides. Améliorer notre mémoire aura pour conséquence une meilleure récupération de l'information stockée dans le cerveau, et cela augmentera notre intelligence, montre le livre de Richard Restack The Naked Brain. Le mécanisme des associations, qui consiste à attribuer un sens ou une image à ce que nous voulons mieux faire retenir à notre mémoire de travail, est connu depuis l'Antiquité. Plus importante que la mémoire de travail, la mémoire émotionnelle est un outil psychologique essentiel, grâce auquel nous pouvons revivre ce que nous avons ressenti à un certain moment dans le passé: la tristesse, la déprime, la colère, la joie. L'auteur observe que lorsque nous perdons la mémoire émotionnelle de notre jeunesse, nous ne comprenons plus les jeunes, et si cet oubli progresse, nous risquons de perdre le contact avec nous-mêmes. Il recommande un exercice simple qui consiste à trouver une photo de nous à la moitié de notre âge actuel, et à échanger des lettres entre notre moi actuel et notre moi plus jeune, par rapport aux espoirs et aux problèmes d'hier, et dans la perspective de notre développement. C'est un exercice qui nous permettra de retrouver des émotions et des souvenirs des choses que nous n'avons plus expérimentées depuis des années, un peu comme dans l'épisode de la madeleine de Proust, dit Restack. Je remarquerais toutefois que dans ce fragment littéraire célèbre, il est question de mémoire involontaire - le souvenir n'est pas recherché délibérément, mais il se déclenche à partir d'une association sensorielle - et nous nous rappelons la description exceptionnelle de l'effort que fournit la mémoire afin de retrouver l'image à laquelle renvoie la sensation de goût. Donc, assez loin d'un exercice intentionnel.
La mémoire est liée à notre perception du temps, et des psychologues et des neuroscientifiques s'accordent sur l'idée que cette expérience du temps est créée exclusivement par notre esprit.


Le livre de Claudia Hammond,Time Warped: Unlocking the Mysteries of Time Perception nous rappelle que nous sommes capables de ralentir le temps, de le faire passer plus vite, ou de le vivre dans l'instant présent. Il peut être notre ami ou notre ennemi, et nous devons apprendre à bien le maîtriser, car c'est par la perception du temps que nous prenons racine dans notre réalité mentale. Il représente le moteur dans l'organisation de notre vie, et aussi la manière dont nous faisons les expériences de cette vie. Par exemple, dans des moments de peur intense, le temps est très lent, et il semble passer très vite lorsque nous vieillissons. En tout cas, le cerveau a un système extrêmement flexible quand il s'agit du temps, et il tient compte de plusieurs facteurs, tels l'émotion, l'attente, la demande d'une tâche à accomplir. Le temps a ainsi un impact sur la mémoire, et celle-ci à son tour va donner forme à nos expériences du temps.
La perception que nous avons du passé va déterminer notre perception du présent, et cela beaucoup plus que nous le croyons. C'est la mémoire qui crée les propriétés spécifiques, élastiques du temps, en nous permettant non seulement d'évoquer une expérience passée, si nous le voulons, mais aussi de réfléchir à ces périodes-là, à travers la conscience autonoétique ("la caméra subjective" - nous nous voyons acteurs des événements, nous sommes conscients de notre identité et du sens de notre existence par rapport au passage du temps). Nous ré-expérimentons mentalement une situation, et nous faisons un pas à l'extérieur de nos souvenirs pour observer leur exactitude. Nous utilisons à la fois la perspective et la rétrospective dans notre estimation du temps qui passe. Et, bien que nous n'aurons jamais un contrôle absolu sur le temps, plus nous apprenons sur lui, mieux nous parvenons à l'ajuster à notre volonté et à notre destin.
 
La mémoire et le temps sont inévitablement liés à des passions: la tristesse, la joie, le regret surtout. Il paraît que le "carpe diem" capitaliste actuel est le YOLO (you live only once), d'où l'importance de vivre sans regrets. Un psychologue clinicien (qui aime aussi la philosophie) a créé à l'université de Michigan un laboratoire où, avec une équipe de chercheurs, il essaie de comprendre comment des tendances émotionnelles comme l'optimisme, le pessimisme, la solitude peuvent interagir avec différentes cultures à travers le monde. Dans son opinion, notre culture moderne pourrait trouver chez Nietzsche une philosophie cohérente de l'absence de regrets -"no regrets". Ce qui me fait penser à la classification des désirs que fait Epicure, et qui est toujours actuelle: les désirs naturels, nécessaires (pour le bonheur -l'ataraxie; pour la tranquillité du corps -protection; pour la vie -nourriture) et simplement naturels (la variation des plaisirs, la recherche de l'agréable), et les désirs non naturels, artificiels (la richesse, la gloire) et irréalisables (le désir d'immortalité). Nietzsche reprend l'expression latine Amor Fati, l'amour du destin, pour observer que le bonheur n'est rien d'autre que la réconciliation avec le malheur: il faut aimer la vie sous tous ses aspects. Il ne s'agit pas là de se résigner à supporter la souffrance, le poids de la vie et ses épreuves, mais de jouir de la vie que nous devrons accepter telle qu'elle se présente, comme destin. Il faut préciser que l'Amor Fati s'oppose à toutes consolations, dont la consolation religieuse qui propose une vie meilleure après la mort. Nous reconnaissons des accents de Spinoza, pour qui le regret est une passion à éviter. Dans son étude des passions, il écrit: Le Regret est donc une sorte de tristesse qui naît de la considération d'un bien que nous avons perdu, et cela sans que nous ayons aucun espoir de le retrouver.(...) ..et puisque c'est une sorte de tristesse, nous devons l'éviter (...) Je crois avoir suffisamment montré et prouvé qu'il n'appartient qu'à la Croyance Droite ou à la Raison de nous conduire à la connaissance du bien et du mal (...)..si nous usons bien de notre Entendement et de notre Raison, nous ne tomberons jamais dans une de ces passions qui doivent être rejetées par nous. (Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement). Mais si l'argument de Spinoza est que "le fondement du bien et du mal est l'Amour en tant qu'il tombe sur un certain objet", chez Nietzsche l'argument est d'ordre esthétique: aimer ce qui est, c'est jouir de la beauté de la vie, en tant que vie. Il y a aussi autre chose qui fait que le philosophe apparaît comme un psychologue très moderne: la joie de vivre inconditionnelle, que la vie soit idyllique ou terrible, exige une haute responsabilité personnelle, du moment qu'il n'existe pas de salut, ni de rédemption, ni de possibilité pour revenir sur nos actions passées pour les changer. Donc, seuls avec notre destin qu'il nous faut aimer..Cela correspond de plus en plus à notre sensibilité d'aujourd'hui. 
 
A l'époque actuelle, et surtout dans les cultures où les gens ont le sentiment d'avoir davantage de contrôle sur leur vie, de pouvoir la changer, le sentiment de regret est plus accentué que dans d'autres cultures. Bien entendu, cela s'explique par notre perception de la mortalité, à laquelle nous confronte le regret, d'où la formule de Nietzsche pour vivre une vie sans regrets -formule qui n'a rien d'hédoniste, d'ailleurs. Aujourd'hui, pratiquer la pleine conscience, donc vivre dans l'instant présent, nous permet de vivre autrement notre vie, de mieux la supporter (les soucis ne changeront pas, notre destin non plus, mais nous les vivrons autrement). Les voix pessimistes ne manquent pas: selon la théorie de l'anthropologiste Lionel Tiger ("the manufacture of evil"), notre société est en train de se donner les moyens pour produire un chaos social: la technologie, les changements économiques échappent à notre contrôle, et nous vivons dans un moment de confusion morale, éthique et sociale.
Mais nous devons reconnaître qu'il existe actuellement un désir de vivre avec détermination et en ayant un but précis, c'est-à-dire en donnant un sens à sa vie.  
 
 
A propos (Extraits littéraires): Michael Marshall, Machination/Killer Move, Ed. Lafon 2011

« L’un de mes blogs de développement personnel préféré insistait sur cette notion : méditer les bons moments plutôt que ruminer les mauvais, c’est-à-dire reprogrammer la réalité en se focalisant sur le positif. Secoue-toi, et tu secoueras le monde. »

« Ma maison n’était qu’une maison, et ma vie n’était qu’une vie. Je pensais que les deux m’appartenaient, et pourtant l’une comme l’autre se révélaient poreuses, fracturables. Soudain,  l’existence n’était plus qu’une série aléatoire de visages et d’événements, liés non plus par ma modeste personne, mais par le hasard et la contingence. (…) Pareil si vous mourez. Après quelques semaines, la vie reprend son cours. Vous n’êtes ni la cause, ni la finalité, ni la pierre angulaire de l’univers. Alors il n’y a pas de maison qui tienne : il n’y a que vous, un simple point dans l’espace et le temps. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais tâchez de vous en soucier quand même. Car personne ne le fera à votre place. »

(…) en général, les gens sont trop absorbés par leurs propres soucis pour s’intéresser aux vôtres. Les blogs de pensée positive n’ont de cesse de le répéter : de l’enfer où l’on rôtit, on ne voit pas celui du voisin. »

« On ne peut jamais revenir en arrière, on ne peut rien effacer. Ni le temps ni le rivières ne savent inverser leur cours. Alors, on continue comme ça, à écrire sa vie phrase après phrase, en espérant à terme la ramener sur des rails connus. Mais cela ne vient jamais. On finit par mourir. Et c’est la mort, et elle seule, qui donne un sens à la trajectoire. Voilà ce qui s’est passé, pour le meilleur et pour le pire. Et maintenant, bye-bye, je tire ma révérence. »

 

Commentaires

Ton article me renvoie au mot "karma"qui veut dire que telle chose arrive à cause de tel événement.Le karma de quelqu'un représente sa vie dans sa globalité(les conséquences d'actions,d'événements,de sensations,d'impressions,de désirs antérieurs).On confond le karma avec un destin fixé d'avance.Mais l'assujetissement à son vieux karma n'est pas une nécessité incontournable.Il est possible de le transformer en nouveau karma en pratiquant "la pleine conscience",en méditant.Ainsi nous ne laissons pas passer nos pulsions en actes,nous les observons seulement.Moins nous réagissons à nos pulsions plus nous comprenons leur nature.
Il faut savoir que nous ne sommes pas notre karma quel qu'il soit à un moment donné:il faut s'adapter à la réalité avoir une vision juste des choses.
Tout ce que je viens d'écrire est inspiré du livre de Jon Kabat-Zinn "Où tu vas,tu es".

Je t'embrasse très fort.

Écrit par : Marie Claude | 02/05/2015

Merci, Marie-Claude pour ton commentaire! En effet, la pleine conscience gagne du terrain (en France aussi, on commence à en parler avec moins de condescendance..., la preuve: au Magazine de la santé sur la 5, où Christophe André était invité..). Ce qui est certain et vérifiable, c'est que le fait d'apprendre à observer ses émotions/pulsions en évitant le passage à l'acte, est bénéfique, et ça transforme la vie.
Je t'embrasse très fort

Écrit par : Carmen | 03/05/2015

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