22/01/2016
Psychologie et mythologie
(Photo: Fèves de la Galette des Rois)
J’ai lu dans The Guardian un court article expliquant que, d’après les chercheurs, les contes de fées remonteraient à plusieurs millénaires. Ce n’est pas cette « découverte » qui a retenu mon attention (les lettres, c’est mon domaine d’expertise), mais le fait que l’article ait été partagé plus de 22.000 fois. Je pense que les lecteurs ont été séduits par un aspect qui évoque l’imaginaire ancestral, et qui représente, après tout, une vérité d’ordre psychologique. Jerome Bruner, l’un des fondateurs de la psychologie cognitive (et qui prend ses distances avec elle), montre que le récit est l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine. Notre esprit fonctionne comme un mécanisme narratif, le récit sous-tend toute notre existence, sa forme narrative est liée à l’entrée dans la culture. « Lorsque j’ai commencé mes recherches en psychologie, le béhaviorisme régnait en maître sur la psychologie. La méthode scientifique dominante consistait à étudier des rats dans les laboratoires pour comprendre des fonctions psychiques isolées : perception, apprentissage et mémoire. Mais ce qui m’intéressait en tant que psychologue, ce n’était pas les rats de laboratoire, mais les êtres humains. Je voulais comprendre comment les humains forgent une culture, créent des idées, des pensées, des univers mentaux. Or l’exploration des états mentaux des êtres humains -leurs rêves, leurs imaginations, leurs cultures -, je la trouvais plus dans la littérature, la poésie, le théâtre que dans la psychologie » (dans Les Nouveaux Psys, Editions des Arènes, 2008). On se souvient bien que Freud et Jung étaient d'excellents connaisseurs des lettres classiques et modernes, de l’art, de la philosophie.
Dans la société primitive ou ancestrale, tous les actes de la vie quotidienne prennent une dimension cosmique dans la mesure où ils réfèrent à des mythes d’origine, qui ont une valeur sacrée. Ils donnent signification aux événements de la vie, leur valeur symbolique permettant aux individus de vivre dans le plein du sens. C’est ainsi que le temps humain est perçu cyclique, il permet à chacun d’assurer cette continuité, d’être en contact avec l’origine ; les sauvages vivent dans le plein du sens, ils n’ont pas d’histoire, ni de philosophie, ils n’ont pas besoin de s’interroger sur la signification de leur existence, car les mythes à haute valeur symbolique et à dimension sacrée sont autant de réponses à ces questions. Jung situe la naissance du symbole dans le combat qui a lieu entre les contraires, sa fonction étant de réconcilier, ce qu’il explique dans sa célèbre « Lettre sur la fonction transcendante », où la rencontre entre Jésus et le diable est un exemple classique de la fonction transcendante. [On appelle diable l’être qui tente le Christ, mais on pourrait aussi bien dire qu’il s’agit d’une volonté de puissance inconsciente se manifestant chez le Christ sous la figure du diable. Les deux faces apparaissent avec évidence : la face obscure et la face claire. Le diable veut amener Jésus à se déclarer maître du monde, Jésus ne veut pas céder à la tentation et ici apparaît, grâce à la fonction transcendante résultant de chaque conflit, un symbole : l’idée du Royaume des cieux, du royaume spirituel qui prend la place du royaume matériel. Deux choses sont unies dans ce symbole : le point de vue spirituel du Christ et le désir diabolique de puissance]. En analysant notre relation à la mort, Freud souligne (dans « Considérations actuelles sur la vie et sur la mort ») que l’attitude psychique commune de l’homme des origines et de l’homme de nos jours est de ne pouvoir se représenter sa propre mort. Dans son inconscient, le sujet se croit immortel, et c’est la mort des autres, des êtres aimés, qui fait naître le conflit de sentiments et l’esprit de recherche. Freud veut corriger l’opinion philosophique que l’image de la mort a constitué une énigme intellectuelle poussant à la réflexion, alors qu’il est question de motifs agissant de façon primaire - c’est le conflit de sentiments ressenti lors de la mort de personnes aimées et en même temps, étrangères et haïes, qui a fait naître chez l’homme l’esprit de recherche, et c’est de ce conflit qu’est née en premier lieu la psychologie. « Auprès du cadavre de la personne aimée prirent naissance non seulement la doctrine de l’âme, la croyance en l’immortalité, et l’une des plus puissantes racines de la conscience de la culpabilité chez l’homme, mais aussi les premiers commandements moraux. Le premier et le plus significatif des interdits venus de la conscience morale naissante fut : ‘Tu ne tueras point’. Il s’était imposé comme réaction contre la satisfaction de la haine en présence du mort bien-aimé, satisfaction cachée derrière le deuil, et il s’étendit progressivement à l’étranger non-aimé et finalement aussi à l’ennemi (…) Un interdit si puissant ne peut se dresser que contre une impulsion d’égale puissance. Ce qu’aucune âme humaine ne désire, on n’a pas besoin de l’interdire, cela s’exclut de soi-même.» Ce qui fait que « nous descendons d’une lignée infiniment longue d’assassins ».
La grande guerre c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. L’ordre n’apparaît que si l’on s’élève au-dessus de la multiplicité, si l’on cesse de considérer chaque chose isolément et distinctement, pour envisager toutes choses dans l’unité, selon la loi d’harmonie qui sous-tend tous les modes et tous les degrés de la manifestation universelle. Mais il ne s’agit pas d’anéantir les éléments contraires qui ont leur raison d’être dans l’ensemble ; il s’agit de les transformer en les ramenant à l’unité. L’homme devrait tendre à réaliser l’unité en lui-même, selon les modalités de sa manifestation humaine : unité entre la pensée et l’action. Mais pendant que l’action et ses résultats sont affectés et modifiés par des contingences extérieures, l’intention est la seule qui dépende entièrement de l’homme lui-même. Cette force qui détermine les actes (Abélard la nommait intention et la psychanalyse désir) exprime profondément l’homme.
La délibération intime à l’égard de ce que l’homme doit faire de sa vie crée la vision des valeurs-guides, motifs supérieurs d’action. Il existe une valeur-guide ancestrale, fondement de la culture des peuples, qui est la vision mythique dont témoignent toutes les mythologies, où se situe le point de départ de tous les systèmes de pensée, théologiques, philosophiques, scientifiques. La psychologie montre que cette vision mythique, seule et unique, est due à la faculté symbolisante de notre psyché et s’exprime dans les mythologies par des images symboliques les plus diverses. La nature des expériences humaines est inférée dans un système symbolique. Le symbolisme le plus constant, le fondement même de la vision commune à tous les mythes, est la lutte entre le bien et le mal, entre les divinités d’une part, démons et monstres d’autre part. Transposée sur le plan de la psyché humaine, cette lutte exprime le conflit intime entre les motivations justes et fausses, conflit qui n’est rien d’autre que de la délibération intérieure. On peut donc déchiffrer le langage mythique, qui a un vocabulaire très précis et même une grammaire, comme toutes les mythologies, du fait qu’elles sont fondées sur les lois qui régissent la valeur sensée ou la non-valeur du processus délibératif intime. En considérant que la signification profonde d’une action est son intention, donc le désir qui pousse à l’acte, on arrive à la conclusion que la signification commune à toutes les mythologies, quelle que soit leur façade narrative, ne se dévoile qu’à l’aide d’une préalable étude des motivations. C’est la méthode de déchiffrement des symboles proposée par Paul Diel, qui a eu une contribution décisive à la compréhension du langage symbolique et du sens caché des mythes. Dans l’âme primitive, les fabulations pré-mythiques ou mythiques ne réveillent ni croyance ni doute, mais un saisissement émotif qui fait que l’explication sous-jacente soit perçue sans explication. C’est vivre le mysterium tremendum ou le mysterium fascinans, un mystère qui se dérobe à toute explication et qui est vécu comme solitude implacable de l’homme devant son destin. L’homme n’a d’autre issue que de trouver un sens et une valeur à sa vie, en respectant tout ce qui existe, comme mystérieuse apparition destinée à disparaître. Un même noyau prend contour derrière les multiplicités de ces tentatives : l’homme est sa propre providence, de lui seul dépendent son sort essentiel, sa joie ou son angoisse de vivre. L’essence de l’homme c’est d’être un être de désir, et son rapport au monde, qui s’exprime en termes de plaisir et de quête de la jouissance, est réglé par cette instance surconsciente que l’on a pu nommer ordre, unité, harmonie, équilibre, joie parfaite. Diel l’appelle l’immanence de l’ethos, la justice immanente qui est créatrice de toutes les images métaphysiques, de toutes les divinités (juges de la conduite humaine) que l’esprit humain a engendrées, de l’animisme au monothéisme. Le passage de l’animisme au symbolisme exprime l’évolution de l’esprit de l’espèce pensante, qui vit et essaie de résoudre ses conflits intimes. Les divinités bienveillantes figurent les forces harmonisantes immanentes au psychisme humain, les divinités malveillantes symbolisant les forces contraires, disharmonisantes. Donc, les mythes ne font qu’illustrer la vérité fondamentale que la vie humaine est une lutte et une aventure éthique.
(Références: Ma Thèse "La Rhétorique de la Passion dans le roman médiéval", soutenue à la Faculté des lettres de Nice)
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