15/09/2016
Les bons récits
(Photo Nice: Le restaurant Le Milo's)
L’un des pères fondateurs de la psychologie cognitive, qui a ouvert la voie à l’étude moderne de la créativité, Jerome Bruner, s’est éteint le 6 juin dernier, à l’âge de 100 ans. Au début des années ’60, il avait fondé à Harvard, avec George Miller le Center for Cognitive Studies, un groupe où se réunissaient psychologues, anthropologues, linguistes, philosophes, juristes. Le projet était de créer « une nouvelle psychologie culturelle qui ne se limite pas aux seuls aspects logiques et abstraits de la pensée, mais permette d’étudier l’être humain en tant que producteur de rêves, d’idées, de projets, ainsi que porteur et créateur d’une culture. C’était là l’idée de départ de la psychologie cognitive. Il s’agit à terme de comprendre ce qui pouvait se passer dans la tête d’un artiste qui crée, d’un croyant qui prie, d’un enfant qui découvre le monde…Mais par la suite, la psychologie cognitive a dévié de cette direction sous l’influence des recherches en intelligence artificielle. L’ordinateur est devenu le modèle pour penser le psychisme. Le modèle computationniste, qui considère la pensée comme un programme informatique, une suite de calculs et d’instructions logiques, s’est imposé. » Bruner pense que la culture est irréductible à une suite de règles formelles, car la pensée est une construction sociale qui se crée et se recrée sans cesse. Nos actions sont guidées par des valeurs, des projets, des idéaux, des lois, des normes qui, loin d’être « naturelles », sont des constructions culturelles et symboliques. Penser l’humain, c’est penser la production de ces « œuvres » humaines (…) que sont le droit, les mentalités, les religions, les arts, les sciences, les utopies… (…) Et les individus et les groupes interprètent et repensent sans cesse leur culture, ils sont loin d’être passifs à son égard.
Pour Bruner le récit est l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine.
Il représente une façon imaginaire d’explorer le monde. Notre capacité à restituer l’expérience en termes de récit n’est pas seulement un jeu d’enfant : « c’est un outil pour fabriquer de la signification, qui domine l’essentiel de notre vie au sein d’une culture ».
Neil Gaiman, auteur britannique de roman et de scénarios de bandes dessinées, dit que les récits sont des organismes avec lesquels nous vivons en symbiose, et qui nous permettent d’avancer. Mais qu’est-ce qui fait un bon récit ? Dans son livre paru en 1986 « Actual Minds, Possible Worlds », Bruner écrit qu’il existe deux types de pensée, à savoir deux modes du fonctionnement cognitif, chacun fournissant des voies distinctes à l’organisation de l’expérience, à la construction de la réalité. Bien que complémentaires, les deux sont irréductibles l’un à l’autre. Tout effort consistant à réduire un mode à l’autre, ou à ignorer l’un au détriment de l’autre, empêchera de saisir l’extrême richesse de la pensée. Chacun de ces deux modes de connaissance opère selon ses propres principes et a des critères de structuration qui lui sont propres. Ils diffèrent radicalement dans leurs procédures de vérification.
Un bon récit et un argument bien élaboré sont deux choses différentes. Les deux peuvent être utilisés pour convaincre, mais ce dont ils veulent convaincre est différent. Les arguments peuvent convaincre d’une de leurs vérités, les récits peuvent convaincre de leur similitude avec la vie. Les premiers se vérifient en faisant éventuellement appel aux moyens de vérification formelle et empirique, les autres établissent non la vérité, mais la vraisemblance. Un récit (prétendument vrai ou prétendument fictionnel) est jugé pour sa qualité de récit d’après des critères autres que ceux utilisés pour juger un argument logique comme étant adéquat ou correct -note Bruner. Il observe que la conception scientifique et philosophique occidentale s’est largement occupée de la question de la vérité, comment la connaître, tandis que les conteurs s’occupent à donner du sens à une expérience. C’est la célèbre dichotomie et différence fondamentale entre vérité et signification.
En d’autres termes, le produit du mode analytique est l’information, tandis que le produit de l’action de conter est la sagesse. Bruner appelle ces deux modes contrastés : le paradigmatique ou logico-scientifique, caractérisé par un cadre mathématique d’analyse et d’explication, et le narratif. Chacun est animé par un type d’imagination spécifique. L’application du mode paradigmatique va donner une bonne théorie, une analyse serrée, une preuve logique, un argument solide et une découverte empirique guidée par des hypothèses rationnelles. Mais l’imagination ou l’intuition paradigmatique n’est pas la même que celle du romancier ou du poète. L’application imaginative du mode narratif va donner de bons récits, des drames prenants, des comptes rendus historiques véridiques, pas forcément vrais. Il est question de l’humain, ou de l’intention et de l’action attribuées à l’humain, et des vicissitudes qui marquent leur déroulement. En comparaison avec notre vaste connaissance sur le fonctionnement logique et rationnel, nous savons peu de choses sur la manière dont on fabrique les bons récits. Peut-être que l’une des raisons est que le récit doit construire deux paysages simultanément. Le premier est le paysage de l’action, avec ses éléments –l’agent, l’intention, la situation, l’instrument –une sorte de grammaire du récit. L’autre paysage est celui de la conscience : ce que savent ceux qui sont engagés dans l’action, ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils ignorent, ce qu’ils ne savent pas ou ne ressentent pas. Bruner observe le paysage particulier du narratif : « Le narratif s’occupe des vicissitudes des intentions humaines. Il existe une myriade d’intentions et une infinité de voies pour les mener aux ennuis. Il pourrait y avoir des récits sans fin. Ce qui est surprenant, c’est que tel n’est pas le cas. Alors, pour moi, l’explication est que le narratif s’occupe des vicissitudes de l’intention.» Mais dans cet aspect de l’intention ce sera toujours l’interprétation du lecteur qui va servir d’intermédiaire. L’interprétation appartient au lecteur, et cela est valable pour tout art du récit, quel que soit le moyen. Bruner note comment la psychologie de cette interprétation alimente la question de ce qui ferait un bon récit :
En tout cas, l’acte de création narrative de l’auteur, d’une forme particulière, d’un type particulier, ne consiste pas à provoquer une réaction standard, mais à faire appel à ce qu’il y a de plus approprié et vrai émotionnellement dans le répertoire du lecteur. Donc « les bons » récits mettent en scène inévitablement des situations humaines critiques irrésistibles, qui sont « accessibles » aux lecteurs. En même temps, les situations critiques doivent être construites avec suffisamment de subjectivité pour leur permettre d’être réécrites par le lecteur, et en rendant possible le jeu d’imagination de celui-ci. On ne saurait « expliquer » le processus à l’œuvre dans cette réécriture. Tout ce que l’on peut espérer c’est interpréter l’interprétation du lecteur d’une manière riche et minutieuse, autant que cela est psychologiquement possible. Autrement dit, être au mode subjonctif -dit-il-, ce qui veut dire trafiquer ce qui est humainement dans les possibles, plutôt que dans les certitudes. Après cela, il reste la question de comprendre « comment un lecteur s’approprie un texte étrange », comment nous assimilons des histoires étranges aux drames personnels de nos vies.
Au fur et à mesure que les lecteurs lisent, ils commencent à construire leur propre texte virtuel. C’est comme s’ils embarquaient pour un voyage sans avoir les cartes. Dans ce nouveau voyage, ils emportent sur un terrain nouveau les impressions basées sur des voyages précédents. Pendant la lecture, le nouveau voyage devient une chose en soi, bien que sa forme initiale soit empruntée au passé. Le texte virtuel devient un récit en soi. Le paysage fictionnel doit donner une « réalité » en soi –c’est le pas ontologique. Quand on pose la question « de quoi s’agit-il, de quoi ça parle », il faut comprendre que « ça », ce n’est pas le texte réel, quelle que soit sa force littéraire, mais le texte que le lecteur construit sous son emprise. Et c’est pourquoi le texte réel a besoin du subjonctif (conditionnel), parce que cela rend possible la création par le lecteur [le subjonctif aide à exprimer des idées ou actions subjectives ou incertaines : vouloir, émotion, doute, possibilité, nécessité, jugement]. Comme dit Barthes : « Le grand cadeau que l’écrivain fait au lecteur est de faire de lui un meilleur écrivain ».
Références: The Psychology of What Makes a Good Story
Les Nouveaux Psys, Editions des Arènes, 2008
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