19/01/2017
Le récit, c'est la vie
(Photo-Paul Klee, Fleurs dans la vallée)
Freud s’est intéressé à la catégorie des rêves attribués par les romanciers à leurs personnages imaginaires. Après avoir lu, en 1906, la très longue nouvelle Gradiva, fantaisie pompéienne par Wilhelm Jensen, il a publié l’analyse du récit sous le titre Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W.Jensen, un texte qui a fait couler beaucoup d’encre (d’ailleurs, le texte de la nouvelle et le texte psychanalytique de Freud sont toujours édités ensemble). En mettant en valeur les buts communs de la littérature et de la psychanalyse, il essaie de montrer l’importance des rêves dans la psychanalyse. Il compare la notion de refoulement à l’archéologie qui restitue le passé lors des fouilles.
A propos du héros de la nouvelle de Jensen, Freud écrit: « Une telle séparation de l’imagination d’avec la pensée raisonnante le destinait à devenir poète ou névropathe ; il était de ces êtres dont le royaume n’est pas de ce monde. Mais notre héros, Norbert Hanold, étant une pure création du romancier, nous voudrions adresser à celui-ci timidement cette question : son imagination a-t-elle été soumise à d’autres forces que le propre arbitraire de celle-ci ? » On sait que Freud a essayé de rencontrer le romancier, de le recevoir en analyse, mais Jensen s’est limité à répondre poliment à ses lettres. Entre le romancier et le psychanalyste qui mettait les bases d'une théorie sur le refoulement et les rêves, le malentendu est évident : Freud prêtait à l’auteur des intentions que celui-ci ne se reconnaissait pas, du moins consciemment. En réponse aux sollicitations insistantes du psychanalyste, Jensen tranche, dans une dernière lettre : « Non, je n’ai pas eu de sœur, ni d’une manière générale de parents consanguins. » Sa nouvelle provenait essentiellement d’une « motivation littéraire », et ses œuvres relevaient entièrement d’une « libre invention ». Evidemment, Freud ne veut pas entendre que le processus de création ne s’interprète pas comme un symptôme, et Jensen, qui n’est pas psychanalyste, ne le suivra pas sur ce terrain-là.
Ce qui semblerait plus intéressant dans cette histoire, ce n’est pas vraiment la manière dont Freud essaie de faire rentrer quelque chose dans le cadre de sa théorie (en 2010, le livre de Michel Onfray Le crépuscule d’une idole s'était largement occupé de cet aspect, en ravivant le combat entre défenseurs et détracteurs), mais la place qu’il accorde au roman comme outil dans la connaissance de la psychologie humaine. Freud écrit : « …les poètes et les romanciers sont de précieux alliés… ils sont, dans la connaissance de l’âme, des maîtres à nous, hommes vulgaires… ». « Les seuls éléments qui comptent dans la vie psychique sont bien plutôt les sentiments. Toutes les forces psychiques ne comptent que par leur aptitude à éveiller des sentiments. »
Dans les années ’90, Jerome Bruner inscrit la narration dans l’identité et les histoires dans le vivant (voir la note Les bons récits). Le travail de Michael White (voir la note Les thérapies brèves II) s’appuie sur les recherches de Bruner sur la mémoire, le mécanisme narratif, le récit. Paradoxalement, bien qu’alimentée par la pensée de Foucault, de Derrida, de Deleuze, de Bourdieu, la réflexion de White est pourtant peu connue en France. Depuis 2004, et après le décès de l'auteur en 2008, sa méthode a été rassemblée dans l’ouvrage Cartes des Pratiques Narratives, traduit en français en 2009. Il introduit en thérapie les conversations externalisantes, basées sur la métaphore littéraire. La vie est considérée du point de vue de celui qui en fait le récit, elle devient une histoire et son narrateur (la personne qui vient en consultation) en est l’auteur. La plupart de ceux qui viennent en thérapie, écrit Michael White, croient que leurs problèmes sont le reflet de leur identité, ou celle des autres, et cela ne fait que renforcer la croyance que les problèmes sont l’expression de certaines « vérités » sur la nature et le caractère des individus ou de leur entourage. L’ironie de cette situation, observe-t-il, c’est que le plus souvent ces interprétations internalisantes des choses (et les actions consécutives à ces interprétations) sont à l’origine du développement de ces problèmes. « Parce que l’habitude de construire des interprétations à l’intérieur de leur soi ou du soi des autres est un phénomène largement culturel, beaucoup des problèmes pour lesquels les gens consultent des thérapeutes sont de nature culturelle.»
« Les conversations externalisantes pratiquent l’objectivation du problème, contrairement aux pratiques culturellement admises d’objectivation des personnes. (...) Cette séparation entre l’identité de la personne et l’identité du problème ne supprime pas la responsabilité des gens à traiter leurs problèmes. De fait, cette séparation donne à la personne davantage de possibilités d’exercer sa responsabilité. En effet, si la personne est le problème, elle ne peut faire grand-chose qui ne soit pas autodestructeur. Par contre, si la relation entre la personne et le problème est définie avec clarté, comme c’est le cas dans une conversation externalisante, alors une foule de possibilités se présentent pour faire évoluer cette relation.(…) Ces pratiques permettent non seulement aux gens de renégocier leurs relations avec les problèmes qui surviennent dans leur vie, mais aussi de faire évoluer leurs relations les uns avec les autres d’une manière qui reconnaisse la contribution des voix des autres dans le développement de leur sens de l’identité. Ce type de redéfinition encourage une conception plus relationnelle de l’identité. » Michael White explique que la pratique de l’externalisation lui a permis de trouver le moyen d’avancer en thérapie avec des gens dont la situation était considérée comme désespérée. « Les conversations externalisantes ont ouvert de nombreuses possibilités aux gens pour qu’ils redéfinissent leur identité, qu’ils vivent leur vie de façon nouvelle et qu’ils cherchent à atteindre ce qui est précieux pour eux. »
Michael White explique qu’il a été attiré par l’exploration de la métaphore narrative et l’analyse des textes littéraire de Bruner, analyse qui visait à développer d’autres compréhensions de la manière dont les gens créent du sens dans la vie de tous les jours. Il avait remarqué des parallèles entre l’écriture de récits littéraires et la pratique thérapeutique, et il s’est rendu compte que, « tout comme une bonne histoire nous parle de péripéties convaincantes qui doivent être décrites de manière suffisamment subjective pour que le lecteur puisse réécrire l’histoire d’une manière qui convienne à son imagination (Bruner, 2000), une thérapie efficace consiste à engager les gens à réécrire les péripéties irrésistibles de leur vie d’une manière qui éveille la curiosité sur les possibilités humaines et qui fasse intervenir l’imagination ».
Bruner souligne que la caractéristique du texte littéraire est l’indétermination (le lecteur peut combler des interstices dans le récit) qui permet la communication avec le lecteur invité à participer à la production et à la compréhension de l’intention de l’œuvre. C’est cette relative indétermination d’un texte qui rend possible un éventail d’interprétations (cela fait penser à la notion d’ambiguïté qu’utilise Umberto Eco dans L’Oeuvre ouverte). « Les textes littéraires provoquent des actes de création de sens, plutôt que de vraiment formuler un sens par eux-mêmes » (Bruner, 2000).
L’intérêt de Michael White pour la métaphore narrative est basé sur l’hypothèse que les gens donnent du sens à leur expérience des événements de leur vie en les plaçant dans des cadres d’intelligibilité. Or, le principal cadre d’intelligibilité des actes de création de sens dans la vie de tous les jours est fourni par la structure de la narration. Et c’est par la circulation d’histoires concernant notre vie et celle des autres que l’identité se construit.
Références: Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen, traduction Marie Bonaparte, Editions Gallimard 1949, et NRF 1971
Michael White, Cartes des pratiques narratives, Editions Satas, 2009
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