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01/08/2019

Le temps et le Soi

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(Photo- L'arbre et son fruit)

"Je dis je en sachant que ce n'est pas moi" (Samuel Beckett, L'Innommable)

Les états modifiés de conscience : la neuropsychologie ou comment la perception du temps module notre expérience du Soi, de la dépression à l’ennui et au flux créatif.

« Le cerveau n’est pas une simple représentation du monde de manière désincarnée, comme une construction intellectuelle. Notre esprit est lié au corps. Nous pensons, nous ressentons, et nous agissons dans le monde avec notre corps. Toute expérience est transcrite dans ce corps existant au monde. »


Il y a, dans les heures les plus saines, une conscience, une pensée qui surgit, indépendante et libre de toutes les autres, qui est calme comme les étoiles et qui brille à jamais. C’est la conscience de l’identité, écrivait Walt Whitman, contemplant le paradoxe du Soi. Probablement, la caractéristique la plus étonnante de la conscience est le fait que le Soi reste insaisissable dans une identité composée de multiples facettes poreuses et changeantes. Un siècle après Whitman, le poète, romancier et dramaturge Thomas Bernhard écrivait ceci, dans une exquise réflexion sur le paradoxe de l’auto-observation : Si nous nous observons nous-même, nous ne nous observons jamais nous-même, mais un autre. Nous ne pouvons ainsi jamais parler d’auto-observation : quand nous ne nous observons pas, nous parlons comme celui qui n’est pas nous-même, et quand nous nous observons nous-même, nous n’observons jamais la personne que nous voulons observer, mais une autre.

A mi-chemin entre Whitman et Bernhard, Virginia Woolf a résumé le paradoxe : Personne ne peut décrire immédiatement l’âme. Dès qu’on regarde de près, ça disparaît. Elle a dû comprendre, bien avant la science moderne, que la perception que nous avons de notre moi, de notre âme, est profondément enracinée dans notre perception du temps, à savoir que le Soi et le temps sont deux entités inséparables dans une élasticité partagée.

Presque un siècle après Woolf et Whitman, le psychologue et chrono-biologiste allemand Marc Wittmann, un pionnier de la recherche sur la perception du temps, reprend ces questions fondamentales dans son ouvrage Altered States of Consciousness : Experiences Out Time and Self. Il tisse ensemble la phénoménologie de la perception, la recherche clinique en psychiatrie et neurobiologie, les études de cas de patients, la philosophie, la littérature et les expériences pratiquées dans les différents laboratoires de psychologie du monde. Il examine les formes extrêmes de conscience - expérience de mort imminente, épilepsie, méditation profonde, psychédéliques, maladie mentale - afin d’éclairer l’énigme de la conscience : ce que celle-ci est en réalité, comment le corps, le Soi, l’espace et le temps sont interconnectés, où se situent les limites du Soi, pourquoi l’effacement de ces limites semble déclencher un état de bonheur suprême, et comment la conscience du temps et la conscience de Soi se créent réciproquement, afin de construire l’expérience de ce que nous sommes. Il écrit :

Les états modifiés de conscience vont souvent main dans la main avec la modification de la perception du temps et de l’espace. Finalement, notre perception et notre réflexion sont organisées en termes d’espace et de temps, donc les états extraordinaires de conscience vont affecter aussi l’espace et le temps. En accord avec la célèbre réfutation du temps formulée par Borges (Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve ; c’est un tigre qui me dévore, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.), Wittmann ajoute ceci:

Le temps subjectif et la conscience, le temps ressenti, l'expérience du moi - tous sont étroitement liés : je suis mon temps, et à travers mon expérience du moi, j’ai une perception du temps. Si nous avions une meilleure compréhension de l’expérience subjective du temps, alors des aspects de la conscience de Soi seraient également mieux appréhendés.

Dans les états de conscience hors du commun (moments de choc, méditation profonde, expérience mystique soudaine, expérience de mort imminente, drogues), la conscience temporelle est fondamentalement modifiée, la conscience de Soi et de l’espace aussi. Dans ces circonstances extrêmes, le temps, l’espace et le Soi sont modulés ensemble, intensifiés ou affaiblis. Mais aussi dans des circonstances plus banales, comme l’ennui, l’expérience du flux [état mental fait de concentration, d’engagement et de satisfaction durant une activité], l’expérience de l’oisiveté, le temps et le Soi sont modifiés ensemble. 

Wittmann relève une différence essentielle entre notre sens du temps et nos autres sens, ce qui vient éclairer la place centrale qu’occupe la perception du temps dans l’expérience du Soi :

Le sens du temps est « ancré » d’une manière qui englobe tout, plus que les autres sens. Finalement, la perception du temps n’a pas d’organe pour lui servir d’intermédiaire, comme ont la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher. Il n’existe pas un organe du temps. Le temps subjectif comme le sens du Soi est ressenti physiquement et émotionnellement en tant que globalité du Soi durant le temps. 

Dans ses recherches à l’Université de San Diego, Wittmann explique que faute d’un organe de sens à part entière, il doit y avoir une région spécifique dans le cerveau responsable de notre sens du temps. En ayant recours aux techniques d’imagerie cérébrale, lui et son équipe ont fourni la première preuve empirique que la perception du temps est encodée dans des signaux du corps commandés par l’insula (un fragment du cortex cérébral, le lieu décisif  de l’émotion consciente, de la conscience de soi et de l’interaction sociale).

Toute expérience subjective signifie vivre ce qui est transcrit dans l’environnement et dans l’interaction sociale avec les autres. (…) Les sensations corporelles qui sont reliées à l’insula (la température du corps, la douleur, les contractions musculaires, le contact physique, les divers signaux des intestins) sont également un composant des émotions et un déclencheur d’émotions positives et négatives. Les affects de courte durée, aussi bien que ceux de plus longue durée, sont essentiels dans la modulation du sens du temps.

En fait, l’une des plus séduisantes évidences que le Soi est une entité temporelle résulte des expérimentations et des études montrant que les gens qui ont des états mentaux perturbés ont également une perception du temps détériorée. La dépression, par exemple, dilate la perception du temps à un niveau de souffrance aiguë. En citant une étude sur des patients dépressifs hospitalisés, dans laquelle on voit la corrélation positive forte entre la gravité des symptômes et l’incapacité à estimer correctement le temps, Wittmann écrit :

Les gens souffrant de dépression sont désynchronisés temporellement ; leur vitesse interne ne correspond pas à la vitesse de l’environnement social. L’état dépressif et la tristesse, exprimés par une image de soi négative, par l’auto-accusation et par un sentiment de non-valeur, parmi d’autres, vont de pair avec le sentiment croissant et désagréable du temps qui passe plus lentement.

Dans l’addiction, le temps devient arythmique. Quand la personne est intoxiquée avec un stimulant, ses pensées et ses actions sont plus alertes que d’ordinaire, mais le cerveau ne réussit pas à transcrire de telles expériences rapides comme il le fait pour les vrais souvenirs. Pendant l’état de manque, c’est le contraire qui se produit : le temps se dilate et s’élargit. La concentration sur l’envie irrésistible de drogues fait que les symptômes physiques douloureux semblent interminables et l’issue de la dépendance extrêmement lointaine.

Réduite à l’état d’addiction, la personne perd sa liberté temporelle, la liberté de choisir entre des opportunités présentes ou futures

Dans la schizophrénie, la détérioration du temps est encore plus prononcée. Le Soi n’est plus vu comme une unité continue, mais il se brise en moments fragmentés qui se figent dans le temps et empêchent la personne d’interroger le passé, le présent et le futur, en une image cohérente de l’être. La continuité de l’expérience temporelle et, avec elle, la continuité du Soi sont perturbées, écrit Wittmann. C’est comme si le Soi était coincé dans le présent. Le temps ne s’écoule plus, il semble être figé. Le point mort du temps, c’est le point mort du Sujet. Normalement, une personne se perçoit comme une unité du Soi. Nous nous concentrons sur des événements à venir, nous nous préparons à l’action. Etre mentalement présent, c’est intégrer le passé, le présent, et l’anticipation de l’action en un tout qui est le Soi. Notre expérience, en tant qu’individus conscients, est fondée sur ces trois modes temporels. Dans la schizophrénie, le passage dynamique du temps, qui sous-tend le caractère subjectif de toutes nos expériences, ne fonctionne plus. Et parce que le temps subjectif est au point mort, l’expérience du Soi, qui dépend de la structure temporelle sous-jacente, est abîmée. Sans ce flux temporel dynamique, le Soi s’effondre dans des fragments faits de moments présents.

L’interdépendance entre notre sens du temps et notre sens du Soi est valable non seulement pour les états mentaux pathologiques, dans l’acception clinique du terme, mais aussi pour nos pathologies existentielles : l’expérience de l’ennui, du flux créatif, des limites de la vigilance. Il y a un siècle, Bertrand Russell avertissait qu’une génération qui n’est pas capable de supporter l’ennui serait une génération dans laquelle la pulsion vitale se dessécherait lentement, telles les fleurs coupées dans un vase.

En réalité, l’ennui signifie que nous nous trouvons nous-même ennuyeux, écrit Wittmann. Nous sommes fatigués de nous-même. (…) Dans l’ennui, nous sommes entièrement temps et entièrement Soi - le vide intérieur. Maintenant, je suis moi et rien d’autre. Un excès d’être soi-même, le plus souvent quand on est seul, mais également quand on se sent seul avec les autres ».

En revanche, durant le flux créatif, le temps coule très vite, jusqu'à disparaître: Nous avons d'une part accompli quelque chose qui va être permanent - écrire un texte, résoudre un problème de codage dans un programme- mais notre vie, comme un tout, a disparu presque depuis quelques minutes ou quelques heures. Nous étions entièrement concentrés sur notre action, mais en faisant cela, nous ne nous sommes pas observés : nous avons perdu l’expérience du Soi et du temps. On voit bien à quel point la perception du temps et la perception du Soi sont modulées ensemble.

Une des confrontations les plus élémentaires avec la désintégration du Soi vient au moment où notre conscience glisse dans le sommeil. Dans les premières secondes du réveil, parce que le Soi narratif n’est pas encore mis à jour, la conscience est tout de même concentrée sur quelque chose : c’est le Soi physique qui est le centre de la perception et de la pensée, ce qui permet de faire la différence entre Soi et non Soi. Normalement, nous sommes conscients de nos souvenirs, attentes, objets de notre conscience. Néanmoins, au-dessous de la surface, nous avons également un Soi minimal, l’ancre égocentrique de toutes les expériences et qui, dans la situation concrète évoquée (réveil sans souvenirs) est perçu très clairement, vu que les objets habituels de notre conscience, la perception et les souvenirs sont absents. Je suis renvoyé à moi-même. Dans ce cas, l’expérience du Soi peut être comprise comme un « ego-pôle ». Mon « ego-Sujet » se concentre sur un « ego-Objet » : je me perçois moi-même. Tout de même, il y a un problème puisque le « moi-Objet » est différent du « moi-Sujet ». Si nous nous observons nous-même, à savoir le « moi-Sujet » s’observe lui-même, il s’observe toujours comme un « moi-Objet ». (…) Dans le passage du sommeil au réveil, nous connaissons les frontières de l’état habituel de notre Soi. Chaque fois que nous nous réveillons, nous sommes conscients de nous-mêmes, nous sommes « insérés » dans notre état de réveil. Mais parfois, ce retour à la conscience n’est pas automatique, le moi ne se reconnaît pas. C’est lors de ces instants que nous avons l’occasion de déchiffrer l’énigme de la conscience, et montrer comment le Soi conscient dépend de facteurs qui restent à déterminer et qui composent la conscience de Soi.

Néanmoins, c’est au cours des expériences psychédéliques que les frontières du Soi dans le temps semblent s’effacer de façon plus palpable. Un siècle après le philosophe et psychologue William James, le premier à avoir codifié les caractéristiques des états transcendants, Wittmann a recours à la nouvelle recherche pour examiner comment la science des psychédéliques pourrait éclairer la conscience : la recherche scientifique sur les effets du LSD et de la psilocybine montre clairement que les états de conscience impliquent des modifications choquantes au niveau des perceptions, des émotions, des idées, et aussi de la manière dont elles sont décrites: le temps, l’espace et l’expérience du Soi sont modifiés de façon spectaculaire. Ces modifications sont comparables uniquement à d’autres états de conscience extrêmes, comme dans les rêves, dans l’extase mystique et religieuse, ou dans les épisodes psychotiques au stade de schizophrénie précoce. Les dimensions de l’expérience mystique comprennent l’unité du Soi avec l’univers, l’impression que le temps et l’espace n’ont pas de limites, l’intense sensation de bonheur, et la certitude d’avoir accès à une vérité absolue, impossible à décrire. Cette certitude s’accompagne de l’impression que l’on regarde derrière le voile de la réalité, en saisissant ainsi la vérité immuable sur le monde dans sa globalité, à savoir l’absence du temps et de l’espace. (…) Les recherches sur l’expérience mystique de la dissolution du temps et du Soi sous l’influence des substances hallucinogènes est une voie vers la compréhension de la conscience humaine.

Dans son ouvrage Altered States of Consciousness, Wittmann analyse d'autres expériences, comme la méditation profonde et la musique, qui apportent un éclairage sur la nature de la conscience quand on la regarde à travers les verres du Soi et du temps.

 

Références:

Adaptation en français de l’article publié dans BrainPickings.

Quelques précisions : Le Self est une notion introduite par Winnicott, il est à la fois le Moi, le ça et une partie du Surmoi. C’est ce que nous reconnaissons comme étant nous-même, nous représentant spécifiquement, il nous donne l’impression de notre identité, de notre intimité, et se développe dans le contact avec l’environnement. Le Vrai-Self est un état où l’individu a suffisamment confiance en lui-même et en l’environnement pour s’accepter lui-même et accepter de le montrer. Le Faux-Self  se construit prioritairement comme adaptation à l’environnement.

A la différence des Anglo-saxons, la psychiatrie française établit une distinction entre Self et Soi, ce dernier terme intégrant l’ensemble des sentiments et des pulsions de la personnalité d’un individu. Le Soi se construit en référence au mythe familial. 

Dans la note, j’ai traduit Self par Soi.  

J’ai également utilisé parfois la forme « nous-même » quand il m’a semblé que c’était un équivalent du pronom « je ».  

 

Commentaires

Quelle puissante analyse !
Il y a un immense travail, derrière cet article.

Je t'embrasse.

Écrit par : Marie Claude | 02/08/2019

Un sujet passionnant, déroutant aussi..Je t'embrasse.

Écrit par : Carmen | 02/08/2019

Les commentaires sont fermés.