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01/09/2020

Pulsion et comportement

pulsion, comportements, neurologues, Sacks, Damasio, Freud

(Photo- Villefranche-sur-mer à 7 h 30

Nous sommes de la matière organisée, dotée d'une conscience, mais d'abord de la matière: des cellules, des neurones, des processus physiologiques et chimiques. Trois neurologues célèbres - Sacks, Damasio, Freud - nous fournissent des explications sur la source de nos comportements. Dans un livre paru récemment, Oliver Sacks décrit des cas de patients atteints de troubles neurologiques. Parmi ces récits cliniques, j’en ai choisi deux, et je raconte dans cette note celui qui se réfère à la pulsion. Le neurologue auteur reçoit un patient, W., un homme affable et communicatif, qui devient épileptique après un traumatisme crânien subi à l’adolescence. Il a des accès répétitifs de déjà vu, et il est seul à percevoir une sorte de musique. Il se décide à consulter. Le médecin pose le diagnostic d’une épilepsie temporale et lui prescrit plusieurs antiépileptiques, mais les crises ne cessent pas, bien au contraire. W. consulte alors un neurologue spécialiste de l’épilepsie réfractaire à tout traitement, et la solution est radicale : une intervention chirurgicale, à savoir l’exérèse du foyer épileptique de son lobe temporal droit. Au bout de quelques années, une autre opération s’avère nécessaire, suivie de sa médication postopératoire. Et c’est là que des problèmes apparaissent, des changements de comportements particuliers.


Le patient se met à manger énormément, il se lève même au milieu de la nuit pour engloutir des friandises et des fromages. La qualité de son attention passe en mode « tout ou rien », il devient incapable de se concentrer, il se laisse facilement distraire ou s’englue dans certaines activités, par exemple, il peut jouer du piano neuf heures d’affilée. Son appétit sexuel connaît également une modification inquiétante : un besoin permanent de copuler, mécaniquement, rend insuffisante sa monogamie hétérosexuelle (son épouse témoigne de la transformation de son mari auparavant aimant et attentionné). La moralité lui interdisant de solliciter les faveurs sexuelles d’un homme, d’une femme ou d’un enfant, il se tourne vers la pornographie sur le net, et passe des heures devant son ordinateur à se masturber. Après avoir visionné de nombreux films X, plusieurs sites lui proposent d’acheter et de télécharger des vidéos pédopornographiques, ce qu’il fait, en commençant à s’intéresser à d’autres formes de stimulations sexuelles - l’homosexualité, la zoophilie, le fétichisme. Ces compulsions étrangères à sa sexualité précédente l’inquiètent, lui font honte, il s’efforce de les freiner, de les cacher surtout, en continuant son travail et ses relations sociales. Il mène donc cette double vie pendant neuf ans. Ce type de « perversion polymorphe » - explique le neurologue - est parfois concomitante de divers états dans lesquels l’excès de dopamine cérébrale tend à plonger. Elle peut être observée chez certains patients ayant reçu des médicaments dopaminergiques, la L-dopa, et elle peut être associée aussi au syndrome de Gilles de la Tourette (maladie neurologique caractérisée par des tics moteurs, des gestes incontrôlés, des bruits et des paroles incongrus, des grossièretés), ou à la consommation chronique d’amphétamines ou de cocaïne. L’inévitable se produit un jour, des agents fédéraux débarquent chez W. et le placent en état d’arrestation pour possession de matériel pédopornographique. W. est terrifié mais également soulagé, il révèle son secret à son épouse, à ses enfants, à ses médecins qui lui administrent immédiatement une poly-chimiothérapie puissante pour atténuer ses pulsions sexuelles. Le comportement de W. change instantanément, mais le procès suit son cours : selon le procureur, la pathologie neurologique n’est qu’un faux-fuyant, W. est un pervers et un danger public, il risque donc vingt ans de prison. Les neurologues qui connaissent son cas comparaissent en tant que témoins et experts: celui qui a recommandé la lobectomie temporale, et l’auteur, qui a suivi les effets de cette opération. Les deux signalent que W. est atteint du syndrome de Klüver-Bucy, pathologie rare mais bien connue, qui rend insatiablement boulimique et libidineux, et qui est d’origine purement physiologique (avant d’être décrit chez les humains, ce syndrome a été observé pour la première fois dans les années 1880 chez des singes lobotomisés). Les systèmes de contrôle centraux sont lésés (parfois c’est pareil chez les parkinsoniens placés sous L-dopa): les systèmes appétitifs sont continuellement sous tension, incapables de revenir à la position médiane qui module les réactions des mécanismes de contrôle normaux, d’où l’envie de consommer encore et encore. A l’issue du procès, la juge décide que W. ne peut être tenu pour responsable d’avoir contracté le syndrome de Klüver-Bucy, mais il est coupable d’avoir omis de parler plus tôt de son problème à ses médecins et se faire ainsi aider, au lieu de commettre des actes préjudiciables à autrui. Il reçoit une peine de vingt-six mois d’emprisonnement suivis de vingt-cinq mois d’assignation à résidence, suivis de cinq ans de mise à l’épreuve. W. accepte la sentence et met son séjour en prison à profit en créant un groupe musical aux côtes d’autres détenus, en lisant, en rédigeant des lettres à son neurologue pour lui parler des dernières publications neuroscientifiques qu’il lisait. Ses crises et son syndrome de Klüver-Bucy restent contrôlés par le traitement médicamenteux, son épouse le soutient pendant les années d’emprisonnement, il se déclare rétabli.

[Le syndrome de Klüver-Bucy est une maladie neuro-comportementale. La lobectomie du lobe temporal provoque de dramatiques changements de comportements, dans la mémoire et dans le comportement social et sexuel. La lésion bilatérale du lobe temporal est causée par l’herpès simplex encephalitis, un traumatisme, Alzheimer, la maladie de Niemann (maladie métabolique qui affecte divers organes, dont l’amygdale qui régule les émotions, renforce les comportements relatifs à la nourriture et au sexe, diminue la réponse de la peur)].

En 1994, le neurologue  Antonio Damasio a pu résoudre un « old case », le cas de Phineas Cage,  rapporté par le Docteur Harlow, en 1868, Recovery from the passage of an iron bar through the head : à la suite d’un accident, un ouvrier modèle change complètement de comportement, il devient grossier, incorrect, querelleur, psychopathe. Plus de cent après, grâce à l’imagerie cérébrale on a pu reconstruire l’évaluation de la lésion: il s’agissait d’une atteinte du cortex préfrontal. 

Avec les neurosciences se pose la question de la localisation cérébrale: toute fonction cognitive, tout comportement est le produit du fonctionnement de nombreuses aires cérébrales, et ces aires mettent en jeu un ensemble de processus élémentaires qui sont chacun sous-tendus par une région cérébrale particulière. On a pu ainsi comprendre quels sont les circuits impliqués dans les troubles affectifs - des aires impliquées dans les fonctions émotionnelles, et des aires impliquées dans les fonctions exécutives. A ce jour, tout est observable: les structures corticales préfrontales, sous-corticales, l’amygdale. Nous aurions deux routes cérébrales, l’une basse, rapide, émotionnelle, l’autre haute, lente, rationnelle. La première est un circuit qui opère à notre insu, automatiquement et sans effort, à une vitesse incroyable, la seconde passe par des systèmes neuraux qui travaillent méthodiquement, étape par étape et non sans effort, elle est consciente. La route basse emprunte des circuits neuraux qui traversent le tronc cérébral, l’amygdale et d’autres structures automatiques à l’importance majeure, tels que le cortex cingulaire antérieur et le cortex orbitofrontal, et elle permet à l’individu de se faire une opinion expresse sur une situation donnée, une « première impression ». La route haute envoie des impulsions au cortex préfrontal qui nous permet de penser ce qui nous arrive.

La découverte majeure que fait Antonio Damasio est que ces deux voies sont indispensables à notre bon fonctionnement. Il ne le sait pas encore lorsqu'il reçoit en consultation un patient, Monsieur Eliott, opéré en 1982 d’une tumeur cérébrale située dans le cortex orbitofrontal. L’intervention s’était bien déroulée, le patient ayant récupéré toutes ses facultés cognitives et présentant le même QI qu’auparavant. Sauf qu’il n’éprouve pas ou très peu d’émotions, ce qui a des conséquences sur ses décisions, sur son comportement. C’est dans son ouvrage phare, L’Erreur de Descartes (1995), que Damasio explique sa théorie sur le rôle majeur des émotions dans nos prises de décisions. Il a pu formaliser sa théorie à partir des lésions cérébrales de son patient, situées au niveau du cortex orbitofrontal, une zone charnière entre le cerveau des émotions et celui du raisonnement.

On sait que pour Freud, neurologue de formation, les troubles du psychique sont ancrés dans le somma. Mais malgré cette intuition juste, Freud était bien loin des moyens d’investigation dont disposent les neurosciences de nos jours, ainsi que des traitements médicamenteux découverts. Il a fondé sa théorie des pulsions en explorant le psychisme humain avec d’autres outils, qu’il est allé trouver dans la psychologique, la littérature, la mythologie, la philosophie. 

Parmi ses écrits, il existe un où Freud expose sa doctrine des pulsions dans un parallèle entre l’individuel et le collectif. Le Malaise dans la culture, écrit en 1930, est le plus philosophique des textes du fondateur de la psychanalyse et le véritable exposé de sa conception de la réalité sociale et de sa philosophie politique.

Il existe trois sources principales du malheur: notre corps lui-même, qui « ne peut pas même éviter les signaux d’alarme que sont la douleur et la peur », le monde extérieur, les relations avec les autres humains. Le malheur humain ne vient pas d’une dénaturation, mais à la fois des poussées de la pulsion de mort et de certaines stratégies que la culture met en oeuvre pour l’endiguer. La culture n’est pas l’auteur du malheur humain, mais elle est le cadre nécessaire dans lequel le jeu des pulsions humaines mène à ce malheur. L’activité principale de la culture (qui désigne tout ce qui est le fait des humains, la somme totale des réalisations et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins: la protection des hommes contre la nature et le règlement des relations des hommes entre eux) consiste à provoquer, ou au moins à favoriser, le déplacement des pulsions. La forme la plus fréquente de ce déplacement est la sublimation qui, en dérivant l’énergie sexuelle vers des buts non sexuels, a été et continue d’être à l’origine des plus hautes réalisations de la culture. Il faut donc considérer comme proportionnels le degré de sophistication de la culture et le degré de renoncement pulsionnel exigé des individus par la culture. Le penchant à l’agression est une des pulsions de l’homme, et même là où elle survient sans intention sexuelle, elle est connectée à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, car nos pulsions d’agression et de destruction ne se réalisent pas sans une satisfaction narcissique. Ce qui sépare fondamentalement les humains des autres vivants, c’est la pulsion de destruction. Le combat vital de l’espèce humaine est le combat entre l’Eros et la mort. La plus grande affaire de la culture est de contenir l’agressivité humaine qui peut être mortelle pour elle. Il est donc crucial pour la culture d’endiguer cette agressivité, car par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société culturelle est sans cesse menacée de ruine. Mais Freud ne croit pas à la possibilité d’une société rationnelle dans laquelle tous collaboreraient pour le plus grand profit de chacun, parce que les intérêts de type pulsionnel sont plus forts que les intérêts rationnels. Le terme pulsion, traduction canonique du terme allemand Trieb, désigne une poussée venue de l’intérieur de l’appareil psychique, amenant le sujet à accomplir certaines actions pour se débarrasser (décharger) de certains types d’excitations. La faim est l’exemple typique de pulsion conservatrice du moi, tandis que l’amour représente les pulsions tournées vers l’extérieur: donc pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles, dont l’énergie est appelée libido.

Le problème principal de la culture est comment, sinon éradiquer, du moins endiguer l’agressivité humaine qui est son ennemie principale et qui est d’autant plus puissante qu’elle est aussi source de plaisir ? Et c’est là qu’intervient l’histoire, car la répression est un phénomène historique, la soumission effective des instincts à des règles répressives est imposée par l’homme, et non par la nature. Les forces qui ont conduit à la création et au maintien de la culture (après le meurtre du père primitif, la horde primitive) sont la contrainte au travail créée par les nécessités extérieures (rien ne vaut le travail pour insérer l’individu dans le réel et l’aider à effectuer le déplacement de fortes composantes libidinales narcissiques, agressives et érotiques) et l’Amour, l’Eros, le facteur le plus important de la fondation de la famille. « La culture est le développement nécessaire qui mène de la famille à l’humanité ». Ce qui va se faire au prix de renoncements aux pulsions sexuelles. Pour parvenir à ses buts, la culture a besoin de grandes quantités d’énergie psychique qu’elle ne peut trouver que dans la sexualité et qu’elle doit donc détourner à son propre profit, donc elle est obligée d’aller chercher dans la libido l’énergie dont elle a besoin pour lutter contre cette libido.. La culture doit avoir de puissants motifs pour exiger de tels renoncements de ses membres. L’homme n’est pas un être doux, il a un fort penchant à l’agression qui fait qu’il ne se sert pas d’autrui parce qu’il a besoin d’un collaborateur ou d’un partenaire sexuel, mais parce qu’il satisfait cette pulsion agressive en exploitant, violant, spoliant, humiliant, martyrisant et tuant son prochain.

« De quels moyens se sert la culture pour refréner l’agression qui se dresse contre elle, pour la mettre hors d’état de nuire et peut-être même hors circuit ? » -s’interroge Freud, avant d’aller chercher la réponse dans l’histoire du développement de l’individu. « Que se passe-t-il en lui qui mette hors d’état de nuire son plaisir à l’agression ? Quelque chose de très remarquable que nous n’aurions pas deviné et qui est pourtant évident. L’agression est introjectée, intériorisée, mais renvoyée à vrai dire là d’où elle est venue, c’est-à-dire retournée contre notre propre moi. Elle y est prise en charge par une partie du moi, le surmoi, qui s’oppose au reste et exerce en tant que « conscience morale » la même sévère agressivité contre le moi que celle que le moi aurait volontiers satisfaite sur d’autres individus étrangers. (…) La culture maîtrise ainsi le plaisir dangereux à l’agression en affaiblissant et désarmant l’individu ; elle place à l’intérieur de lui une instance de surveillance, comme des forces d’occupation dans une ville conquise ». Le surmoi, qui inflige au moi dont il est issu des frustrations importantes, rend des services éminents à la culture dans ses efforts pour contrôler l’agressivité humaine. C’est donc le renoncement pulsionnel qui renforce et développe la conscience morale. Mais une fois que le surmoi s’est mis en place, le renoncement pulsionnel ne suffit plus « car le désir demeure et ne saurait se dissimuler devant le surmoi », puisque le surmoi voit tout. « Nous connaissons donc deux origines au sentiment de culpabilité, celle qui naît de la peur de l’autorité, et celle, plus tardive, qui naît de la peur du surmoi », dans les deux cas, il est question de l’éternel combat entre Eros et la pulsion destructrice ou de mort. Cela est valable sur le plan individuel et collectif, et c’est sur cette analogie qu’est construit l’ouvrage de Freud.

L’actualité de certaines idées présentes dans cet ouvrage de Freud est surprenante dans les conditions de la pandémie que nous traversons et du contrôle mis en place. Derrière son individualisme affiché, notre époque se caractérise par une présence obsédante du collectif dans la vie de chacun. Jamais le contrôle social n’a été aussi étroit et la manipulation idéologique des masses aussi efficace, la surveillance par les moyens technologiques aussi poussée. Freud dit que l’intériorisation accrue des interdits et le contrôle accru de la violence dirigée vers l’extérieur se traduisent par une explosion des névroses individuelles parce que cette violence est introjectée. On emploierait de nos jours le terme de désordres ou de troubles psychologiques. Que dire de cet homme qui, seul sur son balcon au cinquième étage, chez lui, porte un masque sur le visage ? Ou de cette femme qui promène son chien dans une rue complètement déserte, à 6 heures du matin, le masque sur le visage ? L'impact psychologique et sociétal du dernier Coronavirus qui a provoqué la pandémie actuelle dépasse de loin son impact physique, et nous n'avons pas encore pris la vraie mesure des comportements en train de se modifier, ni des nouveaux schémas de pensée qu'ils favorisent.

Références

Oliver SACKS, Chaque chose à sa place. Premières amours et derniers récits, 2020, Christian Bourgois Editeur pour la traduction française/ Everything in Its Place : First Loves and Last Tales, 2019, The Estate of Oliver Sacks

S. FREUD, Le Malaise dans la culture, Editions Flammarion, 2010

Cours CEFRO -Développer ses compétences émotionnelles dans le monde du travail 

Commentaires

Que de matière à reflexion!

Note dense et complexe parfois.

A bientôt.

Écrit par : Marie Claude | 07/09/2020

Merci, Marie-Claude, à très bientôt !

Écrit par : Carmen | 07/09/2020

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