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01/01/2025

De la lecture

évolution, langage oral et écrit, lecture

(Photo- Poinsettia à la fenêtre)

Bonne Année 2025! 

 

Dans une vidéo, le biologiste Richard Dawkins explique que nous ne sommes pas les descendants des chimpanzés, mais que nous et les chimpanzés, nous avons un ancêtre commun, un singe hominoïde qui vivait il y a six millions d’années. Cet ancêtre commun a produit deux branches, une a produit les humains et une autre les chimpanzés, celle-ci donnant ensuite une autre branche qui a produit les bonobos et les chimpanzés ordinaires. Nous sommes tous cousins et faisons partie de la même famille des hominidés. Si les chimpanzés sont nos parents les plus proches, les orangs-outangs sont nos parents les plus éloignés génétiquement. En 2011 a été séquencé le génome des orangs-outangs, et il fait apparaître une similarité de 97% avec le génome humain, soit moins que l’homme vis-à-vis des chimpanzés. Dans son premier livre, Le gène égoïste, publié en 1976, Richard Dawkins, un critique du créationnisme et du dessein intelligent et un athée déclaré, rectifie ce qu’il considère comme une incompréhension du darwinisme et soutient que la sélection naturelle se produit au niveau génétique plutôt qu’au niveau de l’espèce ou de l’individu.

Dans les années 1970, les sciences cognitives se sont intéressées à la théorie de l’esprit, terme emprunté à l’éthologie et désignant l’aptitude qui permet à un individu d’attribuer des états mentaux inobservables directement (désir, intention, conviction…) à soi-même ou à d’autres individus. Il s’agit d’une capacité inférentielle par nature, parce que les états affectifs ou cognitifs d’autres personnes ne sont pas connus directement, mais ils sont déduits sur la base de leurs expressions émotionnelles, de leurs attitudes ou de leur connaissance supposée de la réalité. L’ensemble des processus cognitifs (perception, mémorisation, raisonnement, émotion) impliqués dans les interactions sociales chez l’humain mais aussi chez les autres animaux sociaux, en particulier les primates, désigne la cognition sociale. La théorie de l’esprit est centrale dans la cognition sociale humaine et joue un rôle primordial dans les interactions sociales - communication, empathie, collaboration, enseignement, compétition, etc. Ce sont les éthologues David Premack et Guy Woodruff qui ont introduit l’expression théorie de l’esprit en 1978 dans une étude visant à déterminer si les chimpanzés étaient dotés d’une capacité d’attribuer des états mentaux à d’autres individus. Depuis, différentes branches de la psychologie s’y sont intéressées, la psychologie du développement, la neuropsychologie dans des populations spécifiques (personnes du spectre autistique ou schizophrène) et chez l’adulte typique, afin de décrire les mécanismes et les bases neurales de cette aptitude.

Quand on revoit ces quelques données, et quand on sait que dans la famille des grands singes les humains sont les seuls à avoir développé une civilisation, on réfléchit forcément au rôle du langage articulé dans les interactions au cours de notre longue évolution. L’homme est un être de parole, dit une formulation psychanalytique. Selon les linguistes (Hagège), l’humain semble prédisposé biologiquement à devenir un homme de parole qui deviendra éventuellement mais pas nécessairement un homme de l’écrit. Rappelons-nous, d’ailleurs,  que les premiers récits, les mythes, se sont transmis oralement.

Dans l’étude De l’oral à l’écrit (La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2005), on peut lire que la langue orale apparaît plus naturelle que la langue écrite, en tant que mode d’expression, et cela pour plusieurs raisons : la première est l’universalité de la parole (toutes les sociétés communiquent oralement alors que nombreuses sont celles qui n’ont pas de système de référence écrit) ; la deuxième renvoie à la primauté de la parole à la fois au niveau phylogénétique et au niveau ontogénétique. La langue orale est le mode fondateur de nos communications alors que le système d’écriture en est un moyen d’expression dérivé. La troisième raison concerne les aspects développementaux : le processus d’acquisition du langage oral est naturel et quasi irrépressible tandis que le langage écrit est le fruit d’un apprentissage scolaire spécifique. Enfin, la dernière souligne la prédisposition biologique spécifique pour la parole, ce qui ne semble pas être le cas pour l’écrit. L’écrit utilise certaines de ces ressources, mais il en engage d’autres, non destinées à des fins langagières.

Dans son essai intitulé De la lecture, l’écrivaine américaine Siri Hustvedt rappelle que le langage écrit est advenu tardivement dans l’histoire de notre évolution, longtemps après la parole, et que, comme toutes les activités apprises, la maîtrise de l’écriture modifie notre cerveau. Des études ont révélé que, chez les individus qui ont acquis la pratique de l’écriture, le traitement des phonèmes est différent de celui des individus analphabètes. Leur faculté de comprendre la parole comme une série de segments isolés est renforcée. La lecture est perception sous forme de traduction, dans le sens que les caractères d’un alphabet deviennent dans l’esprit des significations vivantes. On peut affirmer que la lecture est une expérience humaine particulière de collaboration avec les mots d’une autre personne, l’écrivain, et que les livres sont littéralement animés par ceux qui les lisent. Lire est une action incarnée.

"Le texte de Madame Bovary peut être fixé à jamais en français, mais le texte est mort et dépourvu de sens tant qu’il n’est pas absorbé par un être humain vivant et respirant. La lecture se passe dans le temps humain, dans le temps du corps, des battements du cœur, de la respiration, des mouvements de nos yeux et de nos doigts tournant les pages, mais nous ne prêtons à rien de tout cela une attention particulière. Quand je lis, je mets en branle ma capacité de discours intérieur. J’adopte les mots écrits de l’écrivain qui devient, pour un temps, mon propre narrateur interne, la voix dans ma tête. Cette nouvelle voix a ses rythmes et ses pauses à elle, que je devine et adopte en lisant. Le texte se trouve à la fois au-dehors et au-dedans de moi. Si ma lecture est critique, mes propres mots interviendront. J’interrogerai, je douterai, je m’étonnerai, mais je ne peux maintenir en même temps ces deux attitudes. Soit je lis le livre, soit je fais une pause pour y réfléchir. La lecture est intersubjective : l’écrivain est absent, mais ses mots deviennent des éléments de mon dialogue intérieur. "

Les lectures dont nous nous souvenons ont le même sort que nos souvenirs, lesquels, on le sait aujourd'hui, ne sont ni des photographies ni des films documentaires. Nous recadrons nos souvenirs en les évoquant, nous les modifions, nous les enrichissons. Nous ne les récupérons jamais sous leur forme originale. C’est pareil pour les livres que nous avons lus. Ils ne sont pas faits uniquement de mots, ils ont laissé en nous des images, des sentiments, ou d’autres mots. Qu’est-ce qui se passe lors de la relecture ? Deux expériences de lecture, même d’un même texte, ne sont jamais identiques, et cela parce que le texte est le même, mais nous pas.

"Il est vital d’être ouvert au livre qu’on lit, et être ouvert, ce n’est pas seulement être prêt à se laisser modifier par ce qu’on lit. (…) Nombreux sont ceux qui lisent pour renforcer leurs opinions personnelles. Ils ne lisent que dans leurs propres domaines. (…) Jusqu'à un certain point, cela tient à la nature même de la perception. D'expériences répétées naît une attente, qui configure la façon dont nous percevons le monde, livres compris."

L’auteur envoie à plusieurs travaux réalisés ces dernières années au sujet de l’aveuglement au changement. Nous abordons les livres d’un certain genre littéraire donné avec des idées préconçues de ce que sera l’œuvre, par exemple, les prix littéraires prédisposent le lecteur à penser du bien de ce qu’il est en train de lire.

"Il arrive aussi, toutefois, que je reconnaisse l’intelligence d’un écrivain ou la fluidité et l’élégance de son style, mais que je ne ressente pas grand-chose de plus. De tels livres semblent s’évaporer  presque immédiatement après les avoir lus, sans doute parce que la mémoire est consolidée par l’émotion. Les expériences d’émotion intense s’attardent dans l’esprit ; les tièdes, non. (…) La lecture n’est pas une activité purement cognitive consistant à déchiffrer des signes ; c’est l’entrée dans une danse de significations dont les résonances vont bien au-delà de ce qui n’est qu’intellectuel. (…) Plus je lis, et plus je change. Plus mes lectures sont variées, et plus j’acquiers la capacité de percevoir le monde de multiples points de vue. (…) La lecture est une écoute créatrice qui modifie le lecteur."

 

Référence

Siri HUSTVEDT, Vivre, penser, regarder, Actes Sud, 2013 (Living, Thinking, Looking, Sceptre Londres, Henry Holt and Company, LLC, New York, 2012)

 

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