01/03/2023
Les mots qui libèrent
(Photo- Magnolia à Nice, février-mars 2023)
Dans un ouvrage sensible et plein d’humour, l’écrivain britannique Matt Haig raconte comment il est venu au bout d’une dépression qui l’avait poussé au suicide, à seulement vingt-quatre ans. Il décrit le combat qu’il a mené pour comprendre ce qui lui arrivait, pour vaincre sa maladie et se mettre sur le chemin de la guérison.
Le fait que ce livre existe prouve que la dépression ment. Elle vous fait penser des choses fausses. Pour autant, la dépression elle-même n’est pas un mensonge. C’est la chose la plus réelle que j’aie jamais connue. Bien sûr, elle est invisible. Aux yeux des autres, vous vous promenez avec la tête en feu, mais personne ne voit les flammes. C’est pour cette raison - la dépression est surtout invisible et mystérieuse - que la stigmatisation est particulièrement cruelle, car elle affecte les pensées, or la dépression est une maladie de la pensée. (…) Mais nous nous en sortirons, et la meilleure manière pour cela est d’en parler. Voire peut-être d’écrire et de lire sur le sujet. (…) Parfois, les mots peuvent nous libérer.
Il existe cinq genres littéraires : narratif, poétique, épistolaire, théâtral, argumentatif. Un manuel du XIX siècle, 1876, conçu par un professeur d’anglais à l’Ecole Normale de Millersville, en Pennsylvanie, explique l’art de l’étiquette épistolaire. Une lettre devrait être vue non simplement comme une communication de l’intelligence, mais aussi comme un travail artistique. Parmi les centaines de lettres que Kafka a écrites durant sa brève vie, il y a de belles lettres d’amour et une merveilleuse lettre adressée à un ami d’enfance au sujet de l’effet des livres sur l’âme humaine. La question de l’importance des livres et de l’influence de la lecture sur notre âme a préoccupé les grands esprits, mais aussi les enfants. La meilleure réponse peut-être à ce que les livres représentent pour un esprit peint comme sombre et dépressif, bien que d’une extraordinaire sensibilité à la beauté de la vie, appartient à Kafka. Il écrit en 1903, alors qu’il est âgé de 20 ans, à son ami d’enfance Oskar Pollak : Certains livres ressemblent à une clé qui ouvre des chambres inconnues dans notre propre château. Je pense que nous devrions lire uniquement ce genre de livres qui nous blesse et nous poignarde. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup sur la tête, à quoi bon le lire ? Parce qu’il nous rend heureux, dites-vous ? Bon Dieu, mais justement nous serions heureux si nous n’avions pas de livres, et le genre de livres qui nous rend heureux est celui que nous écririons nous-mêmes, s’il fallait. Nous avons besoin de livres qui nous affectent comme un désastre, qui nous fassent éprouver du chagrin, comme la mort de quelqu'un que nous avons aimé plus que nous-mêmes, comme si nous étions exilés en forêt, loin de tout, comme un suicide. Un livre doit être la hache pour briser la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.
Nous trouvons toute la profondeur de son introspection dans la lettre de 47 pages écrite à son père, Hermann, en novembre 1919. La Lettre au père est au centre de l’œuvre de Kafka, et c’est aussi son écrit le plus autobiographique. Alors qu'il est âgé de 36 ans, il dresse un réquisitoire (jamais remis à son destinataire) pour abus émotionnel, pour les deux poids de mesure, pour la désapprobation constante qui ont marqué son enfance. Dans cette tentative obstinée pour comprendre leur relation faite d’admiration et de répulsion, de peur et d’amour, de respect et de mépris, les accusations qu'il formule sont déchirantes, si on les regarde à la lumière des découvertes psychologiques des dernières décennies. Notre contact émotionnel avec nos parents forme profondément notre caractère, et la configuration de nos habitudes émotionnelles et de nos modèles relationnels influencera toutes nos relations dans la vie, y compris en élargissant ou en rétrécissant notre aptitude à la résonance positive. Tout dépend de combien de nourrissantes ou de toxiques ont été ces relations formatrices de début. Pour ceux d’entre nous qui ont vécu des expériences similaires, infligées par un père ou par une mère, la lettre de Kafka a un extraordinaire écho.
Voici quelques extraits de cette lettre désespérée, où se mêlent réel et fiction. Lettre au père. Document PDF.
Références
Matt HAIG, Reasons to Stay Alive, Ed. Canongate, Edinburgh-London, 2015/ Rester en vie. Mille raisons de se relever et d’exister pleinement, Editeur Philippe Rey, Le Livre de Poche, 2016
Kafka’s Remarquable Letter to His Abusive and Narcissistic Father (https://www.themarginalian.org)
Franz KAFKA, Lettre au père, Editions Gallimard, 1957
08:00 Publié dans Blog, Compétences émotionnelles/Emotional Intelligence, Littérature, Livre, Philosophie/Psychologie | Tags : dépression, littérature, haig, kafka | Lien permanent | Commentaires (0)
01/02/2023
Lire Spinoza, une forme de thérapie
(Photo- L'hiver, ailleurs)
Le mal est une absence de bien (privatio boni). C’est ce que dit Thomas d'Aquin, philosophe et théologien, l’un des pionniers de la Scolastique au 13 e siècle, Docteur de l’Eglise, le plus saint des savants et le plus savant des saints. Thomas d'Aquin occupe un chapitre dans mon travail de Thèse sur la pensée et la littérature du Moyen Âge, et, des années plus tard, quand mon intérêt allait s'élargir au domaine des émotions et des neurosciences, sa formule concise privatio boni, comme définition du mal, m'est apparue sous un autre éclairage. Par exemple, à propos de l’absence de joie, même dans les moindres aspects de la vie (ce que l’on appelle anhédonie ou perte de la capacité à éprouver du plaisir - symptôme central de la dépression majeure et de certains troubles neuropsychiatriques).
Mais plus concrètement, comment faire quand on se trouve confronté au mal absolu, c'est-à-dire à la mort, violente et soudaine, d’un être cher ? En général, il existe deux solutions censées apporter un peu de consolation : la religion (la foi) et la philosophie (la raison). C’est pourquoi, depuis novembre dernier, je me suis plongée dans la lecture de mon philosophe-thérapeute, Spinoza, qui m'avait déjà aidée en 2003, dans un moment difficile.
Ceux qui connaissent Spinoza savent qu’il était loin d’être athée (bien qu’il fût excommunié), et qu’il a créé peut-être le plus cohérent des systèmes philosophiques, où la Raison et la Joie occupent une place fondamentale: Deus sive Natura. Il explique, dans son Traité de la réforme de l’entendement, le but de sa recherche : "Je résolus de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine". Ce Bien suprême est Dieu, mais c'est le Dieu de Spinoza.
Cette fois-ci, j'ai choisi le Traité théologico-politique. J’ai résumé quelques idées dans ce document PDF.
Références
Spinoza, Œuvres II. Traité Théologico-politique, GF-Flammarion, 1965
08:00 Publié dans Blog, Compétences émotionnelles/Emotional Intelligence, Conseil/Consultancy, Livre, Philosophie/Psychologie, Science | Tags : spinoza, religion, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0)